Guillaume Apollinaire (1880-1918), André Salmon (1881-1969), ces deux poètes, ces deux amis. « Un dimanche, le 10 novembre 1918, quand l’immense espoir de la paix commençait de nous rendre le repos perdu, un télégramme m’apportait la nouvelle de la mort de mon ami Guillaume Apollinaire. Ce devait donc être toi, mon Guillaume, mort dans ton lit terrassé par la grippe espagnole dont on a dit que c’était la peste, si pâle sur l’oreiller blanc dominé par le képi neuf de lieutenant, rouge, noir et or comme un coq français. (…) »[1] Le lendemain, qui était le 11 novembre 1918, l'armistice signé mettait fin aux combats de la Première Guerre mondiale, les canons des Invalides tonnaient, toutes les cloches parisiennes sonnaient. Voilà ce qu’écrit, voilà ce que rappelle l’ami d’Apollinaire, André Salmon, dans la correspondance qui les lia à vie, à partir de leurs vingt ans et des poussières, et parue aux éditons Claire Paulhan.
À sa mort, Apollinaire n’a que trente-huit ans. Sa poésie, sans cesse abandonnée à l’effusion et souvent proche de la chanson, sera donc le fruit d’une existence brève, effervescente. Vingt ans à peine séparent L’Enchanteur pourrissant – son premier texte poétique, mystérieux, nourri de théâtre et de mythologie celtique – de sa mort. Né à Rome, fils naturel, père inconnu : son ascendance fascinera, et selon les maigres indices qu’il voulait bien donner à ses amis, « quel qu’ait été leur degré d’intimité avec lui, tous s’accordent à dire qu’au moment même où il se montrait le plus ouvert, le plus déboutonné, il leur échappait encore par quelques côtés ».[2] Quant à André Salmon, qui survivra plus de cinquante ans à Apollinaire, poète, romancier, journaliste, critique d’art, aventurier à la gloire discrète, incapable de classifier sa propre poésie qui, s’il se laissa ranger parmi les fantaisistes, les cubistes, les modernistes, fut par-dessus tout, celui qui introduisit le quotidien et la féerie dans la poésie. Ami des peintres et des poètes, André Salmon brassait les images. Apollinaire était séduit et le décrit mieux que tout autre : « Il [A. Salmon] est né dans ce Paris qu’adore le monde entier ! Il y chante la vie moderne du poète. Le soir, des cafés aux longues façades s’exhalent la fumée du tabac et l’odeur forte de l’alcool. (…) Le jour, il y a des rues pleines de fruits et de fleurs, et le poète en passant, peut aimer
D’un amour qu’elle ne peut comprendre
La fille au fichu bleu qui vend de la lavande. »
En dehors de ces poèmes dans lesquels un profond sentiment populaire s’allie à une inspiration personnelle d’une pureté miraculeuse, André Salmon a composé quelques morceaux lyriques qui ne peuvent être dépassés (…) », signait-il dans un article consacré à son ami, qu’il intitulait « André Salmon » Vers et Prose.[3] Ainsi, l’œuvre de l’un comme l’œuvre de l’autre, existait-elle par elle-même dans l’esprit de l’autre, attentif.
Les correspondances sont toujours un enchantement pour qui les aime, et cette correspondance entremêlée de notes l’est tout autant, qui donne à lire une série de quatre-vingt-dix lettres, billets, traits d’humour, échanges de poèmes, d’articles, d’humeurs ou de corrections d’épreuves en partage, depuis la rencontre de ces deux êtres si proches « par l’âge, les amitiés, les choix esthétiques » jusqu’à la mort d’Apollinaire. Une fraternité lyrique les lie, sans jugement.
Cette édition, ramassée tel un livre d’art miniature (comme souvent chez Claire Paulhan) s’offre comme un parcours, par la grâce des illustrations et leur arrangement, la densité prodigieuse des notes sous les lettres, le Florilège. Jacqueline Gojard, qui édita, annota et préfaça l’édition, nous prévient d’emblée : cet ouvrage repose sur un pacte de confiance, il s’agit pour le lecteur d’entrer en correspondance avec ces deux poètes au fil d’une enquête qui tient du puzzle et du décryptage ; autrement dit, d’accepter d’aller, au fil d’une déambulation, à son rythme ou selon son parcours, entre textes et images.
À la correspondance, s’ajoute ce Florilège de vingt-huit textes de Salmon, écrits quand Apollinaire n’est plus – dialogue vivant avec l’ami perdu – ton qu’on retrouve dans ses inoubliables Souvenirs sans fin, répartis en trois époques, et dont la première évoque ce temps des rencontres déterminantes avec Apollinaire, Max Jacob et Picasso ; ce temps béni des flâneries parisiennes et des débuts littéraires, alors qu’au Caveau où André Salmon arrivait, ne connaissant personne, on annonçait aussi pour la première fois, Guillaume Apollinaire. Celui-ci s’arrachait de la bouche une petite pipe en terre blanche rehaussée d’émail et, l’air un rien sombre comme fâché, marchait vers le piano pour s’y caler et déclamer les vers d’une suite intitulée Le Vent du Rhin. Salmon applaudit, Apollinaire fut fêté. André Salmon fut appelé à dire lui aussi ses vers. Il se trouva ridicule, pourtant, leurs vers manuscrits parurent dans deux revues, ils avaient tous les deux 20 ans et leur amitié fut scellée.[4] Ils créèrent cette même année une revue Le Festin d’Ésope.
« Un samedi de l’automne de 1903 – écrit Salmon, qui cite ensuite Alcools d’Apollinaire – nous nous rencontrions, sans nous connaître, au sous-sol du Soleil d’or devenu le Café du Départ, à l’angle du quai Saint-Michel et du boulevard. Guillaume Apollinaire a écrit dans Alcools ceci qui est inimitable :
Nous nous sommes rencontrés dans un caveau maudit
Au temps de notre jeunesse
Fumant tous deux et mal vêtus attendant l’aube
Épris des mêmes paroles dont il faudra changer le sens
Trompés trompés pauvres petits et ne sachant pas encore rire (...)
En ce temps-là, il n’était pas encore parfaitement impossible de s’accouder à un piano pour réciter des vers dans une cave enfumée. Parce que nous avions vingt ans (...). » [5]
Ce souvenir, extrait du discours célébrant l’amour et la gratitude qu’Apollinaire, témoin au mariage d’André Salmon lut le 13 juillet 1909, il le terminait par ces vers : « Réjouissons-nous,
L’amour veut qu’aujourd’hui mon ami André Salmon se marie ».
Guillaume Apollinaire, prosateur, pornographe qui écrivit deux romans érotiques publiés sous le manteau (Les Onze mille verges et Les exploits d’un jeune Don Juan) ; né à Rome où il passa les sept premières années de sa vie, puis élevé à Monaco ; flâneur célébrant les villes et, par-dessus tout, Paris – où sa mère finira par s’installer avec ses fils, enfants – sa patrie, qu’il chantera tout au long de son œuvre ; Apollinaire, enchanteur de l’érotisme et du rêve, ces vastes et étranges domaines où le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir. Qui ne se souvient pas, s’il les a lus un jour, de ces vers troublants, mélancoliques de Zone, dans Alcools ?
Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague / Tu te sens tout heureux une rose est sur la table/Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose (…) / Te voici à Marseille au milieu des pastèques / Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant / Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon / Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide / (…) Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie / Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie / (…) Adieu Adieu / Soleil cou coupé
Guillaume Apollinaire, poète amoureux, poète assassiné, André Salmon, artiste, homme libre aux doigts étoilés faisant vibrer la Lyre… Guillaume Apollinaire, André Salmon, ces deux amis, ces deux poètes.
[1] Guillaume Apollinaire & André Salmon, Correspondance 1903-1918, & Florilège 1918-1959, éd Claire Paulhan 2022, Florilège 1920, p.308.
[2] Apollinaire par lui-même, Écrivains de toujours, éd. Seuil, 1962, p. 25.
[3] André Salmon, Souvenirs sans fin, nouvelle édition préfacée par Pierre Combescot, éd. Gallimard, 2004, p.60.
[4] Guillaume Apollinaire & André Salmon, Correspondance, op. cité, p.309
[5] Op cité p.121, « André Salmon » Vers et Prose, juin-juillet-août 1908