Ce numéro de la revue Épistolaire porte son attention sur le lien qui unit la correspondance à la biographie. Les contributeurs du dossier étudient la façon dont la correspondance nourrit le récit biographique. On regarde de près la manière dont les biographes se servent de ce matériau de première main. En étudiant les correspondances à la source des biographies, les essais réunis dans ce volume mettent en lumière l’œuvre du biographe, comment il fait parler les documents, comme il fait dialoguer les lettres et le personnage dont il retrace le parcours. Le dossier se termine par un entretien avec Dominique Bona dont les biographies sont très connues. Elle revient sur son usage de la lettre dans son travail et plus largement dans l’univers de la biographie. Pour écrire son livre sur le dernier amour de Paul Valéry pour Jeanne Loviton, elle s’est appuyée sur les correspondances relatant cette passion ; correspondances réparties dans une institution japonaise et une université américaine. Avec celle-ci, le travail a pu s’effectuer facilement car elle communique avec générosité les documents. L’intérêt de l’entretien repose aussi sur ces détails pratiques du travail des chercheurs. À qui appartiennent les lettres ? Comment y accède-t-on ? Et pourquoi ces correspondances ont-elles tant d’importance pour retracer la vie sentimentale de Paul Valéry ? La production littéraire de cet auteur, sa vie conjugale et familiale sont documentées par les lettres. Aussi furent-elles pour Dominique Bona essentielles à l’écriture du récit biographique consacré à la passion de Paul Valéry et Jeanne Loviton. Dominique Bona s’explique dans cet entretien sur la manière dont elle utilise l’information contenue dans les lettres. Au-delà de la mise en doute des informations, ce qui importe à la biographe, c’est d’écouter la voix qui s’exprime dans toute lettre. Car dit-elle « Quelles que soient les informations délivrées, sincères ou trompeuses, une lettre contient toujours la vérité d’un moment. C’est un témoignage essentiel sur la personnalité de celui ou de celle qui l’écrit. »
Quels usages faire des correspondances dans une biographie ? Cette question est au cœur de ce dossier ; ses ramifications sont nombreuses. Pour chaque sujet abordé, les contributeurs analysent ce que nous apprend la correspondance. La correspondance n’est-elle qu’un matériau informatif pour le biographe, ou celui-ci peut-il en tirer d’autres types d’enseignement ? Quels types d’enseignement ? Comment utilise-t-on la lettre ? Que faire du texte épistolaire dans une biographie : le citer, le paraphraser, le narrativiser ? Cette question est centrale dans l’article consacré aux deux biographies du cinéaste Jean Renoir. Elles utilisent les lettres de Renoir mais d’une manière différente car elles appartiennent à deux époques différentes. Les approches sont radicalement distinctes. Les deux biographes ont un statut différent. La première, Célia Bertin, est d’abord romancière. Sa biographie est littéraire, cela se traduit par une composition fluide où le caractère romanesque, idéalisé, prime sur la justesse documentaire. Tandis que le second, Pascal Mérigeau, est journaliste et critique de cinéma. Son ouvrage est porté par une enquête détaillée. Il cherche de manière méthodique à extraire la vie et l’œuvre de Renoir des nombreuses légendes qui la recouvrent. Pour cela, il utilise la correspondance qu’il cite pour appuyer ses commentaires et il se livre à une critique précise des films. Ces jugements à froid sont bien loin des querelles idéologiques qui ont marqué la première réception des films. Les archives, notamment la correspondance, donnent accès à une image de Renoir plus qu’à sa personne véritable. Est-ce propre à Renoir ou existe-t-il d’autres cas où le nombre des destinataires démultiplie l’auteur des lettres ? À propos de Renoir, son biographe Mérigeau dit qu’il fut un « personnage par lui composé, interprété, incarné, dont l’existence, le parcours, l’œuvre peuvent être déroulés à partir des traces que lui-même a laissées. » Un personnage autant qu’une personne, c’est ce que révèlent les archives épistolaires de Jean Renoir. Pourtant ce n’est pas le ton romanesque qui caractérise la biographie de Pascal Mérigeau. À l’inverse, Célia Bertin a élaboré un flux aux traits romanesques nourri, certes, par le document qu’est la lettre mais d’une façon particulière. Dans la sélection des lettres, la plus grande importance est accordée aux affects, aux passions, à ce qui s’exprime avec intensité. La première biographie, celle de Célia Bertin, statufie Renoir. La seconde, à l’inverse, est une biographie de l’ouverture. Elle prend d’ailleurs appui sur la célèbre phrase de La Règle du Jeu : « Tout le monde a ses raisons. » Cette citation établit la personnalité multiple de Renoir. Le moi de Renoir n’a pas d’essence, il est insaisissable et résulte de son environnement. Les relations interpersonnelles sont donc déterminantes, ce que la correspondance permet d’éclairer dans le cas de Renoir et dans d’autres, étudiés dans ce dossier de la revue Épistolaire. Comment alors articuler entre elles les informations données par plusieurs lettres ? Si le moi est multiple et change selon les destinataires, en quoi la correspondance peut-elle égarer le biographe ? Quelles règles se fixer ou quelles précautions prendre quand on veut puiser dans des correspondances pour composer une biographie ? Le biographe utilise-t-il de la même manière les lettres, les journaux intimes ou les textes autobiographiques de celui dont il raconte la vie ou accorde-t-il à ces différentes écritures de soi des places différentes ?
La relation entre l’écriture épistolaire et la biographie est, en réalité, une vieille histoire. Celle-ci est déroulée, du moins, observée dans la contribution érudite de José Luis Diaz qui analyse les relations entre biographie et correspondance dans la seconde moitié du XIXème siècle. Quelque chose change à ce moment-là dans l’usage de la lettre. D’abord vecteur de sociabilité, elle devient le lieu de l’introspection. En réalité, l’intimité qui caractérise la lettre est un trait tardif. Seulement, cette tournure prend une importance énorme à partir de l’époque romantique. Si la publication des lettres rencontre alors un grand succès, cela tient à une conviction réconfortante. Les lecteurs, face à une correspondance, se croient en communion avec un être qui se livre avec authenticité. Rien de moins sûr. En lisant l’épistolier, on a l’impression d’accéder à un individu dans sa nudité. C’est pourquoi le biographe ne saurait se passer des lettres écrites par celui dont il raconte la vie. Certes la lettre autographe révèle le cœur des personnes, mais n’est-elle pas aussi le lieu des postures ? La fausse simplicité de ce matériau nécessite un examen soigneux. Les biographes scrupuleux ont à comparer, recouper, les différents courriers pour à la fois déconstruire et construire leur sujet.