Heinrich Böll, Lettres de guerre 1939-1945
© Éditions L’Iconoclaste
Lettres à ses parents
Bromberg, le 16 juillet 1940
Chers parents, chères sœurs,
Merci beaucoup pour la lettre de père et celle de Tilde ; j’ai aussi reçu samedi le petit paquet avec la montre et les lunettes. Merci à tous pour vos vœux de bonne fête. Je suis maintenant à nouveau de garde, j’ai donc le temps d’écrire plus longuement et de manière lisible. […] Le paysage, pour ce que j’en ai vu, possède le charme fabuleux de la monotonie absolue ; du sable, des arbustes, des pinèdes et cette petite rivière malpropre qu’est la Brahe. La ville, dans les quartiers où elle ressemble à une ville allemande, rappelle un peu la Maternusstrasse ou la Roonstrasse (à vrai dire, une Maternusstrasse qui serait bordée d’arbres). Dans certaines rues, les maisons ont des toits plats et des façades gris foncé et délavées, ce qui donne une impression très orientale, un peu comme je m’imagine une grande ville russe ; les trois ou quatre rues principales, en revanche, sont extrêmement vivantes et très urbaines ; […] Je n’ai pas encore découvert de quartiers réellement polonais, bien que la population soit à 90ù polonaise. […]
Des polonais, on sait que ce sont des étrangers et qu’ils ne peuvent être nos amis, ainsi les choses sont claires : ils donnent tous l’impression d’être très abattus, mais derrière la mélancolie de leur regard, c’est la haine qui guette, et un véritable fanatisme qui se déchaînerait sans aucun doute plus sauvagement que jamais, si les soldats disparaissaient ne serait-ce que trois semaines ; alors aucun Allemand de souche ne survivrait. On voit très clairement dans leurs yeux que ce peuple est prédestiné à la révolution, et on comprend qu’ils n’ont absolument pas perdu l’espoir de redevenir libres un jour ; parfois on voit, près d’une petite église, sur le seuil d’une maison ou au bord de la petite rivière trouble, une silhouette qui, dans sa pauvreté infinie, sa tristesse profonde et sa passion somnolente et retenue, semble symboliser le destin de la Pologne. Je ne peux juger de la mentalités des Allemands ethniques que d’après leur physionomie et leur langue, mais c’est amplement suffisant. […]
Malheureusement, il n’y a pas la moindre possibilité de partir d’ici, de rejoindre une troupe où tout ne serait pas si horriblement monotone. Ou alors, on devrait nous donner, à nous qui servons depuis bientôt un an, un quelconque petit emploi tranquille. Dans ces conditions, on pourrait bien patienter jusqu’à ce que ça se termine. Pour finir, je voudrais encore vous décrire une des installations les plus importante de notre caserne. […] Notre cabinet d’aisances, dont voici la coupe horizontale. Cela a la forme d’un siège de torture et ressemble à un confessionnal, nous l’appelons le « six cylindres », car il offre six places à la fois pour se soulager côte à côte ; un peu restreint bien sûr pour plus de 350 personnes ; (…)
Après ce chapitre un peu trouble, je vous embrasse tous, merci pour tout et portez-vous bien.
Votre Heinrich
Lettres à Annemarie
À l’Ouest, le 9 septembre 1942 [cap Gris-Nez]
[…] Souvent, ces ouvriers français en guenilles qui nous croisent sur leurs vélos antédiluviens et boueux, et qui nous regardent avec indifférence, me font l’effet de jeunes dieux ; le soir venu, ils peuvent embrasser leur femme et boire du vin, et même s’ils sont privés de toute liberté politique – chose terriblement humiliante pour un homme – ils n’en sont pas moins auréolés de cette grandeur de la pauvreté et de la douleur, qui élève le mendiant au niveau du noble ; je ne voudrais pas échanger ma place avec eux , ça non, je voudrais vraiment être et rester un Allemand, avec toutes les grandes qualités et les défauts fantastiques de notre nation, avec notre confusion, mais je trouve parfois que les sacrifices que nous devons consentir, nous les vainqueurs, sont quand même exagérés ; il est vraiment étonnant de voir avec quelle facilité nous, Allemands, arrivons à supporter tout cela ; je ne crois pas qu’une autre nation au monde pourrait supporter autant de sacrifices, avec cette fermeté, cette absence impitoyable de pathos, sans s’abîmer dans la mélancolie comme peuvent le faire les Russes ou s’enivrer de grandes phrases comme les Français. […]
Sur la Manche, le 7 avril 1943 [Le Tréport]
[…] Aujourd’hui, j’ai eu à m’occuper d’une affaire vraiment horrible ; je devais aller chercher du mobilier dans les nombreuses vieilles maisons qui bordent la plage, des maisons à l’abandon depuis déjà trois ans ; dans la plupart, on ne trouve plus un seul morceau de bois, plus un appareil utilisable ; c’est fou à quel point la guerre agit ici avec la force d’une catastrophe naturelle ; de très vieilles casseroles, de la vaisselle brisée, des débris et de la saleté, entassés dans les coins ou dispersés à l’aveugle ; de la folie pure, et pourtant cela avait quelque chose d’exaltant ; dans un grenier, j’ai trouvé une bibliothèque complètement vandalisée, souillée, déchirée, éparpillée et piétinée ; un spectacle affreux que la vue de ces livres malmenés ; dans ces maisons qui ressemblent à des tombes, murées du côté de la mer, le mugissement des vagues qui déferlent a quelque chose de sinistre avec le peu de lumière qui filtre à travers les meurtrières… Même les souris et les rats semblent avoir fui ces lieux...
Sur la Manche, le 20 avril 1943 [Le Tréport]
[…] Aujourd’hui, j’ai vécu une histoire très triste ; la police nous amène chaque jour les civils qui ont pénétré dans la zone interdite sans laissez-passer ; c’est souvent un mélange international d’Arabes, d’aventurières parisiennes et de braves gens, qui sont vraiment inoffensifs ; aujourd’hui, c’étaient ces pauvres filles. C’est vraiment étrange, je n’arrive pas à éprouver un sentiment de totale antipathie envers de telles filles, comme, par exemple, devant un agent immobilier ou un barbouilleur suspect, je n’éprouve pas non plus le moindre mépris lorsque je discute avec elles ; je me sens d’une certaine manière « lié » à elle. Oui, tu comprendras ce mot étrange, il me semble que, quelque part, une certaine égalité existe entre moi et ces filles ; comme si nous étions écorchés, dénudés et vendus de la même manière par la société des hommes ; hélas, je voudrais tant savoir ce que Dieu dit à ces filles, et où il les range dans son ordre du monde plein de bonté. Mais nous ne pouvons que discourir, nous n’avons pas le calme nécessaire pour y réfléchir en profondeur et avec patience. Nous sommes toujours traqués, sans cesse à trimer, toujours harcelés et tourmentés. […]
Sur la Manche, le 8 mai 1943 [Le Tréport]
[…] Jacqueline, notre fille de pêcheur, s’est transformée ce printemps en une jeune femme aux cheveux d’un blond foncé presque comme Chesterton et aux yeux couleur de mer, un vrai visage de fille de pêcheur, réellement très beau ; en réponse aux propositions qui lui ont été faites de devenir la bien-aimée de tel ou tel sous-officier ou adjudant, elle s’est dérobée avec une sécheresse presque surprenante pour une Française, et elle est ainsi une exception digne d’éloges et réjouissante parmi le grand nombre de filles qui trafiquent avec les soldats ; elle parle en plus un français parfait et clair, dénué de ce flou que la paresse peut introduire dans la pratique de toute langue. Je me fais parfois réprimander à cause d’une faute grossière, qu’elle corrige aussitôt par le mot qui convient, lentement et articulé avec soin…
Au fait, connais-tu notre concierge et factotum, M.Ernest ?Un type génial, avec qui je pratique plus intensément encore la langue, à vrai dire on n’apprend auprès de lui que le jargon du port, les expressions les plus diverses pour les différents types de femmes, pour désigner des relations tantôt agréables, tantôt désagréables ; de plus il m’apprend à connaître, par la théorie et la pratique, toutes sortes d’alcools ; un vieux bonhomme épatant. (…)
La femme de M. Ernest a vraiment une allure étonnante, et je crois qu’en secret il est très fier d’elle ; cette vieille femme a une démarche véritablement royale, élastique et altière, toujours la tête haute, avec un visage étrangement sérieux et dur, impeccable et sévère, comme celui d’une vieille bergère sage qui descend des hauteurs d’une montagne isolée et regarde avec mépris les « gens d’en bas ». Elle est toujours vêtue très pauvrement d’une vieux manteau, sans bas, dans de simples sandales et évidemment elle porte un béret basque, un vrai béret basque ; pourtant le visage sévère de cette femme peut exprimer en un clin d’œil une tendresse étonnante, (…)