Trois Sœurs de Laura Poggioli
© L'Iconoclaste
Un soir de l’été 2018,
Chaussée Altoufievo
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Il n’est pas grand l’appartement. Un salon avec cuisine, deux chambres, une salle de bains, des toilettes. La tapisserie n’a pas de couleur. Jaune-marron, elle n’a pas été changée depuis les années Gorbatchev, quand c’était encore un appartement communautaire. Les rideaux en voile accrochés à la baie vitrée du salon ont la teinte du ciel blanchâtre des jours d’automne, du ciel qui porte la neige avant de la laisser tout recouvrir de Moscou. Les toits d’immeubles, les trottoirs, les arbres, les jeux des squares s’accumulent, identiques, d’un bloc à l’autre dans les quartiers périphériques déployés aux confins de la kol’tsevaïa linia, la ligne circulaire du métro. Au-dessus du buffet sont posées ou accrochées des dizaines d’icônes, de chapelets, de photographies de lieux sacrés. Comme un bout d’église dans l’entrée.
Il n’est pas grand l’appartement, beaucoup trop étroit pour elles et lui. Dans la chambre du père, un lit, un bureau, un fauteuil, une penderie. Pas de décoration, pas de cadre, pas de couleur. Dans la chambre des filles, un lit superposé et un lit simple, des affiches, des livres, des pots remplis de crayons, des vêtements posés à droite à gauche, un miroir, des autocollants en forme de flocons qui sont restés sur la fenêtre depuis plusieurs Noël.
Les trois sœurs sont allongées sur leurs lits, elles ont gardé leurs sous-vêtements, leurs leggings noirs, leurs t-shirts. Elles n’ont pas mis de pyjamas ce soir, elles respirent fort, fixent le plafond, ne se regardent pas. Dans le salon les insultes de leur père depuis son fauteuil à bascule au velours beige élimé, le souffle haletant, la toux grasse. L’odeur de leur père partout dans l’appartement, sauf sur leurs draps, il n’a pas été là pendant un mois. Sa voix qui cogne les murs. « Qu’est-ce que j’ai fait pour avoir trois gamines comme ça ? Qui est-ce que vous avez invité chez moi ? Vous allez voir ce que vous allez prendre ce soir ! Vous allez avoir une bonne raison de gueuler, de chialer, vous ne recommencerez plus après… » Sa voix qui grogne et qui claque encore, les pas titubants s'approchant.
Les voix des filles, elles, sont blanches. « Maintenant, maintenant. » Elles le répètent pour y croire, comme un programme, une ligne de code. « C’est maintenant. » Les trois paires de leggings sortent de leurs lits d’enfant. Les jambes fines ne tremblent pas. C’est l’instinct, c’est ce soir, c’est maintenant.
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Mikhaïl Khatchatourian connaissait des gens partout, à la police, dans les services de renseignements. Serioja lui-même racontait qu’il avait vu son père avec plein de types de ces organes officiels. Tout était corrompu, ses proches n’avaient aucun moyen de se protéger, et plus le temps passait, plus Mikhaïl se sentait intouchable.
En 2008, au moment de la déposition, Andreï avait eu un souci de reguistratsia, d’enregistrement administratif : il avait dû repartir en Moldavie, pour revenir à Moscou avec des papiers en ordre. À son retour, Mikhaïl et ses amis l’attendaient à la gare. Ils l’avaient attrapé, enserré sur les côtés et avaient ouvert le coffre d’une voiture, cette voiture noire aux vitres teintées dans laquelle ils se prenaient pour les rois du quartier. Le coffre était plein d’armes. Comprenait-il enfin à qui il avait affaire ? S’il essayait de revoir sa sœur, ça se passerait mal pour lui, il n’hésiterait pas à lui coller une balle.
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Quand je sortais de l’appartement d’Anton et Kostia, ces petits Franco-Russes que j’aidais dans leurs devoirs, j’aimais redescendre à pied jusqu’à la place Loubianka, le quartier général de toutes les polices politiques soviétiques, où tant de gens avaient été torturés. En m’en approchant, je sentais un peu de leur humanité, comme si quelque chose d’eux à cet endroit-là avait subsisté. J’aimais visiter le musée Maïakovski construit sur cette place, ressentant toujours la même émotion devant la reconstitution de la petite pièce où le poète s’était suicidé et ses derniers vers inscrits sur les murs : « Lioubovnaïa lodka razbilas’ o byt – La barge de l’amour s’est brisée contre le quotidien. » Dans la pudeur du mot « quotidien », il y avait la violence d’un régime qui avait dépossédé son peuple de la pensée, de l’intégrité, de la liberté. Depuis, je n’ai jamais été tentée par les idées de révolution, par le « soleil trompeur » de la pensée pure, qui apparaît de façon si limpide dans le film des années quatre-vingt-dix auquel le réalisateur Nikita Mikhalkov a donné ce titre, ni par ceux qui se sentent investis d’une mission et qui vantent les mérites d’une quelconque forme de « rééducation ».
Ces souvenirs de mes années en Russie me ramenaient aux hommes, à tous les hommes : à ceux qui étaient venus avant, à ceux qui étaient venus après ; à ceux à qui j’avais laissé prendre de moi ce qu’ils voulaient quand plus rien n’avait d’intérêt, à ceux pour qui j’aurais pu mourir, sombrer. Mitia s’était autorisé à m’humilier, à me maltraiter, parce que j’avais en moi cette fichue fêlure, cette foutue fragilité. Et puis j’aimais les hommes que tout le monde regardait, les hommes qui prenaient de la place, trop de place : le simple fait qu’ils m’en offrent un peu me donnait l’impression d’être plus grande, moi qui m’étais toujours sentie inadaptée.
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Six mois plus tôt
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D’habitude, leur père les prévient avant de rentrer. Il leur envoie un message, et elles doivent descendre pour être là, toutes les trois, devant le bâtiment. Il arrive, gare sa voiture. Il prend parfois un appel, il peut parler longtemps, assis dans sa voiture noire aux vitres teintées. Et quand il en sort enfin, elles doivent rester debout, silencieuses, et attendre qu’il fasse sonner la petite cloche qu’il porte accrochée à la ceinture de son pantalon.
Mais aujourd’hui, pas d’appel, pas de longues minutes devant l’entrée du bâtiment, pas de cloche. Il a voulu les surprendre. Parce que, s’il les avait appelées, elles auraient peut-être tenté de fuir, comprenant au son de sa voix que rien ne pourrait apaiser sa fureur.
Elles se doutaient que leur père surveillait leurs téléphones, mais pas autant, pas à ce point. Sinon, elles auraient fait plus attention, et Krestina aurait effacé encore plus régulièrement les messages de son petit ami.