FloriLettres

Bernard Noël : Portrait. Par Corinne Amar

édition mars 2023

Portraits d’auteurs

Il fut à la fois écrivain, traducteur de l’anglais, poète, critique d’art, plasticien, auteur aussi de pièces de théâtre, de livres historiques ou politiques, de nombreux livres d’artistes. Et parce qu’il se rendit compte que le travail physique du peintre dans l’atelier était, au fond, ignoré, il composa ce qu’il appela des romans d’œil : des romans mêlant l’entretien, l’essai, le geste, les déplacements. Il privilégia la correspondance : preuve en est cet échange de lettres et d’images, trente-six années durant, avec le dessinateur, graveur et sculpteur-assembleur, Daniel Nadaud, intitulé Dessins épistolaires, Une correspondance 1985-2021, tout juste paru aux éditions du Canoë.
Il eut une voix, une écriture, une langue, des amitiés, un esprit de révolte contre l’injustice sociale, les guerres – notamment, l’Algérie - qui le rendirent reconnaissable. Sa particularité ? Avoir placé la conscience aigüe du corps, de la peau au fondement même de l’acte littéraire et poétique de son œuvre. « Est-il un vivant qui se contente de l’esprit ? Et qui puisse penser autrement qu’avec son corps ? » Ainsi, se définissait-il, et tel fut le cheminement de son travail et de sa vie.
Sans doute faut-il puiser dans l’enfance et son paysage l’expérience du monde selon Bernard Noël (1930-2021). Né dans l’Aveyron, à Sainte-Geneviève-sur-Argence, de parents paysans aisés – ils ont du personnel à leur service - il voit sa vie bouleversée trois ans plus tard par l’arrivée d’une petite sœur, puisqu’il est confié à ses grands-parents qui vivent à Alpuech, à une quinzaine de kilomètres du village natal. « Je n’ai pas été élevé par mes parents. Ce qui probablement a été ma chance. Disons ce qui m’a fait ce que je suis. Ou ma malchance. Parce qu’il aurait peut-être fallu être autrement.»(1) Alpuech, au bord du plateau de l’Aubrac, à mille mètres d’altitude : un paysage essentiellement lié à la terre nourricière. « Ce sont de hauts plateaux où le temps est sensible, où les saisons ont une présence très forte, en particulier l’hiver. J’ai la nostalgie souvent de ces hivers parce qu’ils refermaient la maison sur elle-même avec l’arrivée de la neige. »(2) Ses parents, ses grands-parents s’adressent à lui en français, mais l’occitan est aussi très présent, et ses parents se parlant en occitan, il lui est arrivé de se demander quelle était sa véritable langue maternelle, entendant plus souvent l’occitan que le français. Au collège religieux dans lequel il entre, l’établissement fait office de petit séminaire : il se voit devenir prêtre ou séminariste, appréciant, parce qu’elle le libère de sa famille, cette vie rude de l’internat et de la discipline, jusqu’à ce qu’il se sente perdre la foi. Lecteur précoce, il commence à écrire dès l’adolescence, se plonge dans les textes surréalistes, cherchant sa voie entre Antonin Artaud et les existentialistes. La politique déjà ne le laisse pas indifférent. Elève brillant de sa classe de philosophie, il échoue pourtant au baccalauréat en 1949 et part vivre à Paris, afin de s’éloigner de son milieu familial avec lequel il s’est brouillé. « Le pays d’enfance, il a fallu s’en arracher, dira-t-il en 2014, dans un entretien radiophonique avec Alain Veinstein, évoquant le fait d’avoir rejeté toutes ses racines pour se rendre compte finalement qu’elles étaient là, malgré́ tout. Et bizarrement, j’ai découvert cela dans le désert, parce que dans l’Aubrac, il n’y a pas de sable mais il y a de l’herbe, et l’herbe sous le vent c’est un peu comme le sable… Et cela donne une image qui est à la fois le comble du lieu et l’absence du lieu. C’est peut-être cela l’écriture : le comble du lieu et l’absence du lieu.»(3) Sur l’écriture, dont il doute, il reviendra souvent se demandant constamment comment faire pour qu’elle devienne un « instrument exact ». Mais il peine à trouver sa voie. Jusqu’à la révélation avec un recueil de poèmes, Extraits du corps. Le corps est pour lui un lieu d’équilibre précaire, et l’écriture, une activité périlleuse, un orage mental, mais aussi une expérience du vide, du vidage, d’où chez l’écrivain, les images de la chute, de la coulure, de la rupture, de la catastrophe, passages obligés avant toute naissance à nouveau.

En 1956, en plein froid de l’hiver et du début de l’année, il rédige en une dizaine de nuits une suite de textes. Il a vingt-cinq ans. « J’habitais alors un atelier de sculpteur à peu près vide. Dans l’un des angles, on avait aménagé une petite cuisine de trois mètres carrés maximum, espèce de réduit en planches avec une porte. J’écrivais là, à la chaleur d’un réchaud à gaz sur lequel bouillait de l’eau. J’écrivais dans l’illusion de serrer au plus près des visions organiques dont l’écriture était l’autoscopie.»(4)  Le recueil de poésie paraît en 1958 aux éditions de Minuit. Il s’interrogera rétrospectivement sur l’écriture de ses Extraits mettant en avant une chose fondamentalement délibérée : le parti pris du corps telle une évidence, l’expérience du corps, au sens le plus direct : tenter de saisir ce qui se passe à l’intérieur de soi, comme une sorte de paysage anatomique surnaturel : « Le péritoine se crevasse. Je me peuple de trous d’air. Chaque effort de l’œil crispe comiquement ma gorge »(5), lit-on dans l’un de ces trente-cinq textes ou blocs de textes, égrainés de trous ou de lignes de points, dédiés au corps, tantôt chair, tantôt organes, ventre, poumons, œil, moelle épinière… ; Extraits du corps désignera la matrice d’une œuvre qui cherche à saisir comment le corps produit de la pensée grâce au regard, comment s’inscrit le corps dans l’écriture et pas seulement dans la représentation », en une sorte de paysage anatomique, un puzzle d’organes, d’idées et de pensées mêlés, sous lequel tous ses textes pourraient être rangés.

Le recueil passe inaperçu, sauf chez deux écrivains qui vont beaucoup compter pour lui : Georges Perros avec lequel il entretiendra une correspondance qui sera publiée et Jean Daive avec qui il noue des liens d’amitié. Bernard Noël reste silencieux pendant plusieurs années dans l’incapacité d’écrire. « Longtemps, j’ai eu le sentiment d’en avoir terminé avec l’écriture, en somme d’avoir d’un coup épuisé mon maigre avenir d’écrivain. » C’est avec La Face de silence, en 1967, qu’il renoue le lien à l’écriture. La publication de ses poèmes lui ouvrira les portes de l’édition où il œuvre comme lecteur, correcteur et traducteur. Il publie sous pseudonyme un roman érotique, Le Château de Cène, en 1969, dont la violence lui vaut de subir un procès pour outrage aux bonnes mœurs. D’autres récits suivront. Il décide, en 1971, de consacrer entièrement son temps à l’écriture.
Son goût pour la peinture et son amitié pour les peintres l’amènent à collaborer à la réalisation de livres d’artistes, à en illustrer certains.
« Je n’ai jamais eu le sentiment de dessiner, mais souvent celui d’écrire autrement. D’écrire sans devoir suivre la ligne ; d’écrire enfin en projetant sur la feuille un état, qui courait ainsi la chance de s’apparaître par une espèce d’instantané », écrit-il dans La Trace et l’Empreinte(6) Une sensation proche de ce besoin impérieux qui, enfant, le faisait se jeter de tout son long sur la neige, pour aussitôt se relever et observer, émerveillé, l’empreinte du corps en creux. Jamais, il ne se considèrera comme un critique d’art, mais il aura des amis peintres, s’intéressera à leur peinture, élargira son intérêt, puis écrira des préfaces, des monographies sur Magritte, Masson, Matisse, David ou Géricault, ou encore, parmi ses contemporains, Olivier Debré, Fred Deux et Jan Voss, à leur demande ou répondant à des commandes d’éditeurs. En 2016, son œuvre poétique est couronnée par l’Académie française avec le Grand prix de poésie.

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(1) L’Espace du poème, P.O.L, 1998, p. 15.
(2) Entretien avec Jean Daive, Cahier Critique de Poésie n° 21, 2011, p. 7.
(3) Bernard Noël, du jour au lendemain, Entretiens avec Alain Veinstein, L’Amourier, 2017, p. 339.
(4) « Entretien avec Jacques Ancet », La Place de l’autre, Œuvres III, 2013, p. 156. Cité dans https://atelier-bernardnoel.com/le[1]pays-denfance/, le site consacré à l’auteur
(5) Extraits de corps, Minuit, 1958, p. 33
(6) Bernard Noël, La Trace et l’Empreinte, Fata Morgana, 2001