Henri Saint-Simon
Correspondance (1782-1825)
Édition de Pierre Musso
© Éditions Manucius
Lettre de Saint-Simon à Madame de Staël
Genève à l’Hôtel de l’Ecu
(octobre ou novembre 1803 : Saint-Simon évoque les Lettres d’un habitant de Genève à l’Humanité et il en joint un extrait).
À Madame de Staël
J’apprends Madame, que vous êtes encore ici. Quant à moi, je n’ai point exécuté le projet que j’avais de retourner à Paris. Je vous renouvelle, Madame, la proposition que je vous ai faite de vous communiquer une idée et je préfère, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, que ce soit verbalement. Cependant pour satisfaire au moins en partie le désir que vous m’avez témoigné que cette communication eut lieu par écrit, je vous envoie la première page d’une brochure que je compte faire bientôt paraître. Cette page contient les idées qui sont développées dans l’ouvrage. Je désire, Madame, que ces idées ne soient point divulguées avant une époque que j’ai déterminée d’après différentes considérations dont je ne vous fais point l’exposition parce qu’elle serait trop longue. Je vous demande donc discrétion à cet égard et votre discrétion m’est d’autant plus nécessaire que je compte garder l’anonyme.
La vivacité du désir que je vous témoigne de faire avec vous l’examen des conceptions qui se sont formées dans ma tête cessera de vous étonner, Madame, si vous prenez la peine de remarquer d’une part, que je suis arrivé à conviction que mes idées pouvaient être utiles à l’humanité en général et à vous en particulier, et d’une autre, que je vous crois très en état d’émettre sur mes vues des opinions qui me fournissent le moyen de les améliorer.
St Simon
À l’Ecu de Genève
Billet de Saint-Simon à de Redern
Paris, ce lundi 14 octobre 1811
Je n’ai pas dormi cette nuit, je ne dors plus, mais le désespoir ne m’a pas gagné, aucun vilain sentiment ne salit mon âme. Je pars demain. Dans quelques jours, mon sort sera décidé, c’est vous qui le déciderez, vous qui avez été mon ami, vous que j’aime malgré la dureté de votre conduite à mon égard. Il sera décidé par vous, qui avez la capacité nécessaire pour juger la valeur de l’esquisse de mon travail, esquisse à laquelle je reconnais mille imperfections, dont je me sens en état de rectifier une partie quand je serai dans un état plus calme, et dont la plus grande partie ne peut être corrigée que par une personne jouissant de facultés opposées aux miennes.
Ces réflexions me donnent de l’espérance. Un sentiment plus positif fortifie mon âme : c’est la résolution que j’ai prise, quelle que soit votre conduite à mon égard, de n’avoir aucun tort vis‑à-vis de vous, ou plutôt, de ne plus en avoir, car je ne prétends pas n’en avoir jamais eu. Du pain, les livres indispensables, une chambre, voilà tout ce que je vous demande. Songez combien je serai malheureux à Alençon jusqu’à ce que j’aie reçu votre réponse.
St. Simon
Lettre de Saint-Simon à Mr Le Baron Mercier
Lettre postérieure à 1811 car Jacques Mercier, maire de la ville, a été fait baron d’Empire par Napoléon.
Je n’ai pas encore reçu, Monsieur le baron, un seul mot de réponse de vous, ni de Madame la baronne. En franc picard, je vous dirai cela n’est pas poli. Le Grand Frédéric et la grande Catherine, quoiqu’étant l’un et l’autre sur le trône en auraient agi avec plus d’égard vis-à-vis de l’auteur qui leur aurait adressé la plus mesquine, la plus chétive, la plus mauvaise production.
Cette lettre, Monsieur le Baron, vous donnera une idée parfaitement juste du caractère picard. Car j’ai dans ce moment même le plus pressant besoin d’obtenir de vous que vous veuillez bien faire en ma faveur une démarche prononcée relativement à ma réclamation sur Mr de Redern et je vous prie par cette lettre même de vouloir bien me donner un rendez-vous auquel je désirerais que vous engageassiez Mr Dubois à se trouver. Mon objet en vous demandant ce rendez-vous est de vous exposer la demande que je vous prie de faire pour moi.
Permettez-moi, je vous prie, de vous offrir en picard l’assurance de la haute estime et du sincère attachement que je vous ai voué pour la vie et avec lesquels j’ai l’honneur d’être etc.
P. S. Veuillez bien, je vous prie, offrir mes hommages respectueux à Madame la baronne après toutefois lui avoir fait connaître mon coup de tête.
Lettre de Saint-Simon à sa sœur, Melle de Préhoudé
vers 1812
En 1809 un an après le malheur que nous avons eu de perdre notre bonne mère, nous discutâmes nos droits à sa succession, n’étant pas tombés d’accord, nous prîmes le parti d’ajourner le règlement de nos affaires. Je partis pour Paris pour l’hiver. À mon retour, je priai Mr le curé de Notre-Dame (qui jouit à juste titre de la confiance générale) de vous engager à soumettre nos opinions à celle de quelqu’un de nos parents ou amis que nous investirions des pouvoirs nécessaires pour régler et terminer notre différend. Le refus que vous lui fîtes d’accepter ma proposition m’étonna et m’affligea profondément. Le retard de nos partages m’était préjudiciable puisqu’il m’obligeait à conserver un logement à Alençon. Quoique j’en eusse pris un à Paris, je n’hésitai pas cependant à supporter ce surcroît de dépense pour vous laisser le temps de réfléchir sur ma proposition et de sentir combien il était inconvenant de vous refuser à un arbitrage. Les choses sont restées dans cet état jusqu’au mois de novembre dernier que je suis retourné à Paris sans avoir pu réussir pendant mon dernier séjour ici à vous ramener à une manière de voir calme. Peu de jours après mon arrivée à Paris, j’ai reçu une lettre de vous par laquelle vous me mandiez que vous aviez donné votre procuration à Mr de Lescalle. J’en reçus une de lui le même jour disant qu’attendu que je ne signais pas, vous étiez décidée à employer les moyens juridiques pour me forcer à terminer. Je vous répondis sur le champ, ainsi qu’à Mr de Lescalle, que bien loin de m’être refusé aux voies de conciliation, c’était moi qui vous avais proposé des arbitres et que c’était vous qui les aviez refusés. Il me cita devant le juge de paix pour le 2 janvier, nous fûmes renvoyés devant les tribunaux et, à la demande de notre sœur de Changé, vous avez suspendu vos poursuites jusqu’au 16 avril dernier. Dans une entrevue qui a eu lieu le 2e jour de ce mois entre vous, notre sœur, Mr de Lescalle, Mr Dubreuil et moi, je vous ai rappelé que je vous avais proposé des arbitres et je vous ai renouvelé cette proposition. Votre fondé de pouvoir vous a approuvée d’avoir rejeté ce moyen de conciliation. Permettez-moi de vous observer, ma chère sœur, que toute personne douée d’une âme comme la vôtre, a beaucoup à perdre et rien à gagner du demandant des conseils en matière d’honneur et de délicatesse et procédés.
Je ne veux point, ma chère sœur, avoir de procès envers vous, en conséquence je renonce aux sommes que j’avais réclamées, par la connaissance que votre fondé de pouvoir avait de mon caractère et de ma position, il était certain de vous faire atteindre ce but en vous déterminant à refuser définitivement un arbitrage.
Les plus justes réclamations des émigrés ne sont point écoutées dans les tribunaux qui sont obligés de faire applications de lois évidemment injustes à leur égard. Voilà ce qui concerne ma position. Quant à mon caractère, Mr de Lescalle savait fort bien que je renoncerais à mes droits plutôt que de plaider avec vous.
D’après le parti que je prends, ma chère sœur, il ne nous reste plus qu’une affaire à terminer : c’est celle de nos partages. Pour faire disparaître toute difficulté à cet égard, je vous prie de vous charger de faire, ou de faire faire, les lots par qui vous voudrez. Nous les tirerons au sort par ce moyen, si quelqu’un de nous se trouvait lésé, c’est au sort seul qu’il pourra faire des reproches.
La seule chose, que je désire, à laquelle je tiens, c’est que le partage soit fait le plus promptement possible. Tout retard que vous me feriez approuver à cet égard, serait, permettez-moi de vous le dire, un mauvais procédé de votre part.
Pour l'annotation, se référer à l'ouvrage