Selon Malebranche, les femmes ne s’intéressent qu’à l’écorce des choses. C’est-à-dire à leur surface. Elles accèdent au contenu d’un propos, certes, mais sont plus sensibles à la manière dont il est énoncé qu’à sa signification. Le titre de ce dernier opus de Judith Schlanger découle de cette opinion. L’illustre-t-elle, femme et philosophe, ou la réfute-t-elle ? Je dirais qu’elle y répond avec son intelligence caractéristique. Une association de rigueur intellectuelle et d’audace. Audace envers quelques autorités des sciences humaines, Foucault, Braudel, notamment. L’attention qu’elle accorde aux ouvrages, cités mais surtout examinés, contredit sérieusement le préjugé de Malebranche, philosophe français contemporain de Louis XIV.
Pour qui n’aurait pas encore lu Judith Schlanger, ce livre est une bonne introduction à sa philosophie. Et pour qui fréquente déjà son œuvre, ce sont d’heureuses retrouvailles avec ses thèmes. Si elle a écrit un livre entier sur ses lectures, La lectrice est mortelle, on découvre ici, par ce biais-là, la genèse de cette intellectuelle. C’est-à-dire la création d’un esprit particulièrement critique. Le parcours est jalonné de lectures. Chacune est étudiée au fil des chapitres. Chaque lecture occasionne une problématique.
En le refermant, on se dit que ce livre, tellement vivant, pourrait devenir un film ou une pièce de théâtre. La bibliothèque serait le lieu principal d’un monologue. Le scénario : Une femme retrouve des livres qui ont suscité autant de réflexions que de sentiments. Elle pense en même temps qu’elle reçoit le texte et elle l’anime d’affects inspirés par la forme donnée aux idées. Judith Schlanger évolue, à diverses époques de sa vie, dans des bibliothèques. Au hasard des rayonnages, elle se met à lire un auteur totalement inconnu ou retrouve de vieilles connaissances. Il s’agit toujours de bibliothèques universitaires, donc publiques mais sélectives. Les livres rencontrés dans les rayonnages sont lus et interrogés. La lecture est une activité, non un divertissement. Cela implique un effort, des difficultés, de l’ennui parfois. En cela, la présentation est réaliste. Judith Schlanger raconte, en filigrane, une lectrice obstinée qui fait des recherches. Le plaisir n’est pas toujours au rendez-vous. C’est principalement de l’activité mentale qu’elle rend compte dans cet ouvrage. On y retrouve les sujets développés tout au long de sa vie intellectuelle. Ses livres précédents ont abordé, développé la question du passage. Ce qui passe d’un temps à un autre et ce qui disparaît. Autrement dit, c’est la finitude qui est abordée de maintes façons. Et ses débouchés, paradoxalement.
« L’écorce des choses », titre de l’essai, peut faire penser à la peau et ses mues. Comme l’histoire culturelle se dépouille d’œuvres et en promeut de nouvelles, l’exfoliation ne fait jamais table rase et l’on observe que certains ouvrages, pourtant peu lus, gardent leur importance patrimoniale. Quand d’autres, en revanche, ont disparu. Judith Schlanger s’en étonne, dans les deux cas. L’humeur n’est pas absente de son livre. Et c’est la colère qui anime le deuxième chapitre. Il y est question de la disparition des traces laissées par les livres sur les personnes sans notoriété. Parce que l’histoire littéraire ne s’intéresse qu’aux écrivains et non à « ce que fait la littérature à ses lecteurs, quels qu’ils soient ». Cette colère va se dissiper, colère de Judith Schlanger contre l’étude littéraire focalisée sur les traces, les écrits, les noms « avec lesquels l’histoire du palmarès va continuer. » Dans ce chapitre, on se penche avec l’autrice sur l’effet intime de la lecture. De quelle manière la lecture littéraire peut agir sur la conscience de soi, sur la sensibilité en nommant des sensations qui seraient restées muettes, sur l’imagination et le projet existentiel. Autrement dit, comment la lecture peut changer la vie. Ces traces sur les lecteurs anonymes ne sont jamais enregistrées. Elles disparaissent avec leurs bénéficiaires. La question du for intérieur est alors mise en relation avec L’invention du quotidien de Michel de Certeau lu et relu par Judith Schlanger à l’occasion de cette réflexion sur la « vie privée de l’esprit non formellement éduqué ». Le point de vue de Michel de Certeau est pragmatique, il essaie de comprendre ce que l’on fait de ce que l’on reçoit, de ce que l’on absorbe. Ni dans la vie intellectuelle ni dans la vie quotidienne, la population ne se contente de subir. Chacun est créateur, chacun crée ses petits arrangements sur les marges. La lecture active de Judith Schlanger essaie de trouver une articulation entre sa propre préoccupation, qui est l’activité mentale non reconnue, et la créativité concrète anonyme décrite par Michel de Certeau. Y parviendra-t-elle ? Ce livre réflexif comporte pas mal de rebondissements. La situation peut se retourner ; une admiration se changera en rébellion ; d’une colère découlera une célébration.
Toutes les pages de ce petit livre sont passionnantes parce qu’elles sondent ce qui semble aller de soi, parce qu’elles discutent des évidences. Évidences relatives à leur époque. Chaque époque génère un discours intellectuel qui fait autorité. Judith Schlanger revient sur certaines années où le livre de philosophie était lourd comme l’acier. Ce sont les années 1950. À cette époque, comment étudiait-on la philosophie, que fallait-il lire, comment devait-on traiter philosophiquement une question ? Judith Schlanger qui commençait alors ses études de philosophie fut confrontée aux « gros volumes illisibles, indigestes, stériles, produits en ce temps-là au nom du prestige de la philosophie ». Il y avait derrière cela une probable volonté d’intimidation mais aussi un conformisme comme on en connaît à chaque époque avec des manières et des dogmes renouvelés. On observe que chacun essaie de faire entendre une divergence neuve et féconde tout en restant dans les clous de l’idéologie du moment. Dans ce chapitre, intitulé La philosophie en pavés, la souffrance de la lectrice donne lieu à une attaque contre ces livres stériles qui ont produit plus de lassitude que de rébellion ou d’innovation.
Comment les œuvres existent-elles dans le temps ? Autrement dit, quelle trace laissent-elles chez les lecteurs ? Quelle gloire survit à l’auteur ? Comment dépasse-t-elle dogme et esthétique de son époque ? Nouveau chapitre, nouvelle lecture. Cette fois, c’est Renan qui déclenche la réflexion de Judith Schlanger. Renan qui regarde le progrès anonyme du savoir. Une vie de travail scientifique a pour destin d’être dépassée. Car toute contribution, si elle est validée, sera intégrée au corps du savoir. Et c’est précisément sa réussite qui la rendra impersonnelle. Un apport fécond se fondra dans les avancées de la recherche. Et la contribution sera rendue invisible par sa valeur même. Pourtant quelques réputations savantes survivent. Comment l’exception surnage-t-elle ? Voilà une nouvelle variation sur le thème de la disparition et celui du passage qui occupent Judith Schlanger, inépuisable philosophe.
FloriLettres
Judith Schlanger, L'écorce des choses. Par Gaëlle Obiégly
édition été 2025
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