Qu’est-ce exactement ce qui nous bouleverse à la lecture de ces lettres ? D’entendre en chacune une voix particulière, bien qu’elles disent presque toutes la même chose. De voir en chacune un destin, bien que les individus soient broyés dans un assassinat de masse. De sentir en chacune un corps bien qu’ils soient invisibles. De lire, tout simplement, ces lettres comme si elles nous étaient adressées par-delà les années qui nous séparent des faits. Toute lecture sollicite l’imagination, c’est-à-dire demande qu’on prenne part à ce qui est relaté. Traversés par notre imagination, les écrits sortent de leur temps. La lecture de ces manuscrits rend très proches leurs auteurs. Ces lettres qui ne nous sont pas adressées nous parlent intensément. L’incertitude de leur sort fait naître l’émotion chez le lecteur d’aujourd’hui. Nous savons tout ce qu’eux ignorent et nous recevons avec effroi ce qu’ils écrivirent en d’autres temps à d’autres que nous. Nous sommes informés sur la « destination inconnue » tout en n’en sachant réellement rien. En dépit d’une accumulation de connaissances sur cette période, nous sommes ignorants. Ils resteront seuls avec le secret d’une mort collective. Méthodiquement organisée par les Allemands, la déportation est facilitée par le gouvernement de la France de Vichy. Parmi les traces figurent les courriers. S’ils témoignent, ils cherchent aussi à rassurer. Car ils veulent épargner leurs destinataires, dissiper leur inquiétude. C’est précisément ces précautions qui sont bouleversantes. On commémore cette année le 80ème anniversaire de la rafle du Vel’ d’Hiv’. À cette occasion, Le Mémorial expose des lettres de personnes qui ont été internées dans les camps de Drancy et de Pithiviers. C’est la première fois qu’on en présente autant. L’ouvrage qui accompagne l’exposition en montre quelques-unes. Elles viennent illustrer l’étude que consacrent Tal Bruttmann et Karen Taieb à ces archives.
En France, à partir de 1940, des milliers de Juifs furent arrêtés tant par les autorités allemandes que françaises. Conséquence des lois antisémites promulguées par le gouvernement de Vichy et précisément de la loi du 4 octobre 1940, les Juifs sont emprisonnés dans des camps d’internement situés en zone libre et en zone occupée. Arrachés à leur vie, ils essaient de maintenir le contact avec leurs proches. La correspondance est le seul moyen dont ils disposent. Mais en disposent-ils vraiment? Il arrive que des détenus soient interdits de correspondance. Chaque camp est doté d’un service qui contrôle tout ce qui sort des camps et y entre. Des milliers de courriers partent des camps ou y parviennent. Mais ils sont soumis à des règles strictes imposées par l’administration. Certains aspects de la réalité doivent demeurés cachés. Par exemple, la famine, les morts et la vie atroce des internes restent ignorés au moyen de la censure qui s’exerce sur les lettres. Abraham Baron écrit une carte à son épouse. Lorsqu’elle lui est remise, la carte est accompagnée d’un commentaire signé « La censure » qui l’enjoint à faire en sorte que la calligraphie de son mari s’améliore; autrement on ne lui transmettra plus ses lettres. La censure a des difficultés à déchiffrer cette écriture très serrée alors elle veut punir. Certains courriers sont purement et simplement retirés de la circulation. Une carte postale est tamponnée « refusé par la censure ». Certaines correspondances s’étoffent semaine après semaine, mois après mois; l’écriture s’installe dans un temps long. Pour ceux et celles qui seront internés pendant plusieurs années, les lettres seront le seul lien avec le monde extérieur. Les mots, les phrases, les dessins leur permettent de dire qu’ils sont encore en vie; mais sans trop entrer dans les détails de cette vie. La correspondance leur sert aussi à demander des produits essentiels. Tout manque dans les lieux de détention, y compris les paillasses pour dormir. Les personnes raflées se retrouvent au camp dans un dénuement total et c’est par lettre qu’elles sollicitent leurs proches pour obtenir des affaires de toilettes, quelques vêtements, de quoi subsister. Les paquets sont soigneusement fouillés par les gardes en quête de lettres cachées par les expéditeurs. À l’occasion de ces fouilles administratives, les gardes pillent les colis. Il arrive aussi que l’on demande une chose superflue. Alors, tout comme les mots qui cherchent à rassurer, l’ingénuité d’un désir nous touche profondément. Parce que l’envie de vivre s’y proclame. L’innocence se déploie sur un recto verso écrit à Pithiviers en août 1942 par un enfant. Cher papa, dit-il. Puis il énonce des nouvelles factuelles. Il remercie d’une boule de pain qui était dans son colis. Il parle aussi de l’harmonica qu’il avait demandé dans une lettre précédente. Il se passe plusieurs semaines entre les lettres et leur réponse. Car le service du courrier est bimensuel. La lettre du petit Marcel se termine par la prémonition qu’il sera du prochain convoi. « Je ne sais aucune nouvelle de maman et se samedi il doit y avoir un départ d’enfants et je crois que je partirai ». En 1942 ces relations épistolaires sont bouleversées par le déclenchement de la « solution finale » et les déportations des Juifs vers les camps d’extermination. Leur persécution débouche sur une mise à mort. Drancy est la plaque tournante de ces déportations. Commence ici le voyage vers l’Est, euphémisme pour designer la déportation vers le camp d’extermination d’Auschwitz. Arrivant de divers lieux de détention, des milliers de personnes passent par Drancy. C’est un camp par où transitent tous les Juifs qui sont conduits à Auschwitz dans des conditions abominables. L’expression de leurs lettres changent radicalement à partir de 1942. Commencent les déportations vers les camps de la mort. Ils écrivent à leurs proches pour les informer des arrestations et transferts de camps. À partir de 1942, les lettres prennent une tonalité urgente. Il s’agit d’alerter, de dire adieu. Les mots sont jetés à la hâte sur n’importe quel bout de papier et parfois catapultés des trains. Les courriers servent aussi aux internes à demander de l’aide. Ils sollicitent des administrations pour obtenir une libération. Ils tentent toutes les démarches dans l’espoir d’échapper à la déportation. Les lettres sont l’ultime moyen pour essayer d’être sauvé. Quelques dessins sont glissés dans des enveloppes. David Brainin, interné à Drancy et déporté par le convoi 34 du 18 septembre 1942, dessine le camp. Le dessin s’est estompé, on y voit encore des bâtiments et la surveillance des gendarmes en cet été 1942 où les arrivées et les déportations se succèdent. Le tournant de la « solution finale » détermine la tonalité des lettres, on l’a dit. L’urgence qu’on y lit est corroborée par le support où sont posés les mots. Les victimes ont besoin d’informer leurs proches au plus vite mais elles manquent de papier. Tout ce qui peut être utilisé pour écrire va être récupéré à cette fin. Les prospectus, les emballages, n’importe quel papier peut être utile. L’administration pour faire obstacle à ces courriers confisque les emballages à l’arrivée des colis. L’insuffisance du papier a pour effet de modifier non seulement l’expression mais la graphie. Car pour maximiser l’espace sur le seul morceau de papier dont on dispose, on écrit tout petit. Les crayons manquent aussi. Alors c’est avec son sang que le détenu Doudou écrit je t’aime à sa fiancée Sarah Feldman.