Pierre Musso, philosophe de formation, administrateur des PTT diplômé de l'ENSPTT (promotion 1978), docteur d’État en science politique, est professeur des universités. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur Saint-Simon, sur les imaginaires techniques et sur la philosophie de l’industrie. Il a notamment co-dirigé l’édition critique des Œuvres complètes de Henri Saint-Simon en 4 volumes (Paris. PUF, « Quadrige», 2013).
Vous avez établi, annoté et présenté la correspondance de Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, qui vient de paraître en un épais volume aux éditions Manucius. Comment s’est engagé ce travail éditorial ?
Pierre Musso : C’est un travail de longue haleine commencé il y a une dizaine d’années à la suite de la publication des Œuvres complètes d’Henri Saint-Simon aux PUF. Comme on ne disposait jusque là que de brochures, de textes souvent incomplets et de peu de manuscrits, la connaissance de Saint-Simon (1760-1825), le philosophe et non le mémorialiste, était mal informée, voire déformée, par les interprétations des disciples saint-simoniens. Paradoxalement, c’est un auteur reconnu et célébré par ses héritiers plus que par la portée de son œuvre novatrice. Il en va de même de sa correspondance qui n’a jamais été publiée jusqu’à cette première édition. Plusieurs de ses biographes citaient ça et là des extraits de lettres, mais sans continuité ni cohérence, pour illustrer leur interprétation de la vie et de la psychologie de l’auteur. Autrement dit, Saint-Simon est depuis sa mort en 1825, mieux connu grâce à ses commentateurs que par ce que lui-même a dit, écrit et fait.
Comment avez-vous procédé pour réunir ces lettres qui proviennent de « sources très dispersées » ? C’est un travail colossal, rigoureux et acharné, d’autant plus que cette édition est une première…
P.M. : Une partie de ces lettres avait été publiée de façon éclatée dans des revues ou citée dans des biographies ou des recueils d’œuvres choisies. Je les reprends pour disposer de la version la plus complète à ce jour. Mais l’essentiel de cette correspondance ce sont des lettres inédites glanées depuis des années aux Archives nationales, régionales ou municipales en France, dans les bibliothèques, à commencer par la BnF, mais aussi à l’étranger aux États-Unis, à Moscou, au Japon ou en Angleterre, dans les catalogues de ventes publiques et beaucoup aussi trouvées sur internet qui est devenu un outil indispensable pour une telle collecte à l’échelle internationale. Toutefois la plupart des correspondances de Saint-Simon ont disparu ou sont encore détenues dans des collections particulières. Cette édition est nécessairement incomplète et en attente de nouvelles découvertes.
Les lettres sont présentées par ordre chronologique et par séquences qui témoignent de l’existence mouvementée de Saint-Simon…
P.M. : En effet, Saint-Simon a eu « une vie très agitée », selon ses propres termes, avec une multitude d’expériences différentes : officier militaire pendant la guerre d’Indépendance en Amérique, chef d’entreprise, commerçant, spéculateur sur les biens nationaux pendant la Révolution, dirigeant de sociétés de messageries, avant d’entrer comme il dit « dans la carrière scientifique » vers l’âge de 40 ans et recommencer son éducation autour de 1800 quand Paris est devenue la capitale des sciences. Il se déclare « novateur » et « réformateur », porteur d’une nouvelle vision de la société, la « société industrielle », pour sortir des secousses et des méandres de la Révolution. Les lettres sont dans ce volume classées de façon chronologique, par périodes liées à sa vie dans une époque elle-même mouvementée. En effet, Saint-Simon a vécu de multiples régimes politiques et sociaux : l’Ancien régime, la Révolution, le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Restauration avec souvent des phases différentes à l’intérieur de ces régimes successifs. Mais surtout il a traversé plusieurs Révolutions : la guerre d’Indépendance en Amérique, la révolution française, la révolution scientifique avec la naissance de l’économie politique ou de la biologie et de la cristallographie, et enfin, les débuts de « la révolution industrielle ».
Votre thèse de doctorat d'État était consacrée à Saint-Simon, vous avez contribué à la réédition de ses œuvres, écrit plusieurs ouvrages sur sa pensée… D’où vous vient ce grand intérêt pour ce philosophe ou auteur « inventeur » (ainsi se définissait-il) ?
P.M. : Comme les grands philosophes, c’est une pensée très riche, complexe qui est à l’origine de tous les courants intellectuels et idéologiques des XIXe et XXe siècles ; le saint-simonisme bien sûr, le positivisme d’Auguste Comte, les socialismes dont le marxisme et l’anarchisme, les libéralismes dont ceux de Spencer et d’Hayek, la pensée technocratique et managériale, les industrialismes. Il est à la source de courants et de doctrines qui nous apparaissent ex post comme contradictoires voire conflictuelles. Là est l’énigme profonde de cette œuvre. Elle est une des matrices communes aux pensées contemporaines. Georges Balandier, le sociologue-anthropologue, m’avait dit un jour à propos de Saint-Simon qu’il était « le fondateur des fondateurs », excellente formule qui résume l’attrait que son œuvre a suscité, y compris pour moi.
En quoi son œuvre – composée d'ouvrages, de textes brefs, de brochures, de journaux et revues, de lettres, de manifestes – a-t-elle influencé la vie intellectuelle française des XIXe et XXe siècles ? Une pensée influente mais aussi « maltraitée », « caricaturée », écrivez-vous dans la préface de la présente édition…
P.M. : Pensée influente comme je viens de le dire, donc pillée, instrumentalisée souvent, mais rarement explorée de l’intérieur, ni même vraiment lue, plutôt relue à partir de commentaires de seconde main. Par exemple, les disciples saint-simoniens firent des conférences publiques à Paris, dans les années 1828-1830 après la mort de Saint-Simon, et les publièrent sous le titre « La Doctrine de Saint-Simon ». Leur ouvrage a obtenu un grand succès jusqu’au début du XXe siècle, d’autant plus que les textes de Saint-Simon étaient encore peu connus, souvent restés à l’état de manuscrits. Beaucoup de lecteurs ont cru que cette « Doctrine de Saint-Simon » était un résumé de la pensée du maître, une sorte de bible même, puisque les saint-simoniens l’avaient transformé en Messie d’un « nouveau christianisme », selon le titre de son dernier ouvrage inachevé. En fait, ce n’était que leur interprétation et leur réécriture de cette œuvre.
Quelle est la nouvelle société que Saint-Simon esquisse dans la brochure, Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains (1803), premier grand texte publié ?
P.M. : C’est en effet son premier ouvrage important, une sorte d’introduction générale à son œuvre qui, dit-il, résume toutes ses réflexions antérieures associées à ses multiples expériences. Publié de façon anonyme à Genève et à Paris, ce texte est demeuré inconnu jusqu’en 1832. Saint-Simon présente sous la forme d’un rêve, l’idée d’une nouvelle société dans laquelle le gouvernement serait marginalisé et les Académies supprimées pour célébrer l’indépendance des savants et les « hommes de génie ». Il invite à une grande souscription devant le tombeau de Newton pour dire que la société devrait financer directement les savants pour éviter le détournement du savoir par le pouvoir. Il s’agit de remplacer la domination des gouvernés exercée par la force au profit de la direction intellectuelle de la société par la science. Plus tard, il définira cette nouvelle société comme « le système scientifique et industriel » qu’il oppose à celui d’Ancien Régime qualifié de « féodalo-militaire ». On a cru voir dans ce texte une nouvelle utopie alors qu’il s’agit d’une supposition ou d’une fiction destinée à célébrer la nécessaire indépendance des savants et des sciences pour contribuer à une réforme de la société.
À Madame de Staël, par exemple, il envoie Lettres d’un habitant de Genève et lui demande « d’émettre sur [s]es vues des opinions qui [lui] fournissent le moyen de les améliorer »…
P.M. : Saint-Simon était un « libéral » et admirait les ouvrages de Germaine de Staël, notamment De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales. Mme de Staël apparaît en France et en Europe comme la figure symbolique du libéralisme avec son compagnon Benjamin Constant. Le Premier Consul Bonaparte la condamne à l’exil pour avoir défendu que « les progrès de la littérature, c’est-à-dire le perfectionnement de l’art de penser et de s’exprimer, sont nécessaires à l’établissement et à la conservation de la liberté ». Elle rejoint alors le château de Coppet en Suisse où se regroupent autour d’elle de nombreux intellectuels. Saint-Simon échange avec elle et la rencontre en 1803. Il pense alors avoir une idée neuve à lui soumettre, justement celle de l’indépendance des intellectuels, comme clef d’une réforme libérale de la société, au moment où le régime personnel et autoritaire du Premier Consul s’affirme.
Les destinataires de la correspondance sont nombreux. Il y a un échange important avec M. de Redern, partenaire d'affaires dont Saint-Simon se séparera…
P.M. : Le comte de Redern était un diplomate prussien que Saint-Simon a rencontré en Espagne juste avant la Révolution. Ils se sont liés d’amitié car, selon Saint-Simon, ils partageaient une vision philosophique et des projets d’établissements d’enseignement d’un genre nouveau. Dans les faits, ils ont spéculé ensemble à partir de 1790 sur la vente des biens nationaux et se sont tous les deux enrichis pendant la Révolution et jusqu’au Directoire. Saint-Simon devient même un des hommes les plus riches de Paris et crée une société privée de messageries en France. Mais les multiples projets et les dépenses somptuaires de Saint-Simon effraient de Redern et ils rompent sous le Consulat. Quelques années plus tard, Saint-Simon n’a plus le sou et plonge dans la misère la plus totale. Il engage alors deux contestations du partage qui avait été fait avec de Redern, pour essayer de récupérer de l’argent, mais en vain et il se retrouve en 1813 au bord du gouffre, n’ayant même plus de quoi manger. Il est alors aidé et recueilli par les médecins Burdin et le célèbre Pinel et va se reposer dans une pension à Charonne. Là, il achève un de ses plus importants ouvrages, le Mémoire sur la Science de l’Homme qui est demeuré à l’état de manuscrit jusqu’en 1858.
Dans une lettre à Messieurs Gérard, Alexandre Duval, Thénard et Poisson, datée de 1816 ou 17, apparaît – je vous cite – le triptyque « artistes/savants/industriels » qui structure le système industriel et qui montre que Saint-Simon avait déjà une vue claire de ce système… Que doit-on entendre par « industriels » ? L’ensemble de la production ?
P.M. : Ses quatre interlocuteurs sont un grand artiste, un ingénieur des Ponts et deux savants, le chimiste Thénard et le mathématicien Denis Poisson qu’il a connus quand ils étaient encore étudiants car Saint-Simon aimait constituer autour de lui des groupes de jeunes brillants pour dialoguer, expérimenter et transmettre. Il a ainsi eu deux jeunes secrétaires qui deviendront très célèbres : l’historien Augustin Thierry et ensuite le philosophe Auguste Comte. Le substantif « industriels », Saint-Simon l’invente en 1817, comme le substantif « intellectuels » d’ailleurs que l’on attribue toujours, et à tort, à Zola. Les « industriels » ce sont tous les producteurs qui vivent de leur travail, qu’il soit manuel, artistique ou scientifique, y compris les banquiers qui financent l’industrie. Ce sont des « abeilles » productrices qu’il oppose aux « frelons », tous les oisifs qui vivent de la ruse et du détournement des richesses pour leur profit personnel, à commencer par les gouvernants, l’armée, l’Église, les nobles, etc. Il emprunte cette théorie de la production à Jean-Baptiste Say, son contemporain qu’il fréquente, dont le Traité d’économie politique était à l’époque un best-seller. Dans mon ouvrage figure un échange de correspondance entre eux en 1815. Dans une célèbre « Parabole », Saint-Simon oppose les abeilles industrieuses et les frelons oisifs et propose au Roi de se débarrasser de ces derniers. Il dresse même la liste des 30 000 « inutiles » et place en tête le duc de Berry qui sera assassiné en février 1820, ce qui conduira Saint-Simon aux Assises. Il sera acquitté et gagnera en célébrité à l’occasion de son procès.
Cette Correspondance paraît deux cents ans après la mort de Saint-Simon (1760-1825). D’autres événements sont-ils prévus pour célébrer ce bicentenaire ?
P.M. : Un colloque se tiendra les 16 et 17 mai prochains : le 16 à la BnF, sur le site de la bibliothèque de l’Arsenal et le 17, à la Chapelle de l’Humanité, un temple positiviste dans le Marais à Paris. Un moment fort sera le 16 mai la tenue d’une table ronde sur « l’industrialisme et le saint-simonisme » avec la participation de grands dirigeants d’entreprises industrielles. En parallèle, se tiendra une exposition à l’Arsenal. Puis je publierai une nouvelle biographie de Saint-Simon à l’automne et je co-dirigerai un numéro spécial de la Revue du XIXe siècle qui paraîtra en décembre. Il faut savoir que lors du centenaire de la mort de Saint-Simon, en 1925, il y avait eu 3500 personnes réunies dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne, et 1500 autres durent même restées dehors. Tous les quotidiens de l’époque saluèrent le philosophe à leur « Une ». Aujourd’hui ses idées se sont diffusées et distillées dans la société en France et en Europe, notamment chez les ingénieurs, les dirigeants d’entreprises, les syndicats, les courants socialistes et libéraux, ou dans l’industrie, mais le plus souvent à leur insu. Étrange destin pour celui qui a tant influencé nos sociétés industrielles et notre vision du monde que de demeurer, comme il le souhaitait d’ailleurs, si mal connu. En effet, ne disait-il pas « l’estime que j’ai pour moi-même est inversement proportionnelle à ma réputation »…