« Je m’aperçois que toute ma vie semble n’avoir eu pour but que de faire mon propre malheur »(1). Derrière le noir et blanc des photographies de lui qui existent, on aperçoit un visage « juvénile et absorbé », un sourire qui tranche avec « la puissance visionnaire de ses derniers écrits. » Souvenons-nous : un écrivain suédois, du nom de Stig Dagerman, faisait paraître à l’âge de trente ans – un an avant son suicide – un fiévreux opus au titre immortalisé : Notre besoin de consolation est impossible à rassasier ; un court essai paru en 1952 dans un magazine féminin suédois, traduit et édité en français en 1981, dans la collection pâle, oblongue des éditions Actes Sud.
Né en 1923 dans une province rurale et froide du nord de la Suède – ses parents ne s’entendent pas – il est abandonné par sa mère peu de jours après sa naissance. Élevé par ses grands-parents jusqu’à l’âge de onze ans, récupéré par son père qui l’emmène vivre à Stockholm, Stig Dagerman fut journaliste, anarcho-syndicaliste, romancier, dramaturge, poète, cinéaste. À l’âge de 18 ans il s’inscrit au Club des jeunesses anarcho-syndicalistes de la ville. Stig Jansson, de son vrai nom, s’exerce à l’écriture, décide de changer de nom : il choisit Dagerman, parce qu’en suédois, dager signifie la lumière du jour naissant, l’espoir. À l’âge de 22 ans, rapidement devenu une personnalité phare de la vie intellectuelle suédoise, il a déjà conquis le monde. Pourtant, l’impossibilité du bonheur le hante comme l’habite une dépression toujours plus oppressante.
« Qui est Stig Dagerman ? Où le chercher ? Comment mieux le connaitre ? », demande, dans la préface aux Lettres choisies(2) qui lui sont attribuées, Claude Le Manchec, auteur de plusieurs études sur l’écriture littéraire et la lecture. « Je n’ai reçu en héritage ni dieu ni point fixe sur la terre d’où je puisse attirer l’attention d’un dieu. Je n’ose donc jeter la pierre (…). Cette pierre m’atteindrait moi-même car je suis bien certain d’une chose : notre besoin de consolation est impossible à rassasier »(3). Dans ses romans ou peut-être plus encore, dans sa correspondance – amis intimes, éditeurs, journalistes, confidents – Dagerman raconte le monde, appelle le dialogue, livre ses tensions intérieures, les difficultés de sa vie professionnelle ou conjugale, se défend quand on l’attaque avec l’humour et la maturité de l’homme d’engagement.
En 1946, en tant que journaliste pour un reportage sur les lieux mêmes de la destruction, il erre dans les ruines des villes allemandes anéanties par les bombardements – il sera, d’ailleurs, l’un des premiers à écrire sur la tragédie de la Shoah. Là, il observe, il questionne les victimes, les souffrants, s’interroge sur la défaite de l’Allemagne, en fait un livre, Automne allemand(4).
Au journaliste polémiste suédois, Sven Jan Hanson qui vient de publier une critique négative du livre, il répond(5):
« [Février-mars 1947 ?] PRIVÉ,
Cher Phocas, Une âme aimable au plus haut degré m’a fait parvenir au plus haut degré post festum une coupure du 20 février, jour auquel vous évoquez mon article sur Kurt Schumacher. Vous avez naturellement raison sur le fond : pour rendre compte d’une rencontre avec Schumacher à Munich, il ne faut pas avoir 23 ans. Vous considérez que l’on doit au moins avoir 30 ans et en y réfléchissant de plus près, on doit naturellement vous donner raison pour cette remarque. »
Sur la même lancée, froide et déterminée, Dagerman, évoquant les conversations qu’il eut avec d’anciens détenus de camps de concentration, rappelle qu’aussi jeune soit-il, il sait de quoi il parle : ses beaux-parents, allemands, furent « détenus à Ravensbrück aussi longtemps que le Docteur Schumacher à Dachau ».
Désenchanté, engagé, « brûlé » par les doutes qui l’assaillent, par la prise de conscience des idéaux perdus, de l’époque sombre, de l’abandon – écorché à vie par la désertion de sa mère – il mène une intense activité de journaliste exprimant dans des centaines d’articles dans des revues engagées, des réflexions sur la folie moderne, sur le mal nazi, tout en publiant des romans.
Dans L’Enfant brûlé, troisième roman écrit après le succès des deux précédents en 1948, l’écrivain raconte la mort brutale d’une mère laissant livrés à eux-mêmes un fils de vingt ans et son père. L’histoire commence le jour de l’enterrement.
Alma est partie à trois heures. Chez le boucher, elle a dû s’asseoir, malade. Elle s’effondre. Elle est morte. Le jour de l’enterrement, elle ne semble regrettée ni par son mari ni par ses proches. Son fils, Bengt, est le seul qui la pleure, consumé par son absence, consumé par son chagrin.
De la disparition dévorante de la mère, L’Enfant brûlé, ne pourra se remettre. Tel son héros au désespoir inconsolé, Stig Dagerman est cet enfant doublement brûlé ; abandonné par sa mère et impuissant témoin d’une époque violente liée aux retentissements de la Seconde Guerre mondiale. En 1941, la Suède a pris la décision d’opter pour la neutralité pendant la Seconde Guerre mondiale : il voit la Norvège occupée et la Finlande en guerre contre l’URSS. Militant, engagé, il rêve de justice sociale, il a honte de son pays : la honte parcourra toute son œuvre.
Lui qui a tout, n’a pas l’essentiel : le goût de vivre. La seule manière de rendre tangible ses drames intérieurs, c’est l’écriture, la correspondance qu’il entretient. À son ami de jeunesse, le peintre Bertil Wahlberg, celui à qui il a fait lire le manuscrit de son premier roman (Le Serpent), et qui l’illustrera, il écrit le 19 octobre 1945 : « (…) Ce me sera un plaisir de t’envoyer mon écrit dès qu’il sortira ; à en croire certains signes il devrait paraitre demain, le 20. La date à laquelle cela peut arriver m’intéresse passablement peu, fatigué de tout cela que je suis depuis six mois (…). Bon, dans tous les cas, je pense à toi et te souhaite de douces étoiles sur ta route. J’aimerais bougrement être à ta place. Ici, dans cette foutue ville, on est lentement mais immanquablement contaminé par la littérature. C’est une maladie répugnante qui grouille dans le sang ».
En cinq ans, de 1945 à 1949, il ne va cesser d’écrire : Le Serpent, en 1945, L’Île des condamnés en 1946, Les Jeux de la nuit en 1947, Drames de condamnés en 1948, L’Enfant brûlé la même année, Ennuis de noces en 1949. Ivresse et frénésie de l’écriture et pourtant, angoisse face à une conception du monde qui s’écroule : il est désemparé devant la vie. Il a peur de se décevoir lui-même et de décevoir les autres, et l’abîme s’élargit, toujours plus profond. Un remariage, des dépressions à répétition, des tentatives de suicide le tirent vers le fond. « La dépression possède sept tiroirs et au fond du septième se trouvent un couteau, un rasoir, un poison, une eau profonde et une chute vertigineuse »… Telle est la litanie qui obsède l’écrivain rendu esclave de ses instruments de mort. Son œuvre est heurtée, violente, torturée et belle.
Sa précarité matérielle dans les années 1950 aggrave sa santé psychique : le 4 novembre 1954, il s’enferme au volant de sa voiture dans le garage de sa maison de Stockholm et allume le moteur. Les gaz d’échappement se chargent de lui emplir les poumons.
Stig Dagerman avait fini par donner raison à ce qu’il appelait lui-même La Dictature du chagrin(6). Il meurt à l’âge de 31 ans, laissant derrière lui une douzaine d’ouvrages traduits en français.
- Stig Dagerman, Notre besoin d’amour est impossible à rassasier, traduit du suédois par Philippe Bouquet, Actes Sud, 1981
- Stig Dagerman, Lettres choisies, Correspondance traduite du suédois par Olivier Gouchet, Préface de Claude Le Manchec, Actes Sud 2024.
- Stig Dagerman, Notre besoin d’amour est impossible à rassasier, op. cité
- Stig Dagerman, Automne allemand coll. Babel, Actes Sud 2004
- Stig Dagerman, Lettres choisies, op. cité, p.,78.
- Stig Dagerman, La Dictature du chagrin et autres écrits amers (recueil de seize textes), Agone 2009