« Cologne, 17 juin 1941. (…) Toute monotonie, quand elle n’est pas d’ordre liturgique ou sacramental est meurtrière – elle tue l’imagination (…). Parfois, je perds tout espoir face à cette uniformité sans fin ; toujours la même chose, le même tramway à l’aller et au retour ; dans un coin de ma sacoche, il y a ma boîte à beurre, dans un autre, le saucisson ; au milieu se trouve toujours un livre, un certain nombre de cigarettes. Le matin, quand je me lève, je sais déjà que je me trouverai à 10 heures moins le quart à un point précis de la ceinture verte et que je ferai exactement le même exercice que les autres fois au même endroit ; et je sais précisément que lors de notre marche de retour, nous serons à 10h10 à M., au coin de la rue Belvederestrasse et de la Herrigerstrasse, sauf qu’en plus il nous faudra entonner la belle chanson « Je suis un chasseur libre et j’ai mon territoire » [1]. Pour ce jeune soldat passionné de littérature, à la soif de vivre comme une fringale douloureuse et sauvage, ballotté de villes en villes, de casernes en garnisons comme tous les jeunes appelés allemands, les journées s’écoulent au compte-goutte, les dimanches se ressemblent, il rêve d’écrire un grand et gros livre, une épopée forte, mais pour l’heure, tout lui semble gris et triste, sans éclat, sans avenir en ce temps de guerre, et c’est à sa fiancée qu’il écrit, depuis la prison centrale de la ville où on l’a affecté et chargé de garder des prisonniers condamnés. Heinrich Böll, futur prix Nobel de littérature (en 1972), auteur de L’honneur perdu de Katarina Blum (Seuil, 1975) et écrivain allemand de l’après-guerre, a vingt-quatre ans, et pendant la guerre – il sera mobilisé presque six ans - il écrit surtout des lettres. À sa famille, à ses proches. Un recueil de ses Lettres de guerre 1939-1945, inédites, traduites et commentées par Jeanne Guérout (historienne et journaliste), préfacé par l’historien Johann Chapoutot (professeur d’histoire contemporaine), paraît aujourd’hui aux éditions L’Iconoclaste, qui nous racontent le quotidien d’un soldat de la Wehrmacht à qui la vie militaire, faite d’ennui, de fatigue et de répétition, vole son temps, ses plus belles années, ses illusions, ses ambitions, sa liberté. Il s’y fera, hélas, tout pacifiste qu’il est, confiant à Annemarie son inquiétude et sa haine de la guerre, mais tout en considérant cette guerre comme juste et estimant légitime l’engagement de sa patrie. « (…) je suis alors le caporal Böll, qui dirige un groupe, à contrecœur et avec un certain sadisme, rempli d’une haine immense de la guerre, pas heureux, mais pas non plus si profondément malheureux, habité par un certain cynisme ; mais qui dirige bel et bien un groupe. L’autre se réveille parfois en moi, et il est effrayé par le premier, mais seulement au début, après il s’y habitue (…) » [2] On pourra s’étonner de ne trouver aucune de ces lettres écrites entre 1939 et 1945 évoquer le massacre des juifs, les déportations – qu’il dira n’avoir connus qu’après 1945 -, s’étonner de voir un jeune Böll contaminé recourir aux descriptions et propos racistes de la propagande nazie, sur les Français, les Roumains, les Polonais, les Ukrainiens ….
Heinrich Böll naît en 1917, à Cologne, dans une famille catholique et pacifiste, bourgeoise et libérale, ouverte au monde de l’art, il est le fils d’un maître ébéniste spécialisé dans les boiseries d’église. Il apprend le métier de libraire, il commence déjà à écrire. Quand la guerre éclate, il a vingt-et-un ans et, bien que réfractaire au service militaire, il reçoit son ordre de mobilisation. Il passera au café son dernier beau dimanche d’août 1939, avant de se retrouver dans une caserne militaire, puis de prêter serment comme soldat de la Wehrmacht, enfin, d’être intégré à un bataillon d’infanterie.
C’est après la Seconde Guerre mondiale, de retour dans sa ville natale, en ruines, qu’il entamera sa carrière littéraire, et ses premiers romans s’inspireront de cette expérience de la guerre. Les années de front lui ont appris le prix de la vie, avec le prix de l’amour, du café, du pain, des cigarettes et de l’espérance. Il adhère au fameux Groupe 47 – du nom de la date de création du mouvement - avec d’autres jeunes écrivains réunis qui font renaître la littérature allemande d’après-guerre et forgent un courant, se fait connaître par ses premières nouvelles, s’impose rapidement comme le chef de file de ces écrivains. Car il s’agit de reconstruire un monde nouveau. On lui doit, entre autres romans ou nouvelles, notamment, Croix sans amour (1947) et Le Testament (1948), qui comptent parmi ses tout premiers écrits et éclairent la genèse de son œuvre ; dans l’un comme dans l’autre, l’auteur évoque son expérience de la guerre, met en scène l’affrontement entre fanatisme de l’obéissance à l’ordre, à la discipline, et résistance individuelle au régime, souci de la vie des hommes, évoque l’immense gâchis humain, la déréliction, et au fond, cette possibilité de se révéler soi-même. Avec Le Train était à l’heure (1949), ce sont des nouvelles consacré à la guerre et aux années qui ont suivi. Dans une gare d’une ville de la Ruhr, Andreas, un jeune soldat, cherche une place dans un train qui part pour le front. Il sait que c’est son dernier voyage, il sait qu’il va mourir. Lors d’un arrêt à Lemberg, il rencontre une espionne polonaise qui se prostitue pour obtenir des renseignements... Les autres nouvelles du recueil ont souvent la guerre comme cadre, et le sort des soldats. Ensuite, paraissent Où étais-tu Adam ? (1951) Rentrez chez vous, Bogner ! (1955) Les enfants des morts (1955), Portrait de groupe avec dame (1971), L’Honneur perdu de Katharina Blum ou Comment peut naître la violence et où elle peut conduire (1974) qui fit l’objet d’une magistrale adaptation au cinéma de Margarethe von Trotta et Volker Schlöndorff, en 1976. Une jeune femme paisible devient tout à coup l’héroïne d’un fait divers à sensation et voit sa paix et son intimité bouleversées, sa réputation injustement mise en cause et livrée en pâture à ses concitoyens. C’est l’histoire de la métamorphose, en l’espace de cinq jours, d’une jeune femme, gouvernante de maison discrète et sans histoire, en criminelle. Les premières pages du livre nous l’apprennent : elle abat, chez elle, peu après midi, à coups de revolver, le journaliste qu’elle n’avait jamais vu auparavant, mais qui, lui ayant crée une légende fabriquée de toutes pièces, l’a « déshonorée ». Ce bref roman qui mettait en avant l’indignation de l’auteur devant les procédés de la presse à sensation, la perversion de l’information, renvoyait sans doute aussi au rapport que Böll lui-même entretenait avec la presse à sensation allemande. En 1972, l’homme qui aura, en tant qu’écrivain, posé à son pays les questions du nazisme, de la démocratie chrétienne, soutenu le combat des écrivains des pays de l’Est pour la liberté d’expression, qui aura fait entrer dans la littérature une Allemagne inconnue née de la guerre et des ruines, se voit décerner le prix Nobel. Et s’il écrit, dira-t-il dans une grande enquête réalisée par la R.T.F auprès de 70 écrivains français et étrangers, dans le cadre de L’Université Radiophonique Internationale, et publiée dans la revue de La Table Ronde en novembre 1958 (numéro 131), c’est parce que « la création littéraire est l’image fidèle de la vie, que vivre, c’est accepter totalement la vie et les risques qu’elle implique. »
[1] Lettres de guerre 1939-1945, éd. L’Iconoclaste, lettre à sa fiancée, Annemarie Cech, p.73
[2] Opus cité, 17 mai 1942, p.105