FloriLettres

Eugène Boudin : Portrait. Par Corinne Amar

édition mars 2025

Portraits d’auteurs

 « Je suis un isolé, un rêvasseur qui s’est trop complu à rester dans son coin et à regarder le ciel », confiait Eugène Boudin (1824-1898) en 1877. Pourtant, personne n’oublie la virtuosité du roi des ciels pour saisir toutes les nuances de l’azur – « ces beaux et grands ciels tout tourmentés de nuages, chiffonnés de couleurs ». Eugène Boudin est à jamais le peintre dont la particularité fut de peindre à l’extérieur, orfèvre des nuances de bleus et inlassablement nourri des lumières de l’Ouest et des reflets du ciel sur la mer. 
Né à Honfleur, il y vivra ses dix premières années, deuxième d’une famille de quatre enfants, puis ses parents s’installent au Havre. Un père matelot, une mère femme de ménage, un milieu modeste. Eugène est autodidacte. À l’âge de douze ans, il devient commis chez un imprimeur, avant d’entrer chez un papetier-imprimeur. La ville du Havre s’est offert un musée et une école de dessin et il fréquente les deux endroits. À l’âge de vingt-et-un ans, Eugène montre ses premiers croquis au peintre pastelliste et dessinateur, Jean-François Millet (1814-1875), alors au Havre, et malgré les réticences de ce dernier qui tente de le décourager d’en faire un métier, deux ans plus tard, il commence à peindre sur le motif. En 1851, il obtient de la Ville du Havre une bourse d’études de trois ans. Mais, au lieu de s’inscrire dans l’atelier d’un grand peintre parisien comme cela lui était recommandé, esprit libre, il s’inscrit comme copiste au Louvre et travaille sur le motif, en Normandie. En 1887, le journal l’Art [compte-rendu du Salon de 1887], publiait une brève autobiographie d’Eugène Boudin. « Quoique né à Honfleur d’un père marin, je n’aurai pas l’ingratitude d’oublier que c’est la ville du Havre où j’ai été élevé qui m’a encouragé et pensionné pendant trois années. Mais avant cela, j’avais tendu bien des carrés de papier à pastel. (…) Le portrait était en vogue, ce fut dans ce genre que je débutais. Il fallut chercher à gagner sa vie, en faisant tout ce qui concernait son état ; je fis ce que je pus… tableaux de salles à manger, aquarelles, paysages et enfin, tout ce qui pouvait rapporter quelque profit. Ma pension avait pris fin. La ville du Havre ne me devait plus rien, mais elle avait eu une déception. On s’imaginait que j’allais revenir, après trois années d’entretien, un phénix de l’art : j’étais revenu plus perplexe que jamais (…) ». (1) 
Sa peinture, natures mortes, paysages, la bourgeoisie havraise n’en veut pas, et il traverse une période difficile, tant moralement que financièrement. Les remarques, les résolutions, les doutes, les progrès, il les fait en son for intérieur, puis les note, assemblant ainsi en des petits carnets ses pensées. Ses notes, il en couvrira des pages, gardant pour lui ce qu’il aurait pu confier à d’autres et qui souvent, lui arrache des cris de détresse. « Jours de désespoir et d’anéantissement. Ne rien réussir qui vaille, avoir la nécessité sur ses talons. Je m’agite dans une ornière où je suis enfoncé de toute façon. Mes yeux se fatiguent, mon goût s’émousse et je ne produirai rien de passable. Voilà vingt fois que je recommence pour arriver à cette délicatesse, à ce charme de la lumière qui joue partout. » (2)
Il n’a que trente ans lorsqu’il jette ces notes tristes et amères, ajoute son biographe, mais plus forte que son découragement, que sa misère, sa volonté domine. C’est seul qu’il surmontera, résoudra, triomphera. C’est alors qu’il décide de changer de pratique et de prendre sans plus attendre la nature comme seul et unique maître. 
Dès 1855, naviguant entre Honfleur et Trouville, emportant son lourd bagage de peintre, un rouleau de toiles non montées, « de l’eau, des papiers en blocs plus la boîte et les crayons », un parasol, il se pose en plein air du lever du soleil à la nuit tombée. Durant l’été 1856, il convainc le jeune Claude Monet (1840-1927) de venir travailler avec lui sur le motif. Le ciel, de simple motif, devient un élément à part entière de son travail. Mais Boudin est une âme inquiète, insatisfaite, qui ne tient pas en place. Le 26 novembre 1856, il note : « L'envie de fuir me tourmente. Il faut essayer des voyages, ça dérouille ». L’été venu, il part pour le Finistère où il reste deux mois. « Le temps est tellement inconstant que le paysage est impossible », écrit-il à son frère, Louis Boudin, le 12 août 1857. (3)
En 1859, il rencontre Baudelaire à Honfleur, guide Courbet au Havre. L’un et l’autre impressionnés par ses pastels, ses marines, l’encouragent dans la voie qu’il s’est tracée. Mais le peintre est timide, manque de confiance en lui, se tient loin des événements et des hommes, doutera longtemps avant de comprendre qu’il a du talent.
En 1861, il s’est installé à Paris. Si le travail sur le motif est pour Boudin essentiel, il a besoin du recul de l’atelier. « Il n’y a qu’à Paris, dans le silence de l’atelier, qu’on se juge bien. » Assez rapidement, il organisera son année entre voyages sur le littoral à la belle saison et retraite l’hiver dans son atelier parisien.
Il s’est spécialisé dans les marines, les ports, les stations balnéaires, ces lieux des jeux de lumière, il peint l’incomparable série de plages avec ses ciels, la foule qui vient découvrir les joies du bord de mer. 
En 1863, il épouse au Havre Marie-Anne Guédès, Bretonne dont la famille habite le Finistère et chez laquelle il ira souvent faire des séjours. Peu à peu, il commence à recevoir des commandes de peintures de marines, délaisse alors les scènes de plages.
À la fin de l’année 1870, alors qu’une partie de la France est occupée par l’armée allemande, Boudin est appelé à Bruxelles par un marchand d’art, puis il part pour Anvers où il s’évertue à reproduire quelques vues de la ville. Il note qu’il n’y est pas bien. « Le pays ne nous va pas beaucoup comme séjour – et puis le climat y est si capricieux, si chaud et si froid alternativement que la santé se détraque aisément », écrit-il le 11 juillet 1871. (4)
Les années qui suivent sont pour Boudin des années de succès. En 1874, le peintre participe à la première exposition impressionniste où il est considéré par les jeunes artistes comme un maître. Mais à partir de 1875, le commerce d’art subit les affres de la grande dépression et les revenus s’effondrent. Boudin ne peut plus voyager autant. 
Sa correspondance, à son frère, sa famille, ses amis, ses marchands, fourmille de détails sur ses voyages. Dans les dernières années de sa vie, l’homme se livre sur ce qu’il craint par-dessus tout, la terrible solitude, notamment à son ami havrais, Ferdinand Martin. « Ce soir je t’écris ces lignes au bruit de la pluie qui glisse sur nos tuiles et fait vacarme autour de la bicoque… ce n’est plus gai du tout : la mer ne décolère plus […] nous avons encore un mois de solitude à faire si le temps ne devient pas trop mauvais, mais je doute que nous puissions résister aussi longtemps à cette horrible tristesse du ciel » [Deauville, 30 septembre 1885]. (5)
Il se sent éperdument seul à la mort de sa femme, Marie-Anne Boudin, en 1889, et c’est à son ami de toujours, Ferdinand Martin, qu’il exprimera dans ses lettres en termes déchirants, son abandon, son isolement et la peur d’en perdre la raison.
En 1898, il passe le printemps dans le Midi. Affaibli, il parvient à se rendre à Deauville où il meurt le 8 août de cette même année.

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1. Laurent Manœuvre, Boudin, Petit dictionnaire autobiographique, Belin, 2014, p. 29
2. Extraits de carnets manuscrits autographes. Vente Hôtel Drouot, 12 mai 1970. Cité dans E. Boudin, Gilbert de Knyff, Mayer, 1976, p.12
3. Laurent Manœuvre, Boudin, Petit autobiographique, op. cité
4. Suivre les nuages le pinceau à la main, Correspondance 1861-1898 d’Eugène Boudin, édition établie et annotée par Laurent Manœuvre, L’Atelier contemporain, François Marie Deyrolle éditeur 2025
5. Suivre les nuages le pinceau à la main, Correspondance 1861-1898 d’Eugène Boudin, op. cité.