Encore aujourd’hui, les femmes sont souvent abordées sous l’angle du corps, plus rarement sous celui de leur esprit. Un des mérites de ce livre est de faire apparaître chez elles la fusion de l’un et de l’autre. En effet, aventure physique et littéraire ne font qu’une chez la plupart de celles qui figurent dans cette anthologie. Éric Dussert y réunit une quantité de femmes de lettres oubliées. Malgré leur nombre important, elles sont individualisées. De manière transversale, on repérera certains traits qui pourraient les classer dans des catégories existentielles, des genres de femmes, des genres d’écrivains. La généralisation n’a pas cours ici. L’éventuelle spécificité de l’écriture féminine n’est pas non plus soulignée. Chacune a sa particularité. Ce qu’elles ont en commun : l’écriture. Mais elles se consacrent différemment à ce métier longtemps plus favorable aux hommes qu’aux femmes.
Dans sa présentation, l’auteur exprime une réserve vis-à-vis de la féminisation du terme d’écrivain et d’auteur. Le lecteur n’a aucun mal à devenir lectrice. En revanche, l’auteur ne se fait pas autrice sans susciter la moquerie. Le terme « écrivaine » rendrait « moins grâce à l’utilité de l’ouvrage » – En quoi ? L’argument échappe, cependant je respecterai ici la préférence de l’auteur de ce livre excellent dès son préambule. Son anthologie provient d’un scrupule. Éric Dussert, après avoir consacré un ouvrage aux écrivains oubliés, s’est aperçu qu’Une forêt cachée, publié en 2013, chez le même éditeur, accordait peu de places aux femmes de lettres. Révélant la difficulté à retrouver les traces de ces femmes, pour certaines pionnières, il suscite par la présentation de son travail l’intérêt et l’envie de découvrir ces créatrices « cachées par la forêt ». Cent trente-huit femmes engendrent autant de portraits et de désirs de lecture. Malheureusement, la plupart des livres mentionnés ne sont plus disponibles. Mais cet ouvrage pourrait inciter de nouvelles publications. La préface est signée par Cécile Guilbert, éminente intellectuelle, qui ouvre le cortège des cent trente-huit oubliées. Relativement oubliées car Danielle Collobert, Emma Dante, qui figurent sur cette liste ont des adorateurs, adoratrices.
La littérature est certainement la chose la plus importante du monde. Les femmes y ont toujours pris part. Éric Dussert commence son panorama par une poète médiévale japonaise, Ono no Komachi. La littérature est essentielle en ce qu’elle constitue la mémoire d’une culture et qu’elle s’emploie à la transmettre avec des moyens réduits et infinis. Elle s’adresse en principe à tous mais réellement à chacun. Éric Dussert énonce la formule complexe de cet art qui « fonde une communauté intangible tout en s’adressant aux lecteurs et aux lectrices une par une, un par un, proposant par là un mode sans équivalent de contestation utopique des normes de genre ». Si la réflexion y est suscitée, la méditation est marginale dans cet ouvrage où la théorie laisse une grande place au récit et aux expérimentations intellectuelles de cette invisible communauté féminine. En les classant tout simplement selon l’ordre chronologique, l’auteur montre leur ancienneté dans le monde des lettres et leur inventivité primordiale. Leur condition d’oubliées a des raisons variables. Parfois c’est lié au contexte historique. La célébrité de Thea von Harbou, bien connue quand elle partageait la vie et le travail de Fritz Lang n’a pas duré, sinon auprès des cinéphiles. Ils ont écrit Les Nibelungen, Metropolis, Les Espions, M le Maudit, notamment. Ces œuvres-là, ainsi que la gloire de Fritz Lang, ne se sont pas effacées. Ils se sont séparés en 1933 alors que Thea von Harbou s’enthousiasme pour le futur Reich. Elle adhère au parti nazi en 1940. Fritz Lang, juif, a dû s’exiler à Paris puis à Hollywood. Thea von Harbou, avant de co-écrire les films qui feront la renommée du cinéaste, est romancière. Elle publie son premier roman à dix-sept ans. Elle obtient le succès avec ses livres. Après la guerre, en 1954, son œuvre tombe dans l’oubli. Mais Fritz Lang l’en ressortira un instant en adaptant deux de ses romans.
L’érudition d’Éric Dussert nous permet de découvrir des femmes dont l’existence se lie sans conteste à la littérature. Leurs portraits sont émaillés d’extraits de leurs écrits et parfois de commentaires contemporains de leur publication. C’est une façon habile de nous faire savoir que si elles ne le sont plus aujourd’hui, et peut-être temporairement, ces œuvres ont été lues en leur temps. Elles témoignent, d’ailleurs, de leur époque tout autant que d’une certaine manière d’être au monde. L’agencement des chapitres, chronologique, leur introduction, spirituelle, les cas de figure, très variés, tout cela produit un livre aux usages multiples. Il peut être consulté, à la manière d’un dictionnaire. Ou bien dévoré comme une suite d’aventures. Il a, en tout cas, la particularité de faire habiter dans un même monde des femmes que la géographie, le temps, les mœurs éloignent.
Des auteurs régionalistes, telles Sandy, Canziani, côtoient ici des voyageuses, notamment Adèle Hommaire de Hell, mais aussi des critiques, des conteuses et des poètes. Bien des genres se trouvent réunis, abordés par des femmes de tempérament. L’intensité de leur existence, elles la reversent à la littérature. Intensité physique, sentimentale, politique, culturelle, exotique, militante qui se déploie dans des textes et parfois dans des tribulations. Si bien que la biographie de certaines de ces auteurs suscite à elle seule la curiosité. Si l’on considère le parcours d’Adèle Hommaire de Hell, on s’aperçoit que dans certains cas, l’écrivain naît des circonstances. Pour d’autres, on peut parler de vocation ; mentionnons alors parmi les poètes, Antonia Pozzi et Danielle Collobert. Tandis qu’Adèle Hommaire de Hell n’aurait peut-être pas écrit de récits de voyage si elle n’avait suivi son époux dans tous ses déplacements professionnels. Peut-être n’aurait-elle même pas écrit du tout. Aux côtés d’un homme menant des missions scientifiques, elle minimise la sienne. Elle n’est qu’épouse et produit alors, dans son ombre, des récits incrustés d’émotions soi-disant féminines. Lorsque son mari meurt, en 1848, la créativité d’Adèle se libère. Ses ouvrages changent de ton. Elle donne à voir des paysages inédits qui comblent le public français épris d’Orient depuis l’expédition d’Egypte. Il est notable que souvent l’activité littéraire va de pair avec l’élan qui les pousse vers l’aventure. Etre femme de lettres suppose une certaine intrépidité, un caractère. Il faudra lire, pour s’en rendre compte, le portrait d’Odette Keun, la mystérieuse. Jeune fille rebelle, ensuite désireuse d’entrer dans les ordres, elle devient une bolchévique ardente en 1917, puis elle épouse un prince, se retrouve emprisonnée dans la nation rouge, s’éprend de H.G Wells dont elle admire les théories sur l’amour libre. Ils passeront dix ans ensemble. Ses récits témoignent de ses péripéties et du tempérament de cette héroïne.
Éric Dussert ne s’attarde pas à déceler une spécificité féminine dans ces écritures. Les femmes de lettres sont, ici, distinguées par leurs parcours, faits de choix et d’aléas dont elles ont tiré des œuvres dont il est aujourd’hui le découvreur.
Éric Dussert
Une forêt cachée
156 portraits d’écrivains oubliés précédé de
Une autre histoire littéraire
Préface de Claire Paulhan
Éditions La Table Ronde,
Hors collection
14 mars 2013
Critique littéraire et essayiste, Éric Dussert a une prédilection pour les écrivains oubliés dont il dresse les portraits, quand il ne rend pas vie à leurs œuvres dans sa collection « L’Alambic » à L’Arbre Vengeur. Il suit l’actualité littéraire pour La Quinzaine littéraire, Le Monde diplomatique, Le Matricule des Anges, La Revue des revues et sur son blog personnel, L’Alamblog.