Si l’on évoque à soi-même la musique de Maurice Ravel (1875-1937), il est fort possible qu’on pense à l’éternel Boléro (1928), que viennent à notre mémoire L’Enfant et les Sortilèges, d’autres opéras ou alors, des Valses nobles et sentimentales, des mélodies, sa musique de chambre, qu’on pense au piano, aux « Oiseaux tristes » des Miroirs, qu’on pense pourquoi pas au personnage, de petite taille et trop frêle pour être accepté comme pilote pendant la Première Guerre ; il est fort possible qu’on pense d’emblée au Ravel d’Echenoz et aux premières lignes qui ouvraient le roman (éd. Minuit, 2006). « On s’en veut quelquefois de sortir de son bain. D’abord, il est dommage d’abandonner l’eau tiède et savonneuse où des cheveux perdus enlacent des bulles parmi les cellules de peau frictionnée, pour l’air brutal d’une maison mal chauffée. Ensuite, pour peu qu’on soit de petite taille et que soit élevé le bord de cette baignoire montée sur pieds de griffon, c’est toujours une affaire de l’enjamber pour aller chercher, d’un orteil hésitant, le carreau dérapant de la salle de bains. ». Le roman traçait, non sans humour et avec une méticulosité d’orfèvre, une connaissance évidente du sujet, les dix dernières années du compositeur français, musicien de génie au sommet de sa gloire ; Ravel et non Maurice Ravel, de santé fragile, et si maniaque lui-même du détail, qu’il aurait voulu pouvoir s’endormir tout en surveillant son sommeil.
« Il a toujours été fragile de toute façon. De péritonite en tuberculose, et de grippe espagnole en bronchite chronique, son corps fatigué n’a jamais été vaillant, même s’il se tient droit comme un i sanglé dans ses costumes parfaitement ajustés. (p.115) » À la fin de sa vie, à près de soixante-deux ans, Ravel perd la tête, il ne reconnaît plus grand monde, ses mouvements manquent leur but, il ne peut plus écrire, il se regarde faire, étranger à lui-même : une tumeur au cerveau, vraisemblablement. Un chirurgien célèbre opère, il se réveille de l’opération délicate, on le croit sauf, mais il n’a pas véritablement repris connaissance. Lorsqu’il meurt dix jours plus tard, il aura toujours vécu seul, entre sa maison de Montfort-l’Amaury, en banlieue parisienne, et ses voyages, n’aura laissé aucun testament, aucune image de lui, aucun enregistrement de sa voix.
Des traces néanmoins subsistent, parce que le compositeur écrivait. Il a laissé des écrits, des lettres, des entretiens, et le tout est aujourd’hui rassemblé, pour la première fois, grâce au persévérant travail de Manuel Cornejo, professeur, chercheur spécialiste de Maurice Ravel, qui fait paraitre aux Éditions Le Passeur : Maurice Ravel. L’intégrale – Correspondance (1895-1937) écrits et entretiens ; soit 2 687 documents dont 2539 lettres – une édition qu’ il a établie, présentée et annotée. Ce sont des lettres à sa famille, son frère, sa chère maman, sa marraine pendant la guerre, des lettres à ses pairs du milieu musical – comme son ami, le pianiste hispano-catalan, Ricardo Vines – à des compositeurs, à des chefs d’orchestre, à son maître, Gabriel Fauré, dont il se dit « l’affectueux et dévoué élève », et qui le prouve : Maurice Ravel à Gabriel Fauré, 5/3/13 : « Cher Maître, Après un beau voyage en Suisse et en Italie, l’annonce du mariage de votre fils me parvient seulement aujourd’hui, couverte de diverses inscriptions postales. Je m’empresse de vous envoyer mes plus affectueuses félicitations, et pour les jeunes époux, mes vœux de bonheur dont, heureusement ils ont pu se passer jusqu’ici (...) . » Missives non sans humour et non sans délicatesse, comme aussi, celle, laconique, à « une destinataire inconnue » aux pieds desquels il dépose ses hommages les plus respectueux (11/07/95) ; ou celle, encourageante, à une toute jeune pianiste du nom de Jeanne Leleu, d’une douzaine d’années (qui sera plus tard, Premier Grand Prix de Rome de composition musicale) : « Maurice Ravel à Jeanne Leleu, 21/04/10, Mademoiselle, Quand vous serez une grande virtuose et que je serai un vieux bonhomme, au comble des honneurs ou tout à fait oublié, vous aurez peut-être un souvenir très doux d’avoir procuré à un artiste la joie bien rare d’avoir entendu interprété une œuvre assez spéciale avec le sentiment exact qui y convenait. Merci mille fois pour votre exécution enfantine et spirituelle de « Ma mère l’Oye », et croyez Mademoiselle, aux sentiments reconnaissants de votre dévoué Maurice Ravel. »
Aux lettres s’ajoutent des articles critiques remarqués dans la Revue musicale ou le Comœdia illustré, et les unes et les autres sont autant de témoignages éclairants sur certains épisodes plus ou moins connus de la vie de Ravel (son échec au prix de Rome, ses nombreux voyages en Europe, sa tournée en Amérique, ses jours pendant la guerre...). Le ton est pudique, plutôt sobre, tantôt factuel tantôt amical, professionnel ou personnel, avec ses tournures, ses mots parfois d’argot, ses anecdotes aussi, son affection attentive envers son frère, ses amies (on ne lui connaîtra jamais d’amours). On lira des lettres aussi à ses amis de la société des Apaches, ce groupe – à commencer par Ravel lui-même – constitué de musiciens, de poètes, d’artistes plasticiens, écrivains, mélomanes, qui se réunissaient régulièrement chez l’un ou chez l’autre, à Paris, pour partager leurs émotions artistiques (l’appellation était venue d’un marchand de journaux bousculé par eux un soir qui se serait écrié : – Attention, les Apaches !). On découvre aussi dans cette édition intégrale de la correspondance certaines lettres de Colette, de Léon Blum envoyées à Ravel, ou d’autres, parlant de lui à un autre destinataire, tels Romain Rolland, Erik Satie...
Il était né à Ciboure, dans le Pays Basque, mais ses parents avaient emménagé à Paris, aussitôt sa naissance. Son père était suisse, sa mère, d’origine espagnole, et on expliquera, par cette ascendance, son attrait pour les sonorités hispaniques, la culture espagnole ou les compositeurs inspirés des musiques de leur terre natale comme Manuel de Falla ou Isaac Albeniz... Entré au Conservatoire de Paris en 1889 pour y étudier le piano et l’harmonie mais aucun prix ne le distinguant, il avait abandonné les bancs de la classe, pour y retourner, neuf ans plus tard, suivre le cours de composition de Gabriel Fauré. Là encore, la réussite académique ne l’attire pas, et lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale, le compositeur veut absolument rejoindre le front. Il est refusé par l’Aviation, à cause de sa petite taille, et peut finalement incorporer l’armée en tant que conducteur de camion, en mars 1916. Dans ses lettres à ses parents, Chauffeur Ravel (c’est ainsi qu’il se surnomme) raconte ses aventures avec son camion Adélaïde, la responsabilité de la garde de l’essence, ses journées, se veut rassurant. À une « destinataire inconnue », un 6 juillet 1916, il fait part de ses états-d ’âme : Je suis affreusement déprimé. C’est surtout le moral qui est atteint et aucune drogue ne peut le guérir. Je ne dors presque plus, ma santé s’en ressent ! Je vais finir par m’en aller de langueur, telle une jeune fille romantique. Sa santé est défaillante, il est rapatrié, réformé. Retour définitif en 1917.
En 1920, Maurice Ravel apprend qu’il doit recevoir la Légion d’honneur, suprême décoration française qu’il refuse : « Consentir à être décoré, c’est reconnaître à l’État ou au prince le droit de vous juger », déclarera-t-il. Aux décorations, il préférait son jardin, la terre, la nature, les bêtes, les arbres nains de son jardin japonais, « colosses insoupçonnés »...