« Il n’est pas possible de faire du théâtre le rond-point de quelques privilégiés. Le théâtre ne peut plus être pour une classe mais pour tous. Il faut qu’il y ait un théâtre au monde au moins, où le plus pauvre de citoyens se trouve chez soi et non pas en visite. » Voilà ce qu’exprimait Jean Vilar (1912-1971) dans son remarquable, Jean Vilar par lui-même(1), paru bien après sa mort, en 1991, et ce pour quoi il œuvra toute sa vie. Comédien inoubliable, cofondateur du festival d’Avignon en 1947, directeur du Théâtre National Populaire (TNP) de 1951 à 1963, il fut une figure essentielle du théâtre du XXe siècle, rénovateur des pratiques et des représentations théâtrales, militant pour un théâtre populaire et décentralisé. Régisseur, selon un terme qu’il appréciait, il aimait se décrire comme un artisan du théâtre, loin du grand spectacle avide de profit. Dans un entretien pour la revue, La Vie des idées, qui lui était consacré, le comédien Jacques Rosner se souvenant de lui évoquait non seulement le grand metteur en scène, mais le lecteur prodigieux que fut Jean Vilar : « Avignon est né de son amour de la poésie, des grands textes. Il a laissé de très belles pages où il parle de l’oisiveté, de la nécessité de ne pas travailler, de lire. Il a écrit beaucoup ; ses notes de service sont de petits poèmes. »(2) Il fut aussi un épistolier qui donna beaucoup de lui. Une correspondance parue aujourd’hui de lettres jalonnant les grands axes de sa vie, nous plonge dans ce qu’inspira sa présence « grave et légère, inquiète et autoritaire, naïve et amère »(3), et nous fait rencontrer les auteurs et acteurs fabuleux de son temps.
Jean Vilar naît à Sète, fils de petits commerçants dont la famille appartenait à la toute petite bourgeoisie sétoise. Son père est autodidacte, mais sa bibliothèque contient des chefs-d’œuvre sous la forme de milliers de volumes de « la Bibliothèque populaire à dix centimes », où son fils fait librement son apprentissage de la lecture – poésie, histoire, roman, religions, théâtre, tous les théâtres. Il l’envoie à l’école. « Je suis très reconnaissant à mon père de m’avoir obligé à poursuivre mes études ; ça coûtait cher à l’époque ! J’aurais certainement rendu des services à la boutique ! »(4)
En 1932, Jean Vilar est à Paris, il a vingt ans, envisage une licence de lettres à la Sorbonne. C’est alors qu’entraîné par un camarade, il découvre le théâtre de l’Atelier où il assiste à la répétition de Richard III, de Shakespeare monté par Charles Dullin. Trois mois plus tard, il se présente à Charles Dullin pour une audition dans le rôle du jeune premier, Perdican, dans On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset. Il est admis, devient un élève assidu, et très rapidement, les préoccupations théâtrales prennent de plus en plus de place dans sa vie. Il ne sera jamais question pour lui d’aller chercher ailleurs un autre maître que Dullin. « Je suis resté quatre ans chez Dullin (…), je dormais au théâtre. Je n’avais pas un sou bien sûr. Après les représentations, je « chargeais » la paillasse de Brutus, c’est-à-dire que je la faisais descendre des cintres sur le plateau et je couchais là. (…) Oh ! oui, j’ai eu faim. »(5)
Au tout début des années 1940, réformé pour des problèmes de santé, il rejoint une troupe ambulante de jeunes comédiens, La Roulotte, où il fait ses armes comme auteur et s’initie à la promotion d’une troupe itinérante en province, développe une manière de diriger. Il interprète des petits rôles dans des mises en scènes de Dullin qui a très peu de moyens, crève de faim. En 1943, il réalise sa première mise en scène, fonde sa propre troupe, interprète plusieurs pièces. De partout, viennent des félicitations. Il sait désormais qu’il a une œuvre à accomplir. En 1947, René Char présente à Vilar son ami et conseiller, Christian Zervos, éditeur des Cahiers d’Art qui lui fait une proposition : il prépare une exposition de peinture moderne pour les hauts murs de la grande chapelle du Palais des Papes et suggère à Vilar de donner une représentation dans le Palais de son Meurtre dans la cathédrale. Vilar accepte l’aventure mais propose trois créations qu’il veut tenter ; Richard II de Shakespeare, jamais joué en France, une pièce de Claudel, Sara et Tobie, et l’œuvre d’un jeune écrivain, Maurice Clavel, La terrasse de midi. « Les comédiens qui acceptèrent de participer à cette entreprise somme toute inattendue le firent avec confiance. Pas de défraiement journalier. Nous mangions tous à la table commune », raconte Vilar dans Jean Vilar par lui-même. Il va de soi que les conditions étaient celle de l’aventure. Et du romanesque. »(6) Et c’est la naissance de ce qui allait devenir le plus grand festival de théâtre au monde. Claudel, Gide, Montherlant, Supervielle, Clavel seront ses auteurs français, car il sait qu’il veut faire naître une technique de la scène avant que les jeunes poètes ou jeunes écrivains dramatiques s’y essaient. Avec les retombées de la fin de la guerre, Jean Vilar est invité en 1951 à reprendre la direction du théâtre du Palais de Chaillot. Il est nommé directeur du TNP : il veut conquérir un public de masse avec un répertoire de haute culture. Il a aussi la charge du festival d’Avignon. Le succès est grandissant. Il monte des classiques français et étrangers, crée des œuvres anciennes inconnues en France pour le Festival d’Avignon, mais contribue aussi à la découverte de nouveaux auteurs, dont Michel Vinaver, Armand Gatti. Il s’entoure d’artistes inspirés par sa rigueur, ses choix. Un soir de représentation d’Henri IV, il reçoit la visite de Gérard Philipe. « Lorsqu’il vint me trouver dans ma loge de l’Atelier en novembre 1950 et se proposer comme interprète, il savait bien que je n’avais pas de théâtre. Tout en me démaquillant ce soir-là, je regardais du coin de l’œil ce garçon célèbre que je connaissais mal. À dix ans de distance, je comprends mieux cette décision étonnante. Le théâtre est toujours une partie de poker, mais un poker où le bluff tue. (…) Il obéissait à un de ces impératifs profonds que seuls, les comédiens connaissent bien. »(7) Lorsqu’il réitère sa proposition de le voir jouer Rodrigue, dans Le Cid – il l’avait fait deux ans plus tôt pour le troisième Avignon – il sait qu’il peut compter sur le comédien. Lorsque Jean Vilar rencontre Gérard Philipe – raconte Jacques Rosner – cette rencontre même est une œuvre, et il ajoute combien Vilar fut lui-même un grand acteur : « Je l’ai vu jouer le roi du Cid lorsqu’il a pris la direction du TNP, en 1951, aux côtés de Gérard Philipe. Ce dernier était totalement extraordinaire, c’était la jeunesse même. Et pourtant tout tournait autour du roi. ». Dans sa correspondance, il y a de nombreux échanges avec Gérard Philipe, dont il fut proche, et cette lettre datée de Varsovie, un 5 octobre 1954 – alors que ce dernier joue Rodrigue dans Le Cid – dit beaucoup de l’homme : « Cher Gérard, Je te laisse dormir, car il est huit heures. Et il faut que tu sois en pleine forme, ce soir. Revois ce matin ton texte, calmement dans ton lit. À la cent cinquantième, les grands textes risquent de n’être plus que des textes, pour l’interprète. » Celui qui signait, fidèle, ses lettres à Gérard Philipe, À toi, comme au premier jour à Suresnes, ne fut pas seulement le maître réputé intransigeant, il fut l’ami indéfectible.
(1) Jean Vilar par lui-même, Avignon, Maison Jean Vilar, 1991, p. 89.
(2) Jean Vilar, de vent et de sable, Entretien avec Jacques Rosner, dans La Vie des idées, par Sarah Al Matary, 11 janvier 2013
(3) Jean Vilar, Une biographie épistolaire, 260 lettres de et à Jean Vilar. Édition établie, présentée et annotée par Violaine Vielmas, Actes Sud-Papiers, coll. Le temps du théâtre 2023, introduction.
(4) Jean Vilar par lui-même, op. cité, p. 23.
(5) Jean Vilar par lui-même, op. cité, p. 89
(6) Jean Vilar par lui-même, op. cité, p. 69
(7) Jean Vilar par lui-même, op. cité, p. 8