Saïgon, 1947. Ta vie devait s’écrire en Cochinchine entre Saïgon, Thù Đúc et Vung Liêm. Tu gardes de beaux souvenirs de tes premières années d’enfance indochinoise, plutôt insouciantes, sans jamais oublier en filigrane la violence de l’invasion japonaise, véritable trauma dont tu ne parlais quasiment jamais. Tu ne m’en as relaté qu’un seul fait, brièvement : ton père, mon grand-père, avait été capturé et attaché au balcon de l’hôtel de ville de Saïgon durant plusieurs jours. Les Japonais lui promirent hara-kiri, ou autrement dit de le jeter dans le Mékong, noué d’une grosse pierre, pour le noyer. L’argent remis par la famille l’a sauvé des griffes de l’ennemi envahisseur. On m’a raconté aussi que dans la propriété familiale de Vung Liêm, tu as été témoin de scènes traumatisantes orchestrées par ces mêmes Japonais, comme la pendaison de personnels de maison aux longs rideaux de lin du vaste salon. L’immense jardin tropical jonché de jarres peintes aux motifs bleutés de dragons. Il a fallu fuir, se replier dans la villa Duytan du 16, rue Garcerie, à Saïgon. Puis se décider à quitter le territoire maternel du Sud. Tu embarques alors aux côtés de tes parents et de Lil, Lol, Gérard et Jony tes sœurs et frères, ainsi que Bà Bãy, la nounou, à bord du Félix Roussel pour la France dont tu ne savais pas grand-chose, mais dont tu parlais au moins un peu la langue. Du haut de tes huit ans, tu garderas un très bon souvenir de cette longue traversée, bien installé sur ce confortable paquebot glissant vers le port de Marseille, sans me donner plus de détails.
[…]
Marqué à vif par ton passé, tu n’aimais pas regarder en arrière, la vie pour toi c’était maintenant et devant.
Saïgon, juin 1954. C’est probablement suite à la défaite française de Diện Biên Phủ que tu es le premier de tes frères et sœurs à quitter précipitamment Saïgon un mois après la défaite et quelques semaines avant les accords de Genève qui marquent la fin de la guerre d’Indochine c’est-à-dire la guerre française du Vietnam. Tu prends pour la première fois, et seul, l’avion pour Vientiane, la ville où t’attend Nang Nouthap, ta grand-mère paternelle laotienne, ta Mè Tú, ainsi que tous des demi-cousins et demi-cousines laos. Tu séjourneras pendant plusieurs mois dans la maison de l’arrière-grand-mère lao. À cette époque, le Laos est ton deuxième pays, le deuxième repère familial après Saïgon. Le pays paternel où il fait simplement bon vivre, paisiblement.
En tant que franco-laotien, ton père a voulu te donner les bases de l’éducation française reçue de son père, en plus de la culture lao ancrée naturellement en lui. Les subtilités propres à la culture asiatique empreintes de suggestions, de sourires et d’attentions te sont naturelles. Manier cette double culture serait un passeport universel qui te permettrait de t’adapter à n’importe quelle situation et te sortir de n’importe quel pétrin.
Saïgon, samedi soir, 18 septembre 1954
Mes chers enfants,
Papa a reçu votre lettre et vous remercie beaucoup.
Serge, mon petit, il faut que tu aides Gérard à acheter les affaires nécessaires pour aller passer son examen le 23 septembre. Le 22, Gérard ne doit pas aller se promener. Il doit préparer ses cahiers, plumes, buvard, habits, cirer ses souliers, et dormir très tôt. Fais cela pour Papa.
Je ne rentrerai que vendredi ou samedi prochain à Vientiane parce que le passeport de Bà Bãy ne sera prêt que vendredi. Et puis Papa doit expédier d’abord les vélos, les caisses et tous les bagages.
Maman est en bonne santé. Elle viendra au Laos avec Tata vers le 10 octobre.
Mon petit Gérard, Papa te demande de te préparer pour l’examen du 23 septembre. Achète tout ce dont tu as besoin. Serge te remettra de l’argent et Thong te conduira à l’examen le 23 au matin.
Papa vous demande d’être bien sages. Je vous apporterai tout ce que vous m’aviez demandé.
Papa vous embrasse tous très fort.
Papa.
Vientiane, décembre 1954. Encore un déplacement subi pour toi, seulement quelques mois après avoir goûté à la vie laotienne. Tu as quinze ans. Les affaires ont été expédiées de Saïgon dans des malles qui sont arrivées à Vientiane, mais il faut déjà songer à repartir. Cette fois-ci, tu déménages en Thaïlande, un pays qui t’est alors totalement étranger, même si les cultures laotienne et siamoise sont très proches. Parlant couramment le laotien, tu réussis à comprendre à peu près le siamois ; tu n’en saisis cependant pas encore l’écriture ni les subtilités nécessaires pour bien réussir tes études dans cette langue. La Thaïlande de ces années vécues est bien loin des clichés actuels relayés par les réseaux sociaux et les touristes.
Ce pays est encore inconnu de la majorité des Occidentaux. Les Européens de l’époque ont une idée assez générale de l’Extrême-Orient, le voyage n’étant pas quelque chose de courant. Les Français connaissent l’Indochine française, mais pas la Thaïlande, seul pays d’Asie du Sud-Est à n’avoir jamais été colonisé par les Européens. Ceci la rend à part, les Thaïlandais en sont fiers. Les G.I. ne sont pas encore arrivés au Vietnam ; ils n’ont pas encore perverti la Thaïlande avec leurs dollars distribués aux filles, lors de leurs permissions à Pattaya. Ton père retrouve un poste à la hauteur de la renommée familiale, il est promu premier directeur de la compagnie aérienne Air Laos, à Bangkok, grâce aux relations qu’il entretient avec d’éminentes personnalités politiques du Laos.
[…]
C’est à partir de cette période que tu occupes une grande partie de ton temps libre à écrire à toutes celles et ceux que tu as connus. Retisser des liens précieux devenus fragiles à cause de l’éloignement géographique. Tu entretiens ainsi une correspondance régulière avec ta marraine vietnamienne, une amie de la famille, toujours à Saïgon, que j’eus le plaisir de connaître étant petite.
[…]
Tu ne le sais pas encore, mais ce déménagement en Thaïlande va ancrer toute la famille dans ce pays, de manière durable. Cette terre d’accueil se confondra avec la terre natale. La maison du 13, Dejo road, située dans le quartier de Silom, sera pendant quelques années le lieu refuge, la maison protectrice où il fera bon vivre. Elle t’a permis de transférer une partie des attaches perdues vers ce pays, à michemin entre le Vietnam pour sa situation géographique et le Laos pour sa culture. Jusqu’à la fin de ta vie, la Thaïlande sera ta base de repli. Tu proclameras même être originaire de ce pays, cherchant à éteindre les cicatrices de tes origines et du passé. Alors là-bas, tu te feras appeler Somchaï. Serge. Dualité et double.
Nice, le 24 décembre 1955
Mon cher ami,
Tu ne peux pas savoir combien j’ai été heureux de recevoir enfin une lettre de toi. Que s’est-il passé pour ne pas avoir reçu de vos nouvelles depuis plus d’un an ? J’ai eu de vos nouvelles par les blanchisseurs de Canta-Galet chez qui ton Papa avait travaillé lorsque vous habitiez à Nice. Il paraît que ton Papa est directeur des lignes aériennes là-bas. J’en suis très heureux pour toi et pour ta famille ! Il paraît aussi que Jacqueline (ta tante) s’est mariée et qu’elle habite à Nice, je ne sais pas où. Où sont Gérard, Laurence, Jony et Liliane ? Tu leur enverras le bonjour ainsi qu’à ton Papa et ta Maman. Qu’est devenue Bà Bãy ? Est-elle encore avec vous ? Dans l’affirmative, dis-lui que je lui adresse mes meilleurs vœux pour 1956.
J’espère que tu as passé, avec tes parents, un bon Noël. Avez-vous reçu les lettres que je vous ai envoyées ? Une en 1954 et l’autre en 1955 ?
Voici les réponses aux questions que tu m’as posées. Je me porte bien et il fait un si beau temps à Nice que tu en ferais des ronds de chapeau, mais hélas il fait assez froid. Ce doit être parce qu’il y a de la neige aux alentours (Valberg, Auron…). Je vais encore à Saint-Pierre-d’Arène. J’ai fait deux écoles depuis que tu es parti : Sasserno, Don-Bosco et je suis revenu à Saint-Pierre-d’Arène pour avoir le certificat d’études chez Fabre (tu dois le connaître). Je travaille assez bien. Mon grand-père et mon maître sont assez contents de moi. Je suis, au dernier classement, cinquième sur vingt-cinq élèves. Je ne suis plus au Cœurs Vaillants. J’ai dit bonjour de ta part à Maxi qui te le renvoie. Tu me demandes d’être premier en classe, c’est un peu trop demander ! Riquet, le chat que tu m’avais donné, est encore à la maison. Il se porte comme un moine. J’ai toujours le bateau en écorce que Gérard m’avait donné avant de partir.
Reviendrez-vous un jour en France ?
Si tu peux, envoie-moi des timbres de là-bas car j’en fais la collection. Quelle langue parlez-vous là-bas ?
Enfin maintenant je te quitte n’ayant plus rien à te dire ni à te demander.
Merry Christmas and Good Year and for your parents and for you, Gérard, Jony, Liliane and Laurence.
En espérant bientôt avoir de tes nouvelles qui me feront réellement plaisir.
Albert.
Paris, le 20 avril 1964
Mon cher Papa,
J’ai bien reçu ta lettre datée du 7 avril. Je suis bien content de te savoir réinstallé de nouveau avec un travail qui te convient mieux pour ton âge et qui te permet de vivre aisément, vu que tu as maintenant la charge des trois aînés en moins. De ce côté-là, je suis rassuré, mais je ne suis pas du tout tranquille d’apprendre qu’hier, de nouveaux incidents ont éclaté au Laos, le putch de Vientiane, etc.
Ah, quel drôle de pays que ce minuscule petit royaume ! Je ne pourrai jamais y vivre paisiblement. Enfin, je pense que ce ne sont là que des commentaires de la presse et des journaux et que la situation au Laos n’est pas un danger.
Au fait, j’ai eu des nouvelles de Bumarin par tata : il paraît qu’il est retourné chez ses parents planter des melons. Il ne m’a même pas répondu, rien dit, rien écrit, lui qui comptait tant sur moi pour le faire venir en France.
Comme quoi, je ne me suis nullement trompé en me disant que c’était un garçon peu intéressant. C’est le genre de gars qui écrit et se montre empressé seulement lorsqu’il a besoin qu’on lui rende service !
Comme tu n’en veux plus, je ne t’enverrai des journaux que lorsque j’en trouverai gratuitement. Je ne les achèterai plus. Comme j’ai manqué d’argent ce mois-ci, j’ai décidé de faire très attention dorénavant. Je vais être plus économe et ne dépenser et n’acheter que lorsque c’est vraiment nécessaire. Pour l’instant, j’ai parqué ma voiture place de la Concorde et je prends le métro et l’autobus quotidien pour me rendre à l’aéroport afin de boucler plus facilement mon budget. Je ne me sers de la voiture que les dimanches ou durant mes jours de repos, car c’est après tout mon plaisir favori. Cela m’a changé la vie, c’est tellement agréable de pouvoir s’évader en dehors de Paris quand il fait si beau ! Je ne suis plus à la merci des transports en commun, au moins ne serait-ce que durant les jours de congé.
Je t’embrasse affectueusement,
Serge.
Paris, le 12 mai 1969
Mon cher Papa,
Je n’ai pas eu le courage de t’écrire hier dimanche, il n’y a rien d’urgent ni d’important à te dire. Il a fait si beau et si chaud, trente degrés, que je me suis laissé tenter à prendre mon temps, à flâner sur les quais de la Seine et à faire briller ma Triumph.
J’ai eu le plaisir de recevoir ta carte datée du 9/05 m’annonçant sans cesse « ta lettre promise » ; je patiente comme ton thit kho. Tu irais au Canada l’année prochaine ; pourquoi ne nous donnerions-nous pas rendez-vous à Sherbrooke le 1er juillet 1970 ? J’ai envoyé une carte aux G+G pour souhaiter l’anniversaire de Gérard et apprendre à Geneviève mon entrée à Air Canada.
Jeudi 15 mai cela va faire exactement un mois que je suis à ce nouveau poste chez Air Canada. En principe, je devrais être confirmé dans mon emploi, si bien sûr je fais l’affaire. Ça a l’air de marcher pas trop mal, je me suis très vite adapté et, enfin, j’ai le moral au beau fixe. Le plus dur, ce fut les trois premiers jours, mais on m’a mis tout de suite dans le bain et pour ne pas couler, j’ai de nouveau appris à nager. Maintenant, bien sûr, je nage tout seul.
Dix ans te séparent maintenant de Dejo Road et de Vientiane. Tu avais mis l’Asie de côté pour te consacrer pleinement à ta vie en France. L’idée et le besoin d’un futur voyage là-bas reviennent néanmoins régulièrement dans les lettres. Pour attendre, tu te mets donc sérieusement à faire la cuisine vietnamienne et prend plaisir à partager ces bons plats avec celles et ceux que tu invites. Le goût de la cuisine te permet de garder un lien concret et quotidien avec la « terre natale. » Une manière efficace de garder et transmettre le lien avec ta culture, revenir aux sources, s’évader, combler le déracinement. Quand on cuisine vietnamien, c’est par magie un petit bout de Vietnam qui rentre dans la maison. Avoir le goût et le garder, le taste comme disait ma grand-mère. Il s’évapore, il s’oublie avec les années, confronté à d’autres goûts qui le transforment. Et aucun livre de cuisine ne peut restituer vraiment les saveurs perdues. La cuisine est au cœur des liens entre les membres de ta famille. C’est une fin en soi autant qu’un prétexte pour se voir. Je m’applique, moi aussi, à cuisiner régulièrement des plats vietnamiens ou thaïs, soucieuse de retrouver le goût, mais c’est lorsque je rentre d’un séjour en Asie du sud-est que l’inspiration est particulièrement au rendez-vous, les détails et saveurs évaporées reviennent.