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Erik Satie : Portrait. Par Corinne Amar

édition été 2025

Portraits d’auteurs

Pour le centenaire de la mort d’Erik Satie (1866-1925), une lecture musicale de sa correspondance est à l’honneur au festival Rencontres d'été théâtre & lecture en Normandie. Voilà l’occasion d’entrer, nous aussi, dans ces lettres,1 pour tenter de saisir l’Incernable.
Compositeur, précurseur de la musique répétitive, violemment contesté par les uns, adulé par les autres, Erik Satie est mort dans les bras de la petite fille aux grands yeux verts, surnom qu'il avait donné à la misère. Fin pathétique pour celui qui avait fréquenté Cocteau, Picasso, Ravel, Braque, Derain, Brancusi ou Milhaud, pour ce génie solitaire et pauvre, qui ne supportait autrui qu’à distance – d’où son besoin de la correspondance qui, comme sa musique, reflétait son sens aigu de la dérision.
Erik Satie naît à Honfleur. Il est le fils d'un courtier maritime devenu éditeur de musique et d'une mère d'origine écossaise, dont la mort le laisse orphelin à six ans. Son père se remarie avec une jeune femme, professeur de piano, qui insiste pour qu’il prenne des cours. À l’âge de 13 ans, il entre au Conservatoire de Paris et en déteste aussitôt l'académisme : « C'est un lieu sombre, sans agrément ni intérieur ni extérieur ». Ses professeurs le disent doué mais indolent, il se montre étudiant mais paresseux. Il veut être lui : il a 20 ans, quitte tous ses repères, commence sa vraie vie au bas de Montmartre, dans la chambre qu'il partage avec l'ami poète J. P. Contamine de Latour. Il se met à fréquenter l'Auberge du Clou à Montmartre et l'Auberge du Chat Noir où il trouve un emploi de pianiste qu’il conserve dix ans. Il écrit dans les cafés – jeune homme révolutionnaire en costume de velours.
« Avant de composer une œuvre, j'en fais sept fois le tour accompagné de moi-même. »
Intransigeant, indépendant, c’est une nature profondément originale – originalité qui se révèle tout entière dans ses premières œuvres, Ogives en 1886, Sarabandes l’année d’après. Avant de composer les Gymnopédies, Satie s’est déclaré « gymnopédiste » pour être accepté dans le cercle fermé du cabaret artistique et littéraire, le Chat Noir. Avec une profession ainsi indéfinissable, il emporte l’adhésion de l’Ange du Bizarre, hôte du lieu. Il compose les Gymnopédies en 1888. Les Gnossiennes naissent deux ans plus tard, « lentes, douloureuses, tristes et graves » – il a composé sa première Gnossienne sous l’influence d’un air roumain entendu à l’Exposition universelle. On le reconnaît à son costume noir, faux col, chapeau, parapluie.
Il noue une profonde amitié avec Claude Debussy, dont les échanges de billets disent l’ami cher qui le comprend. Pour Debussy, Satie est le « Musicien Médiéval et doux, égaré dans ce siècle »2, rencontré à l'Auberge du Clou et dont il demeure très proche jusqu'en 1916. Une brouille pour un malentendu les séparera.
En 1898, Satie s'installe dans la banlieue parisienne, à Arcueil-Cachan. Il loge dans une seule pièce. Il écrit régulièrement à son frère, Conrad Satie : « Arcueil, 22 janvier 1899, Mon bon Pouillot, Mon Home me convient suffisamment, la place y est grande. En face, je vois un cottage », mais il crève de faim. Quelques mois plus tard, toujours à son frère, le 15 mai, il écrit : « Fatigué et anémié, je vois la misère, cette vieille garce, augmenter à vue d’oeil (…). Mon esprit se brouille de plus en plus ; j’avoisine une décrépitude pour jeune homme ; avec ça je m’emmerde assez bien. C’est plus qu’il ne m’en faut. Ton vieux frère. »3 Pauvre, c’est à pied qu’il parcourt les 10 kilomètres qui le séparent de Paris et de ses bistrots où il abuse du cognac et de l’absinthe. En 1905, à l’âge de 39 ans, contrarié qu'on le traite d'amateur et sans se soucier des moqueries de Debussy, il s'inscrit à la Schola Cantorum pour en suivre assidûment les cours, obtient son diplôme de contrepoint. « J'étais fatigué que l'on me reproche mon ignorance. » L’excentrique marginal participe à des œuvres collectives, tel Parade en 1917, ballet de Diaghilev, écrit en collaboration avec Picasso et Cocteau, qui le rend célèbre et qui fera scandale. Pour la première de Relâche en 1924, cosigné avec Picabia, le programme recommande d’apporter « de quoi se boucher les oreilles ». La critique se déchaîne et titre « Adieu Satie ».
Lorsqu’on plonge dans sa correspondance, l’homme multiple nous apparaît avec son humour loufoque, ses billets, ses aphorismes, ses cris de rage, ses poèmes, ses réclamations. Il nous surprend. On ne peut plus se limiter aux légendaires Gnossiennes et aux Gymnopédies : c’est tour à tour l’épistolier de Jean Cocteau, de Debussy qui lui faisait cuire des côtelettes, de Picasso, c’est aussi l'amant bref de la peintre Suzanne Valadon – seule liaison amoureuse qu’on lui connaît :
 « Cher petit Biqui, Impossible
de rester sans penser à tout
ton être ; tu es en moi toute entière ; partout
(…) Tu vois, petit Biqui, qu’il y a commencement à tout. Je t’embrasse sur le cœur. »4
On le découvre pionnier de l’humour absurde et de la musique moderne, on lui connaît le refus viscéral de toute autorité, de tout ce qui « se fait », générant un sens aigu de la provocation, des exaspérations.
Après sa mort, on découvre une pile de lettres rédigées mais jamais envoyées, ou encore qu’il écrivait mais n'ouvrait jamais son courrier. Cet esprit original pratiquait l’art épistolaire à sens unique : à tous, il envoie des courriers, mais néglige les réponses : « Vous avez quelque chose à dire, vous l’écrivez », recommande-t-il. Il ajoute : « Faites court. » Pourtant, ce solitaire écrit beaucoup et il connaît tout Paris. Il écrit aussi à Braque, Brancusi, Derain, Tzara, Cendrars, à Valentine Hugo, à Diaghilev, à Poulenc et tant d’autres, et il est perpétuellement dans l’autodérision – « je m'exerce à pontifier, gonflant outrageusement la poitrine, tel un veau » –, le paradoxe ou le nonsense. Il inspirera les grands compositeurs de la musique répétitive américaine, Steve Reich, Philip Glass, John Cage. Il paraît décalé, attendrissant, il est amusant ou mélancolique. Il a une façon bien à lui de parler de la pluie et du beau temps : « Aussitôt qu’apparaissent les premiers froids, que fait le Soleil ? Il part pour les pays chauds, monsieur ; et ne revient dans nos contrées qu'à l'époque des fortes chaleurs » ou confie que « l’hiver sera personnellement très froid ». Il a la gaieté des désespérés : « Les artistes ont le droit de mendier ». Il écrit à sa chère Valentine Hugo, le 23 août 1918 : « Je souffre trop. Il me semble que je suis maudit. Cette vie de “mendigot” me répugne. » L’été est sa saison mélancolique, le moment où tous se dispersent en villégiature et où lui, l’ermite sans le sou d’Arcueil, se sent comme un chien abandonné. Sa santé se dégrade progressivement. Frappé d’une double pneumonie, il est transporté à l’hôpital Saint-Joseph. Ses amis, Picasso, Brancusi, Valentine Hugo se relaient à son chevet, la collectionneuse américaine Sybil Harris lui apporte des fleurs – « Mais c’est trop tôt, chère Madame, beaucoup trop tôt ! »5
Le 1er juillet 1925, après cent trente-deux jours passés à l’hôpital Saint-Joseph, Erik Satie, le musicien humoriste, succombe à une cirrhose hépatique qui le martyrisait.


1. Erik Satie, Correspondance presque complète, réunie et présentée par Ornella Volta, Fayard / lmec, 1236 p., 2000. Ouvrage publié avec le soutien de la Fondation La Poste
2. Erik Satie, Correspondance, op. cité p. 33, lettre de Claude-Achille Debussy, 27 octobre 1892.
3. Correspondance, op. cité p. 91.
4. Correspondance, op. cité p. 42.
5. Correspondance, op. cité p. 642