LETTRES
865 - Maurice Ravel à Jean Marnold
[Conducteur Ravel
38e section de parc automobile
par B.C.M. Paris]
[Lundi] 24/7/16
Que cette nouvelle adresse ne vous trompe pas, mon cher ami : je n’ai pas bougé. Les sections passent ; moi, je reste. Il y aura bientôt 2 mois et demi que je suis arrivé ici, avec l’espoir d’en repartir au bout d’une semaine. Les pièces de rechange sont enfin arrivées avant-hier... alors on s’est avisé que mon radiateur était un peu moche, et on en a commandé un autre. En voilà encore pour quelques temps.
… et je m’en f… On peut m’embusquer ou me renvoyer au front, et même me garder ici : je m’en f… Cette vie stupide et inutile m’a aveuli au point que rien ne m’intéresse plus… sinon la musique et ma permission, qui n’arrive.Ah non ! ce n’est pas une époque comme celle-ci qui peut vous rendre philanthrope ! Et pourtant je songe souvent à la Vision de Babouc de Voltaire. Vous savez : cette petite statuette charmante composée de pierres précieuses et de matières grossières. Il y en a tout de même, des pierres précieuses. Là-bas, même ici, j’ai rencontré des âmes élevées, sensibles. Mais que de matières grossières, immondes ou simplement bêtes ! Et la lecture des journaux ! on arriverait à se persuader que nous sommes devenus un peuple d’imbéciles et goujats. Il y a 3 jours Le Matin publiait une photo : quelques êtres lamentables se traînant vers nos tranchées : « Comment ils se rendent ». Comparez cela au communiqué anglais, le même jour : « nous avons fait X ?... prisonniers, tout ce qui restait des vaillants défenseurs du village ».
Plus de nouvelles de Delage ; les dernières ne laissaient guère d’espoir au sujet de la combinaison : tout le service va être démantibulé. La plupart de ces jeunes gens vont être envoyés autre part – pas bien loin, sans doute -, et remplacés par la canaille du front. Delage craint d’être promu officier, et emploie tout ce qui reste de volonté à résister.Cette lettre de maman m’a attristé ; cette pauvre lettre, incohérente, à peu près illisible, comme je les recevais avant qu’elle vît Netter. Le traitement semblait lui réussir. Le suit-elle toujours ? Je crains surtout qu’elle manque de sommeil, ainsi qu’elle me l’a avoué un jour.
L’officier boche ? C’était simplement un Alsacien, qui avait déserté la veille de la mobilisation, et qui était lieutenant dans l’armée allemande. Il n’a cessé d’être sur le front, sur sa demande, comme conducteur. Croix de guerre ; très brave type, mais un accent tellement effroyable que je ne comprenais pas un mot.Bons souvenirs à Mme et Mlle Marnold et la cordiale amitié de votre
Maurice Ravel
1152 – Maurice Ravel à Pierre et Pierrette Haour
Lapras [Jeudi] 25/12/19
Chers Pierrots
Vous ne savez pas quel plaisir m’a fait votre lettre, hier. J’avais un mal de tête fou, ce qui ne m’arrive jamais. Ah ! j’ai passé un bath réveillon – sans m’en douter, d’ailleurs, car ce n’est qu’aujourd’hui que je me suis rappelé que c’était Noël. Ce n’est pas que je m’embête ; non, je travaille. Mais… je songe tout le temps au temps où je travaillais, à Paris ou ailleurs et qu’elle était là, à côté de moi, ne faisant pas le moindre bruit, attendant, et trouvant sûrement, le moment où elle pourrait rompre le silence. Et puis, ces 31 décembre, dans cet appartement de l’avenue Carnot, où nous avons été si heureux… Voilà bientôt 3 ans qu’elle est partie ; mon désespoir s’augmente de jour en jour, à ne pas savoir comment ça finira, ou plutôt, à m’en douter.
… Je me mets en frais de gaîté, s’pas ? pour vous souhaiter la bonne année. Pardonnez-moi ; je vous la souhaite affectueusement, et fais des vœux pour que vous continuiez à vous aimer bien, parce qu’il n’y a que ça qui compte.
(…)Écrivez-moi souvent, vieux Pierrots, je vous embrasse tous les trois
Maurice Ravel
1609 – Maurice Ravel à Roland-Manuel
Le Belvédère
Montfort-l’Amaury
[Mardi] 26/6/23
Cher ami,
J’ai entendu Noces jeudi dernier, dopé par Desjardins qui m’avait fourré de la cocaïne dans le pied. Vous aviez raison : c’est une œuvre splendide. Je crois même que c’est jusqu’ici le chef-d’œuvre de Stravinsky, et la présentation en est aussi l’un des chefs-d’œuvre de la saison russe. Je vous dois des remerciements : peut-être que sans votre insistance, j’aurais manqué cette grande joie. J’y ai gagné d’ailleurs une aggravation de l’état de ma patte de derrière et dois me la reposer au moins jusqu’à la fin de la semaine. (…)
1693 – Maurice Ravel à Mimie Godebska
Le Belvédère
Montfort-l’Amaury
[Jeudi] 28/2/24
Chère Mimie,
Sitôt reçu ton poulet, j’avais écrit à ton père pour avoir ton adresse, que tu ne me donnais pas (tu comprends, il n’y avait pas de « palaces » à Megève, de mon temps). Bien entendu, je voulais te répondre tout de suite. Seulement, je m’étais remis à ma Sonate [pour violon et piano], que le cafard m’avait fait lâcher. Comme ça ne venait pas davantage, j’ai pris le moyen connu : j’ai écrit à Londres qu’il ne fallait pas y compter pour le 26 avril. Maintenant, c’est Mayer qui ne pourra plus dormir.
Tu aurais pu aussi bien venir faire ta cure au Belvédère : je suis bloqué par les neiges ; je ne sais trop comment je vais pouvoir regagner ma chambre, tout à l’heure. Le calo semble défaillir. Ce ne serait pas le moment ! Je pense aller après-demain à Paris, en traineau, sans doute.
Je sais que tu te retapes. C’est forcé, dans cet air-là. Fais-tu de la luge ? C’est vraiment ravissant, surtout quand on oublie de tourner et qu’on rentre dans la neige. Le ski, c’est idiot : on me défendait d’en faire.Embrasse Esther et Lydie pour moi. Va dire quelque chose aux patrons du « Mont-Blanc », si c’est toujours les mêmes. Et à la vieille amie, toute l’affection du jeune maître
Maurice Ravel
2042 – Darius Milhaud à Maurice Ravel
10, boudd de Clichy [Paris]
[Samedi 2 avril 1927]
Mon cher ami,
Laissez-moi vous dire combien j’ai été touché par ce que vous avez dit de mon petit Orphée dans votre interview des Nouvelles Littéraires.
Votre voix avait seule l’autorité nécessaire pour remettre à sa place l’opinion de M. Lalo. Il est extrêmement précieux pour nous tous que vous ayez bien voulu prendre parti dans cette querelle.Croyez-moi, je vous prie, mon cher ami, votre bien cordialement dévoué.
Milhaud
ENTRETIENS, RÉPONSES À DES ENQUÊTES, HOMMAGES
2634 – Maurice Ravel, l’homme et le musicien
Personnalité unique du compositeur français
Qui vient en Amérique la saison prochaine
Ses opinions sur la musique contemporaine
Olin Downes [(1886-1955) critique musical au New York Times]
« Le deuxième mouvement de la Sonate pour violon et piano est un blues. Et je ne prends pas du tout ce blues à la légère », dit-il avec un air volontairement naïf. Puis, reprenant son sérieux : « Pourquoi les compositeurs américains importants ne sont-ils pas plus nombreux à s’être tournés vers cette tradition du blues et vers les autres musiques d’origine populaire qui vous viennent de tant de sources différentes ?... Je ne suis pas d’accord avec ceux qui prétendent que telle ou telle musique, originaire, peut-être, d’un autre continent, ne serait pas américaine ou anglaise ou française selon le cas. Si on examine l’histoire, on voit que les musiques nationales sont souvent un amalgame de plusieurs sources. C’est même vrai de votre jazz, qui ne pourrait venir d’aucun autre pays que les États-Unis, malgré des influences africaines et espagnoles qui ont contribué à sa naissance. Vous avez ici tant de courants musicaux. Vous avez des influences écossaises, irlandaises, espagnoles, juives – une quantité immense d’influences sont à l’œuvre dans l’art de votre pays. Le compositeur sérieux utilise bien entendu la mélodie populaire à sa propre manière, il la considère comme le point de départ de sa création. Je ne vois pas pourquoi vous n’êtes pas plus nombreux à le faire.
- Comme vous l’avez vous-même fait avec la musique populaire espagnole dans la Rapsodie espagnole !
- C’est une méthode parmi d’autres. »