Pour la revue Transfuge qui consacrait à sa rentrée littéraire* un entretien avec Catherine Millet, cette dernière répondait au journaliste, Vincent Jaury qui lui posait la question : Le temps qui passe ne vous effraie pas du tout ?
- Non. J’ai mis en place un système très au point qui est de continuer à vivre avec moi-même beaucoup plus jeune, en faisant revivre ces périodes de mon passé ! C’est une sorte de compensation. Et puis, ce qui m’aide aussi, c’est que je me dis que je n’ai pas trop de regrets, ce que j’ai voulu faire et ce que j’ai pu faire, je l’ai fait. J’ai eu comme tout le monde le sait, une vie sexuelle assez riche, pas de regret non plus de ce côté-là. Enfin, le fait d’écrire sur mes plus jeunes années, entretient aussi les autres dans l’illusion de ma jeunesse.
C’est ainsi que l’écrivaine et directrice de la revue Art Press fait paraître Commencements : un roman autobiographique qui évoque ses jeunes années, ses rencontres libératrices d’une morale bourgeoise et son entrée dans la vie adulte et l’art. Tout commence à l’âge de seize ans avec un groupe de garçons audacieux et intellectuels à l’initiative d’une revue poétique, Strophes, avec lesquels elle se lie au sortir de l’école, alors qu’elle n’a pas encore son bac. Timide, elle rêve d’échapper à l’univers familial de banlieue – Bois-Colombes – où elle habite avec ses parents aux relations douloureusement conflictuelles. Elle se met à lire des auteurs, elle écrit des poèmes, les fait lire. « À seize ans, je ne doutais pas d’appartenir à une autre catégorie d’êtres humains que mes parents. Mes amis les plus proches me disaient, et c’était de leur part une sorte de compliment que j’étais folle. Oui, j’étais bien quelqu’un de spécial, un poète. »
C’est l’âge du tout premier amant, Daniel T, de la rencontre avec un jeune Berlinois reparti à Berlin, suivie des affres du manque compensé par une correspondance effervescente et ingénument érotique ; c’est la découverte fortuite de l’amour à plusieurs – initiée par le petit copain de sa meilleure amie – comme l’une des choses les plus naturelles au monde. « Des lecteurs comme des journalistes m’ont souvent demandé pourquoi si jeune, je n’avais pas rencontré d’interdit. Comment se faisait-il qu’à l’âge auquel les jeunes filles sont censées rêver du grand amour je m’étais livrée sans arrière-pensée à des pratiques sexuelles que beaucoup jugeaient sinon taboues, du moins transgressives et qu’ils ne sauraient pas partager. Je n’avais pas de réponse. »
Mai 68 s’était pointé en année de libération sexuelle, elle avait vingt ans, et ce qui était sûr, c’est qu’elle n’enviait rien au modèle de mariage de ses parents. C’était aussi une solitaire qui faisait selon ses désirs, sans rien demander à personne. « J’avais gardé de l’enfance, je garde toujours une inclination pour une solitude dont je jouis encore mieux lorsque je peux l’éprouver comme une exclusion du plaisir de la compagnie » – comme une façon impérieuse, secrète, fruste de revendiquer une différence. Ensuite, c’est, après l’éveil et la reconnaissance de sa sexualité, la découverte presque par hasard de l’art avec Daniel (le bien connu, Daniel Templon) avec qui elle vit – il est prof de gym à mi-temps pour s’occuper le reste du temps de sa galerie d’art contemporain. Elle l’accompagne lorsqu’il va visiter d’autres galeries, entre la rive droite et Saint-Germain-des-Prés devenu après-guerre le centre intellectuel de Paris. Et petit à petit, son axe se dessine : il y a les rencontres avec les artistes, les critiques d’art ou les galeristes, le goût en elle qui s’affine, la conscience précise de prendre les choses comme elles viennent, tout au plus, de ressentir une satisfaction : « ce que j’ai vu là se situe à la pointe de l’art. »
En avril 2001, la directrice de la revue Art Press faisait scandale avec La Vie sexuelle de Catherine M.,** ce récit autobiographique cru, sans affect, sans émotion – d’où le scandale – de ses relations sexuelles depuis ses 18 ans ; coucheries partout où l’occasion et le nombre de partenaires le permettaient ; les soirées, les clubs échangistes, les voitures, les coins de rues, les bois, les parkings ; avec des amants, des amis, des inconnus.... Dans un recueil d’entretiens avec Richard Leydier***, qui fut rédacteur en chef de la revue, sur la genèse d’Art press (qu’elle co-fonda en 1972) et sur sa vie, Catherine Millet revenait sur la naissance de ce récit. « Pendant longtemps, j’ai été très confusément persuadée qu’un jour j’écrirais un livre, un livre qui ne serait ni un livre d’art ni un livre de commande. J’avais en tête depuis l’enfance une idée très abstraite qui répondait à un désir primitif d’écrire. (...) Quand le projet de La Vie sexuelle de Catherine M. s’est concrétisé, je ne me suis pas posé de questions ; je me suis mise au travail. » Son ambition pour l’écrire ? Adopter un ton neutre, à l’opposé de l’hédonisme relativement volontariste de celui de sa génération. Le livre connut un succès foudroyant international. Avec Commencements, témoignage toujours sincère, toujours précis – elle explique non seulement avoir fouillé dans ses souvenirs, mais aussi, avoir ouvert les cartons de notes, d’archives, avoir demandé aux amis, aux amants – elle analyse ce vœu de comprendre comment on s’engage dans la vie quand on nait neuf, sans être issu d’une lignée bourgeoise, riche, quand on grandit sans a priori, sans bagage social ni culturel, sans un milieu qui vous aide particulièrement ; comprendre comment finalement on trouve sa voie, quand on croit en soi. Parce qu’elle ne sait pas où elle va, mais elle a l’énergie pour y aller, parce qu’elle se dit, écrire sur des artistes, je peux le faire. Le récit évoque ainsi tout autant sa formation sentimentale et sexuelle que celle de son goût ; il nous plonge dans un parcours initiatique qui nous donne à nous, lecteur, cet éclairage sur ce moment particulier où s’est formé un milieu et une vision de l’art qu’on appelle aujourd’hui l’art contemporain. Écrire, c’est aussi mettre une distance entre les mots et soi et soi et les autres ; aussi révolutionnaire soit-elle dans sa vie sexuelle, elle n’en est pas moins une timide de naissance. La distance protège, confie-t-elle volontiers, en entretien ; la distance aussi protège le timide qui n’ose entrer en contact avec les autres. Quant à l’écriture, elle offre cette jouissance de la prédisposition au dédoublement ; être à la fois dans la vie et dans le récit de la vie.
À la mort de son frère cadet, autre héritier de la lignée, tragiquement tué dans un accident de voiture, Catherine Millet se rend compte que, puisqu’il était mort, c’était donc à elle de faire vivre le nom de Millet. « Le comble, écrit-elle dans les toutes dernières lignes de Commencements, c’est que je n’ai jamais aussi bien mis en avant ce nom, ce nom si banal, que lorsque, ayant atteint le double des années que j’avais alors, je n’en ai gardé, dans le titre d’un livre, que l’initiale ! » Du courage d’être soi et de l’assumer : un quatrième récit autobiographique, dans la continuité d’Une enfance de rêve, La Vie sexuelle de Catherine M et Jour de souffrance.
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*Transfuge, septembre 2022
**Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M., éd Seuil, coll Fiction & Cie, 2001
***Catherine Millet, D’Art press à Catherine M., Entretiens avec Richard Leydier, éd. Gallimard, 2011, p. 196.
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Catherine Millet
Commencements
Éditions Flammarion, 320 p., 20 €.