FloriLettres

Entretien avec Manuel Cornejo. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition janvier 2019

Entretiens

Manuel Cornejo est docteur en littérature espagnole, ancien membre de la Casa Velasquez et chercheur spécialiste du compositeur français Maurice Ravel. Depuis 2012, il est le fondateur-président des Amis de Maurice Ravel.


Maurice Ravel, correspondance

Vous avez réuni l’intégralité de la correspondance et des écrits (1895-1937) de Maurice Ravel en un épais volume paru cet automne aux éditions Le Passeur. Comment s’est engagé ce travail éditorial ?

Manuel Cornejo « L’intégrale », titre retenu par l’éditeur pour ce volume de 1770 pages, signifie tout ce qu’il était possible de réunir humainement parlant, tout ce qui a pu être retrouvé en puisant dans les archives publiques, les collections privées, les catalogues de vente... L’idée était de ne rien laisser de côté, pas même un télégramme. Une sélection des lettres et cartes reçues par Maurice Ravel ainsi que des extraits de lettres entre tiers le concernant figurent également dans cette édition qui est donc la plus complète possible.
C’est une lettre inédite du musicien qui a déclenché ce travail éditorial. Il y a plus de vingt ans, en 1994, mon épouse et moi-même travaillions à notre doctorat respectif. Mon épouse est musicologue et ses recherches portaient sur un compositeur grec ayant connu Maurice Ravel avant la Première Guerre mondiale, Émile Riadis. Nous nous aidions dans nos travaux. Je suis chercheur sur le théâtre du XVIIe siècle, spécialisé pour trouver des documents inédits. Et j’ai découvert, au département des Arts et Spectacles de la Bibliothèque nationale, une première lettre inédite de Maurice Ravel à René Lenormand, un compositeur et ami de Gabriel Fauré aujourd’hui complètement oublié. Son fils était dramaturge, c’est pourquoi cette lettre se trouvait dans le département des Arts et Spectacles qui, soit dit en passant, est sous-exploité par les musicologues. J’ai trouvé dans le même fonds une lettre de Debussy que j’ai publiée aux Cahiers Debussy. Puis, je me suis aperçu, non sans stupéfaction, qu’il y avait à la seule Bibliothèque nationale des centaines de lettres de Maurice Ravel restées inédites depuis cinquante ans ou plus... Il m’a semblé qu’il s’agissait d’une vraie lacune scientifique et artistique et j’ai commencé à réunir le maximum de documents, à prendre contact avec des descendants, à voir les originaux et à les transcrire...

Que disait cette lettre à René Lenormand ?

M.C. Cette première lettre trouvée est écrite en 1912 de Saint-Jean-de-Luz (dans L’Intégrale, elle figure sous le numéro 479 page 303). À cette époque, René Lenormand faisait une étude sur l’harmonie moderne, d’abord parue dans la revue Le Monde musical sous forme de feuilletons avant de faire l’objet d’un livre passionnant publié aux éditions Eschig. Il a écrit aux compositeurs pour leur demander ce qu’ils pensaient de leurs œuvres. Nombreux sont ceux qui ont répondu. Dans sa lettre à René Lenormand, Ravel écrit qu’il n’y a rien à dire sur l’analyse de sa propre œuvre mais qu’il y a dans les épreuves de ce livre une lacune très importante : Erik Satie. « Vous avez omis de citer l’auteur qui dans cette évolution tient peut-être la plus grande place, Erik Satie. Presque tous les compositeurs que vous citez, y compris votre serviteur, connaissaient de longue date ce précurseur génial et incompris », écrit-il. Et il cite des exemples « singulièrement intéressants » que Lenormand reprendra très exactement dans son édition.

Vous évoquez dans l’avant-propos les différentes anthologies de lettres de Ravel qui ont vu le jour avant ce présent volume ou encore des parutions éparses...

M.C. Au-delà des lettres éditées dans des revues ou des biographies, il faut attendre 1956 pour que paraisse la première anthologie de correspondances de Maurice Ravel qui rassemble 186 lettres. Cette anthologie est réalisée par des amis du compositeur, le critique musical et poète René Chalupt et la cantatrice Marcelle Gerar. Elle est publiée chez Robert Laffont sous le titre Ravel au miroir de ses lettres. L’annotation est intéressante mais l’édition scientifique est mauvaise du fait des nombreuses coupes ou même de la réécriture des lettres. Et beaucoup de noms sont rendus anonymes. C’est une édition pionnière et pour l’époque, c’est très bien mais on ne peut pas s’appuyer à 100 % sur le texte. En 1986, Jean Roy a publié aux (défuntes) éditions Calligrammes un important volume des correspondances de Ravel à Roland-Manuel qui était son élève, ami et compositeur, biographe et même photographe, rencontré en 1911 par le biais d’Erik Satie. Ravel écrit à Roland-Manuel et à la mère de ce dernier, Mme Fernand Dreyfus, sa marraine de guerre de mars 1916 à juin 1917. Cette publication est méritoire mais comporte beaucoup trop d’erreurs de transcription.
La conviction d’aller à la source de tous les documents était donc acquise dès le départ.
Trente-trois ans après l’anthologie des éditions Robert Laffont, en 1989, une nouvelle édition de correspondances de Maurice Ravel par Arbie Orenstein est publiée chez Flammarion. Elle se caractérise par un souci éditorial et une rigueur dans l’annotation mais elle ne regroupe que 347 documents... Il est évident qu’il y a un décalage entre la notoriété du compositeur et la méconnaissance de ses textes et documents. Les écrits de Ravel publiés de son vivant, par voie de presse, entretiens, lettres ouvertes, réponses à des enquêtes, sont aussi réunis dans L’intégrale.

Vous travaillez donc à cette édition de correspondances depuis plus de vingt ans... Comment avez-vous procédé pour réunir autant de documents ?

M.C. En effet, près de vingt-quatre ans de travail. J’ai voyagé un peu partout pour dénicher les documents. Il s’agit d’un véritable travail d’enquête. Il a fallu dépouiller les différents fonds des bibliothèques publiques et privées, en Europe, aux États-Unis, au Canada... Par exemple, en Amérique latine, au Brésil, se trouve dans un musée une lettre de Ravel. À Cuba, j’ai su qu’il y avait certainement des documents car le fameux pianiste et compositeur, Joaquín Nin (de nationalité espagnole, né et mort à Cuba où il est retourné finir sa vie) explique à Ravel fin juin 1928 qu’il ne peut orchestrer Iberia d’Albeniz puisqu’il y a un autre musicien qui en a l’exclusivité. J’ai enquêté là-bas, obtenu des témoignages mais je n’ai pas réussi à retrouver la trace des documents. Ensuite, il y a un travail beaucoup plus difficile qui est d’identifier un par un les descendants des correspondants de Ravel... Certains sont connus, mais la plupart ne le sont pas, et il faut faire de la généalogie, trouver les actes d’états civils des musiciens contemporains de Maurice Ravel pour pouvoir refaire toute la descendance... C’est une méthode extrêmement rigoureuse. J’ai des dizaines de milliers de fichiers informatiques et de clichés aussi. Par chance, venant de la demeure du compositeur (le Belvédère de Montfort-l’Amaury), deux carnets d‘adresses de Maurice Ravel sont conservés à la bibliothèque nationale (BnF) : ils donnent une liste très impressionnante de noms (ils figurent tous dans les annexes de notre édition) laquelle permet de montrer qu’il avait un cercle beaucoup plus large que ce qui apparaît dans le livre.
Et pour l’enquête, l’épluchage des catalogues de vente aux enchères est un autre travail, énorme, complexe et fastidieux. J’ai décortiqué des collections entières de catalogues depuis les années 1950 jusqu’à aujourd’hui. Il y a aussi les catalogues de marchands d’autographes ou de librairies spécialisées, plus confidentiels car destinés aux collectionneurs. Il faut donc se déplacer. J’ai rencontré l’un des plus grands collectionneurs privés au monde qui est à Paris, membre de notre association depuis 2012. Un homme extraordinaire, passionné par les autographes musicaux et les photographies de compositeurs dont la collection, vertigineuse, va de Mozart à Henri Dutilleux. C’est un collectionneur qui partage, grâce à qui j’ai pu entrer en contact avec d’autres collectionneurs. Les dernières années de travail pour la réalisation du livre, je ne passais pas une semaine sans obtenir deux ou trois inédits de Ravel. J’ai fait aussi un appel à contribution en ligne mais ça n’a pas donné grand-chose.
En parallèle, et c’est encore plus vertigineux, j’ai des fichiers avec toute la carrière de Ravel, jour par jour, de son vivant. Tous les programmes, toutes les critiques de presse sur tel concert, les lettres qui parlent dudit concert... Une infime partie de ces éléments est dans le livre : dans la chronologie et dans les notes. J’ai voulu expliciter tout ce qui était possible d’expliciter. J’ai écrit un court épilogue dans lequel j’invite le lecteur à prolonger le livre. S’il décèle des erreurs, s’il a connaissance d’autres documents, je l’incite à les communiquer pour enrichir l’édition ultérieurement.

À la lecture des lettres, se dessine le portrait du compositeur ; les traits de sa personnalité se confirment et notamment son sens de l’humour...

M.C. Oui, en effet. La correspondance confirme un certain nombre de traits de caractère qu’on pouvait déjà observer dans les documents connus. Ravel a un sens de l’humour constant, autant dans ses écrits privés que publics. Il avait même commencé, avant la Première Guerre mondiale, un dictionnaire musical humoristique qu’il a envoyé à deux critiques musicaux mais il n’a pas été publié. Son humour pince-sans-rire apparaît aussi dans des lettres dominées par une certaine gravité. Je pense à la lettre du 25 décembre 1919 où il est en Ardèche, hébergé par un ami critique dramatique au Mercure de France, André-Ferdinand Herold. Il s’apprête à composer La Valse dans un isolement total. Ce jour de Noël, il écrit à Pierre Haour, l’un de ses plus proches amis âgé de 39 ans à l’époque (il mourra l’année d’après, à l’automne 1920). Pierre Haour était un mécène du poète Léon-Paul Fargue. À sa mort, Maurice Ravel trouvera du travail à son épouse en Belgique et la conseillera pour l’éducation de son fils. Dans cette lettre du 25 décembre 1919, Ravel écrit qu’il ne se rendait pas compte que c’était le jour de Noël et lui revient en mémoire le souvenir de sa mère dont l’absence lui manque terriblement. Il dit que c’est encore pire qu’avant la douleur de cette perte : « mon désespoir s’augmente de jour en jour, à ne pas savoir comment ça finira, ou plutôt, à m’en douter » (dans une autre lettre du 6 avril 1920, il évoque même le suicide : « envie de me zigouiller », L’intégrale, n°1194 page 689). Il a déjà perdu son père en 1908. Il évoque les joyeux Noëls d’avant 14, en famille et avec tous les amis, musiciens ou autres, avenue Carnot à Paris. Il a donc ces idées noires mais avec une pointe d’humour et une grande sensibilité exprimée pudiquement, il écrit : « je me mets en frais de gaité pour vous souhaiter la bonne année, je vous la souhaite bien bonne » et il ajoute : « aimez-vous bien parce qu’il n’y a que cela qui compte. » Quand certains critiques ou biographes mentionnent l’insensibilité ou la froideur de Ravel, ça me fait toujours bondir. Dans d’autres lettres, il évoque des choses horribles de la Première Guerre mondiale avec cet humour qui permet une distance. Aussi, il a le souci de clairement mentir à sa mère. Il lui dit qu’il ne court aucun risque mais au même moment il écrit aux amis qu’il se trouve à l’endroit où la veille un obus a creusé un immense trou.
Il faut noter également sa grande élégance de plume et certains passages peuvent être merveilleusement poétiques. En 1905, il fait une croisière sur le yacht Aimée de Misia, il est en Allemagne, sur le Rhin, il écrit à Maurice Delage (compositeur, 1879-1961) : « Ce que j’ai vu hier sera tracé au coin de l’œil, en compagnie du port d’Anvers. Après une journée vaseuse, sur un fleuve très large, entre des rives désespérément plates, sans caractère, on découvre une ville de cheminées, de dômes crachant des flammes et des fumées rousses ou bleues. C’est Ahaus, une fonderie gigantesque, dans laquelle travaillent nuit et jour 24 000 ouvriers. Ruhort étant trop loin, nous faisons escale ici. Tant mieux car on n’aurait pas vu ce spectacle prodigieux. On est descendu jusqu’aux usines, à la nuit tombante. Comment vous dire l’impression de ces châteaux de fonte, de ces cathédrales incandescentes, de la merveilleuse symphonie des courroies, des sifflets, des formidables coups de marteau qui vous enveloppe. Partout un ciel rouge, sombre et ardent. Là-dessus, un orage a éclaté. » (n°90 page 108)
Chez Ravel, il y a aussi l’amour de la nature et des animaux. Il a besoin de faire une marche quotidienne d’une dizaine de kilomètres. Il va aller à Lyons-La-Forêt pour achever le Tombeau de Couperin qui est écrit aux trois quarts en 1914 à Saint-Jean-de-Luz. Il éprouve la nécessité de marcher dans la campagne pour composer, à Fontainebleau, en Ardèche, en Normandie... Dans sa promenade solitaire, il est totalement absorbé par son imaginaire, ses projets en cours, et on sait qu’il était très attentif aux chants des oiseaux. Pendant la Première Guerre mondiale, il note des chants d’oiseaux, et ça c’est très drôle ; il y en a un qui est un planqué, qui ne veut pas aller à la guerre et l’autre, au contraire, qui est très joyeux : La fauvette indifférente, titre d’un morceau qui resta à l’état de projet.

C’est étrange et drôle à la fois car Ravel veut absolument s’engager mais on le refuse une première fois parce qu’il est trop léger alors qu’il demande l’aviation. Il insiste et finalement les autorités militaires acceptent sa candidature pour conduire un poids lourd !

M.C. Oui c’est extraordinaire ! Ravel pesait 48 kg et mesurait 1,61 m. Poids ultra léger, on le charge de conduire un poids lourd, c’est vrai que c’est assez ironique !
L’aviation, l’automobile, les camions sont vraiment liés à son intérêt pour la mécanique, intérêt que lui a légué son père. Le père et le frère sont ingénieurs automobiles. En 1904, ils inventent le « tourbillon de la mort » : une voiture fait un looping et retombe sur la même plate-forme. C’est au Casino de Paris qui n’est pas très loin du secteur où ils habitaient qu’ils montrent en 1905 leur invention en présence du Prince de Galles qui s’est déplacé expressément pour la voir. On sait que Maurice Ravel allait au Salon de l’automobile au Grand Palais. Depuis l’enfance, il se rendait aussi au Musée des Arts et Métiers pour voir les automates musicaux. Tout ce qui était mécanique le fascinait. Dans certaines lettres, il dit qu’il va visiter telle ou telle usine, en Allemagne, aux Pays-Bas...
La Passion de l’aviation doit venir du père inventeur mais aussi d’un proche ami qui était dans le groupe des Apaches, Maurice Tabuteau, grand mélomane. C’était un as de l’aviation et un pilote de course automobile. Malheureusement, on n’a pas d’échanges épistolaires. Je suis en contact avec les descendants. J’ai retrouvé une photo inédite de Ravel, avant 1914, il porte un canotier, fume une cigarette et se trouve sur un champ d’aviation à Samois-sur-Seine où l’ami en question atterrit ou, peut-être décolle.

À propos de la guerre, Ravel dit : « Je n’ai jamais imaginé pouvoir ramener ce chaos à la portée musicale, avec son bruit et son ballet de sorcières... » Contrairement aux peintres et poètes qui ont écrit ou dessiné sur le vif, pendant la guerre ou même après, Ravel n’a pas composé d’œuvres se rapportant directement à la guerre...

M.C. Non effectivement, il avait le projet d’écrire une petite pièce intitulée La Fauvette indifférente mais cela ne s’est pas fait et il dira : « Voici la seule inspiration musicale de la guerre sur moi... ». Le contraste entre l’horreur terrestre et le chant céleste l’avait saisi. Le monde sonore de la nature le fascinait mais aussi les bruits humains, tout ce qui était relatif aux usines et il allait spécialement voir le forgeron qui travaillait la métallurgie pour le son qu’il faisait. Il était impressionné également par le Grand Canyon aux États-Unis, il pensait aux dinosaures qui ont marché là et laissé leurs empreintes ! Son émerveillement quant à l’épisode américain laisse penser que ses impressions se retrouvent peut-être dans sa musique, dans les deux Concertos, sans parler du jazz bien sûr dont il s’inspire. Pendant sa tournée on lui propose d’aller à des concerts « sérieux » mais lui, il veut écouter les musiciens qui se produisent dans les boîtes de jazz.
Je ne comprenais pas du tout pourquoi Maurice Ravel refusait de conduire alors qu’il conduisait très bien et qu’il a été au volant d’un camion de 1915 à 1917... Dans un entretien, il déclare qu’il a vu tellement d’horreurs pendant la Première Guerre mondiale qu’il ne se sentait plus capable de conduire parce que le spectacle de l’horreur lui serait revenu en mémoire. La guerre a dû continuer de le hanter toute sa vie. En 1924, quand il fait son premier voyage en Espagne à Madrid, là où ses parents se sont connus, il dédicace à Manuel de Falla et à d’autres musiciens des photos de lui en soldat. Des photos qui datent de dix ans auparavant, en soldat. Et à la presse madrilène, il parle de la Fauvette indifférente.
Dans la correspondance, il y a un aveu du bout des lèvres. Il voit cinq corps de Marocains sur des brancards dont un corps avec la tête coupée. Sur le moment il ne le dit pas, c’est seulement deux ou trois semaines après qu’il en parle, et encore, c’est juste une parenthèse. Il passe tout de suite à autre chose.

Il était très impliqué dans la vie sociale de son temps, et notamment dreyfusard...

M.C. Oui. Des témoignages extérieurs affirment qu’il était dreyfusard mais on n’a rien de sa main. Plus que dans les lettres, c’est surtout dans les écrits (à la fin du livre) que son militantisme apparaît, dans des documents qui n’étaient pas du tout connus. Il y a quelques pétitions à caractère politique, plutôt signées par les Anarchistes de l’époque ou des personnes très engagées à gauche, sur le service militaire à trois ans. Ravel fait partie des signataires d’une pétition en une de L’Humanité qui date de 1919 (pendant quelques mois, il y a eu un blocus contre la Russie Soviétique).

Ravel n’hésite pas à défendre la musique des jeunes compositeurs...

M.C. L’altruisme est aussi un des traits importants de sa personnalité. Il défend en effet la musique des jeunes compositeurs et il va même organiser le lancement de la carrière d’Alexandre Tansman (1897-1986) qu’il introduit dans les meilleurs salons, présente à son éditeur et à nombre d’interprètes. Il le met en contact avec les critiques musicaux, les chefs d’orchestre, les amis. Il fait tout pour aider son démarrage. Il y a aussi Louis Durey (1888-1979) qu’il aide et recommande auprès d’éditeurs. Il va même réagir par voie de presse lorsque des musiciens sont injustement critiqués. Avant 1914, le critique Pierre Lalo disait beaucoup de mal de Ravel, il affirmait qu’il était un sous-plagiaire de Debussy. Plus tard, il écrit : « Le Tombeau de Couperin, par M. Ravel, c’est gentil. Mais combien plus gentil serait un Tombeau de M. Ravel, par Couperin ! ». Il a vraiment la dent dure. Quand il commence à dire du mal de Debussy, Ravel réagit. Un des plus beaux articles de Ravel est celui de 1913 sur Debussy où il prend sa défense, dit que c’est un scandale qu’on l’attaque sur des choses injustifiées et c’est d’autant plus important qu’à ce moment-là, Debussy n’est pas tendre avec Ravel. Ils s’appréciaient vers les années 1900, 1902, mais après, l’écart se creuse, vraisemblablement parce que Debussy prend ombrage du fait que son cadet de 20 ans devient de plus en plus célèbre. Ravel défend également Erik Satie et l’aide alors qu’il est son aîné. Il le fait éditer, jouer et lui-même joue ses œuvres en concert. Mais Satie, on le sait, a mauvais caractère et traitera Ravel de « veau » ou de « singe sans talent ». Quelques années après 1911 où Ravel a aidé Satie à démarrer une carrière publique, ce dernier devient la coqueluche du Groupe des Six. Il s’étonnera que Ravel lui ait serré la main malgré toutes les méchancetés qu’il a proférées contre lui ! En 1927, Pierre Lalo critique la musique de Marcel Delannoy, d’Arthur Honegger et de Darius Milhaud, et ajoute, alors qu’il disait beaucoup de mal auparavant de Ravel : « pour rendre supportable cette musique sans expression, il ne faut rien de moins que la dextérité souveraine de M. Ravel : lui seul a su parfois, ou souvent, agréger ces petites harmonies, ces petites combinaisons instrumentales, de façon à en composer un tout ». Là, Ravel bondit face à une telle incohérence et même si Darius Milhaud détestait sa musique et ne s’en était jamais caché, Ravel prend la plume pour le défendre, lui et ses confrères. (Maurice Ravel, par contre, adorait son œuvre). Milhaud écrit à Ravel pour le remercier de son soutien et les deux hommes entament à partir de ce moment-là une vraie amitié. Le jeune compositeur ne changera pas d’avis sur la musique de Ravel mais il aura une profonde estime pour son aîné. Ravel se sent dans l’obligation professionnelle de reconnaître le talent des autres. C’est l’éthique et peu importe le reste, il s’en fiche complètement. C’est la priorité pour l’art en tout état de cause.
Grâce aux documents rassemblés dans cette édition, on voit également sa curiosité pour la musique contemporaine, son admiration pour les musiciens du monde entier, sa passion pour Schönberg. Il cite aussi Johan Svendsen (violoniste et compositeur norvégien 1840-1911) – il y a un passage où il est dithyrambique sur lui -, Grieg, Prokofiev bien sûr... Dès 1916, il s’insurge contre l’idée qu’on interdise la musique des pays ennemis. Ce qui explique que Ravel est très bien reçu à Vienne en 1920. Il est le premier compositeur français à se produire en Autriche. Et bénévolement. La première version de La Valse pour deux pianos avec Alfredo Casella est créée à Vienne avant la création parisienne de l’orchestration.
Ravel est d’une grande fidélité en amitié, il a un vrai altruisme et il n’aime pas trop parler de sa musique spontanément. Sa première démarche est de défendre celle des autres. Et il est souvent autocritique. Il a une profonde et sincère humilité, il ne s’agit jamais d’une fausse modestie. Il aura toujours conscience – on le sent au détour de plusieurs lettres – des origines modestes de sa mère qui lui chantait des chansons populaires espagnoles et qui n’était pas lettrée. On comprend, à chaque fois qu’il parle d’elle, qu’il a un profond respect pour les gens humbles qui n’ont pas eu d’éducation. Il n’a jamais de mépris pour quiconque. Il voulait que sa musique puisse toucher un large public. Il était ému de savoir que des gens très simples pouvaient y être sensibles. On sait qu’il est bouleversé quand il apprend qu’un enfant siffle l’air du Boléro dans la rue, qu’un ouvrier chantonne un air de lui. En même temps, il va mener son projet musical avec beaucoup d’ambition.

Il y a un passage très intéressant où il dit  : « mon maître en composition est Edgar Poe... »

M.C. C’est l’un des plus beaux passages. Edgar Poe est son modèle esthétique. C’est au milieu de l’intellectualisme pur et des sentiments. Une phrase merveilleuse où il analyse Le Corbeau dans la traduction de Baudelaire. Ravel est fortement marqué par cette ambiance et par Aloysius Bertrand aussi. Et son poète de prédilection est Mallarmé.

Quelques mots sur son écriture musicale, sa relation à Debussy ?

M.C. Ravel est un inconditionnel de la musique de Debussy mais comme on l’a beaucoup accusé d’être un plagiaire, un épigone voire un sous-épigone, il tient à se démarquer avec la musique pour piano. Il écrit à propos des Jeux d’eau (1901), dans une lettre privée qui a été publiée sans son consentement, qu’il pense avoir écrit quelque chose de plus novateur que ce qu’avait fait jusqu’à présent Debussy pour le piano. Il dit aussi que son esthétique est totalement différente. Ce qui le distingue profondément de Debussy en qui il reconnaît une grande liberté, c’est que lui s’attache profondément aux formes. Ravel, tout au long de sa carrière, s’efforce de se renouveler en permanence. Une seule œuvre ou presque est rattachée à chaque forme. Il n’y a qu’un seul trio, qu’un seul quatuor, un seul septuor pour harpe, une sonate pour violon et piano (celle qui a été exhumée, une œuvre de jeunesse, Ravel ne l’a pas publiée volontairement), une seule sonate pour violon et violoncelle, etc. Il y a un cycle de chœurs. Un concerto pour la main gauche... C’est une œuvre plutôt restreinte. Il aime les contraintes, les défis, il apprécie qu’on lui dise de composer telle œuvre avec tel effectif, telles conditions. Et dans un entretien, il affirme qu’une fois l’œuvre composée, elle n’est plus entre ses mains. Elle passe aux musiciens. Il prend de la distance par rapport à elle. Ce qui l’intéresse c’est l’œuvre à venir. La musique de Maurice Ravel se caractérise par le génie de l’orchestration, la finesse de l’écriture, l’élégance, la clarté d’écriture propre aux compositeurs français et des trouvailles musicales d’une très grande subtilité. « Il faut pour son œuvre avoir des mains d’orfèvre », déclare-t-il.

Pour conclure ?

M.C. Pas un document n’est venu contredire un trait de caractère de Ravel ou un aspect de sa personnalité. Au contraire, les documents retrouvés ne font que confirmer ses qualités humaines et son perfectionnisme. Avec cette correspondance et ces écrits publiés, on est aussi dans l’atelier du musicien. On voit les œuvres évoluer. Pour La Valse par exemple, on sait qu’à telle date il en est à tel stade, il mentionne le nombre exact de pages qu’il vient d’écrire (28 le 6 avril 1920, 75 le 12 avril 1920). Ravel utilise même, en plaisantant, le vocabulaire de la naissance pour l’avancement de ses compositions ; il écrit : « je suis en gestation d’un Concerto [en sol] (j’en suis aux vomissements) » (n°2255 page 1213). Quand il y a un peu moins de lettres, on devine qu’il travaille.
Tout au long de sa carrière, ses œuvres vont choquer. Les Trois poèmes de Mallarmé (1913) sont révolutionnaires, les Chansons madécasses, les concertos décontenancent beaucoup de gens. Des amis de Ravel, critiques musicaux, n’ont plus suivi Ravel à partir des années 1920, dépassés par son évolution. Dans le livre, on voit aussi tous les projets qui n’ont pu aboutir tels l’Opéra Don Quichotte, La Cloche engloutie, Morgiane (qui était une commande d’Ida Rubinstein). Alors qu’il est atteint de la maladie cérébrale qui allait le condamner au silence pour les quatre dernières années de sa vie, il évoque en ces termes la composition de cette œuvre : « cette charmante Morgiane me fait perdre le peu de cerveau qui me reste » (n°2470 page 1320). Deux pages d’esquisses au crayon de cette œuvre inachevée, conservées dans l’exceptionnel fonds Robert Owen Lehman de la Pierpont Morgan Library de New York où j’ai eu le privilège de travailler, sont reproduites pour la première fois dans le livre (page 1307). Les dernières notes de musique de Ravel connues couchées sur le papier à musique...

 


Sites Internet

Le Passeur éditeur
https://www.le-passeur-editeur.com/

L’association des Amis de Maurice Ravel
http://boleravel.fr/

Les œuvres de Maurice Ravel
http://www.fondationmauriceravel.com/fr/oeuvres/


Rencontre musicale (sur invitation) le 14 février 2019

Fondation Singer-Polignac

L'étrange Monsieur Ravel
Par Benoît Duteurtre
Avec la participation de Manuel Cornejo

Programme

  • Jeux d’eau
  • Quatuor à cordes
  • Miroirs
  • Valses nobles et sentimentales
  • Ma mère l'Oye
  • Trio avec piano
  • Le Tombeau de Couperin
  • Sonate pour violon et piano

Interprètes

  • Omer Bouchez violon
  • Anthony Kondo violoncelle
  • Quatuor Hermès
  • Philippe Hattat, Victor Metral piano

Fondation Singer-Polignac