On les appelle Saint-Simon tous les deux : il arrive que l’on confonde Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825), philosophe, pionnier qui voulut changer la société, et son cousin éloigné, Louis de Rouvray, duc de Saint-Simon (1675-1755), historien, écrivain n’inventant rien mais ressuscitant tout, qui s’imposa, avec ses Mémoires, comme l’historien du siècle de Louis XIV.
Celui dont il est question ici et dont on fête en 2025 le bicentenaire de la mort est Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon : chevalier d’un monde industriel nouveau dont l’œuvre multiforme, composée d'ouvrages, de textes brefs, de journaux, de lettres, de manifestes, et déployée entre politique et philosophie, morale, science, religion, économie ou sociologie, influença la plupart des pensées et des idéologies du XIXe siècle. Quatre grands courants de pensée sont directement issus de Saint-Simon résume le grand spécialiste, philosophe et professeur de sciences de l’information et de la communication, Pierre Musso qui, aujourd’hui, fait paraître la Correspondance de Saint-Simon (1) ; « le saint-simonisme, le positivisme d’Auguste Comte, son disciple et collaborateur, la sociologie d’Émile Durkheim, dont l’admiration pour Saint-Simon était telle qu’il le comparait à Descartes, et enfin les socialismes de Proudhon, Pierre Leroux ou Marx – qui fut un défenseur de Saint-Simon ». (2).
Qui était Claude-Henri de Rouvroy ? Issu d’une famille de vieille noblesse qui, depuis des générations, servait le roi, il appartenait quant à lui à la branche la moins argentée de cette illustre famille. L'argent, qui manqua à ses parents, ne cessera de jouer un grand rôle dans sa vie. Il reçut une instruction « très soignée mais mal dirigée » : « On m'accablait de maîtres, sans me laisser le temps de réfléchir sur ce qu'ils m'enseignaient. » Jeune, il est voué, en tant que fils aîné, à la carrière des armes. En 1779, le voilà capitaine de cavalerie, embarqué pour les Amériques où son régiment a été envoyé soutenir la cause des « Insurgents ». Dans son autobiographie, intitulée Histoire de ma vie, rappelle Pierre Musso, il écrit : « Je suis entré au service en 1777. Je suis parti de France pour l’Amérique, à dix-huit ans ; j’ai combattu pendant cinq ans pour la liberté des Américains, et je suis revenu dans ma patrie dès l’instant que leur indépendance a été reconnue par l’Angleterre. » (3) On ne lui connaît pas de lettre de jeunesse, et d’ailleurs, on sait peu de chose sur ses premières années, souligne Pierre Musso en introduction à la correspondance. Emprisonné pendant une année à la Jamaïque, il cherche par la suite à convaincre le gouvernement mexicain de creuser un canal pour joindre les océans Atlantique et Pacifique. Revenu en Europe, il se lance dans des projets du même ordre en Espagne. Avec la Révolution française, opportuniste, Saint-Simon affiche haut et fort sa foi dans les principes révolutionnaires. Prudent, il abandonne sa particule nobiliaire et dans les années 1791, profite de la nationalisation des biens du clergé pour se bâtir par la spéculation une importante fortune. Il s'installe à Paris en octobre 1795, près du Palais-Royal, vit dans un hôtel particulier, dispose d'une vingtaine de domestiques et le soir tient salon, invitant à sa table tous ceux qui comptent dans le monde des sciences et de la politique.
De ses rencontres, de lectures aussi, de l’étude et de méditations personnelles, Saint-Simon tire une doctrine. Lui, qui a vu un monde s’effondrer avec la Révolution française et a découvert en Amérique un nouveau monde avec l’émergence du capitalisme industriel, propose alors de remplacer le système existant par un nouveau système social : l’industrialisme – lequel définit ainsi « le but et le moyen » du changement social. Le but, c’est le « système industriel », le moyen, c’est le pouvoir confié aux industriels. 1798 va marquer un tournant décisif dans la vie de Saint-Simon. « Je conçus le projet d'agir de manière directe sur le moral de l'humanité, de faire faire un pas à la science, et de rendre l'initiative à l'École française. » Il se lance avec frénésie dans la carrière scientifique, suivant des cours de physique et de médecine, lisant les œuvres des philosophes, des historiens, des économistes. Il dilapide sa fortune, connaît l'errance voire la misère. En 1801, il fait l’expérience du mariage arrangé (qui durera moins encore que prévu) avec Alexandrine de Champgrand, dont il divorcera un an après. Il voyage en Angleterre, en Allemagne, en Suisse. En 1803, il rédige Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, où tout en défendant l'existence de classes sociales, il appelle une réorganisation de l'humanité fondée sur l’acceptation de la hiérarchie par tous et la complémentarité des classes, et place au premier rang de la société savants et artistes. Ayant épuisé sa fortune, il vivra jusqu’à son décès de ses revenus de journaliste et de pamphlétaire.
La société, selon Saint-Simon, c’est la circulation de trois flux : l’argent, le savoir et la considération. Dans la société industrielle qu’il appelle de ses vœux, tout revenu devra être issu d’un travail, ce qui implique la disparition des rentiers et l’abolition de la transmission des biens par héritage. Comme Montesquieu, explique l’universitaire Gilles Dostaler, collaborateur d'Alternatives Économiques, dans un article daté du 1er février 2011, Saint-Simon croit que le monde à venir, dominé par l’industrie et le commerce, sera un monde pacifié.
En 1816 paraît le premier tome de L'Industrie, acte fondateur de l'industrialisme. L’industriel – mot créé par Saint-Simon – est celui qui produit, dans quelque domaine que ce soit – les arts, les sciences, la littérature, la production matérielle, la finance, l’agriculture, le commerce. L’industriel est l’élément actif dans la société de demain. Saint-Simon apparaît ainsi comme le premier des grands déchiffreurs du monde moderne. Il en repère rapidement l'ossature et les vices, et annonce l'avènement de l'âge industriel où le travail occupe la place centrale. Avec cette conscience aiguë de vivre une période de crise liée à la confusion de deux systèmes sociaux, l’un dépassé et 1’autre en devenir, Saint-Simon se veut le théoricien de la transition sociale. En 1821, il adresse une lettre avec la première ou la deuxième partie du Système Industriel, à Robin Scévole, député libéral dont les positions politiques semblent proches des siennes, et où il affirme son engagement voire son militantisme, pro-industrialiste : « C’est en combattant pour l’indépendance de l’Amérique (il y a plus de quarante ans) que j’ai conçu le projet de faire sentir aux Européens qu’ils mettaient la charrue avant les bœufs en faisant gouverner les producteurs par les consommateurs. Depuis cette époque, ma vie entière a été consacrée à l’exécution de ce projet ; je n’ai ni désiré, ni demandé, ni accepté aucune place sous aucun des gouvernements qui se sont succédé depuis 1789. Je n’ai rien été ; je ne suis rien ; et je ne veux pas être autre chose que le fondateur de l’opinion que les industriels étant les hommes les plus capables en administration et les plus utiles à la société, ils sont ceux qui doivent diriger l’administration des affaires publiques » (5).
Père de l’industrialisme, accoucheur du monde moderne, Henri Saint-Simon meurt le 19 mai 1825, à 22 heures, au 9 rue du faubourg Montmartre, à Paris.
- Henri Saint-Simon, Correspondance (1782-1825), édition établie, annotée & préfacée par Pierre Musso, éditions Manucius, 2025
- Henri Saint-Simon, Œuvres complètes, édité par Juliette Grange, Pierre Musso, Philippe Régnier et Franck Yonnet, PUF, 4 volumes sous coffret, 2012
- Henri Saint-Simon, Correspondance (1782-1825), op. cité p. 27.
- Pierre Musso, article dans L’Humanité, 16/11/2012
- Henri Saint-Simon, Correspondance (1782-1825), op. cité p. 372.