Bernard Noël - Daniel Nadaud
Dessins épistolaires. Une correspondance
© Éditions du Canoë
9 juin 1986
Cher Daniel,
Ta lettre, ce matin, et hier au soir, j’ai trouvé au fond d’un carton que je croyais seulement plein de paquets de livres arrivés pendant mon voyage, ta litho coloriée – découverte qui m’a donné une grande émotion parce que… L’émotion s’affirme : on ne la sait pas. J’ai vu une sorte d’horizon sous lequel se croisaient des présences, mais cet horizon était en moi et tu y étais avec Villiers, Mallarmé, Redon – et d’autant plus intensément que tu les formais. La beauté est dans nos yeux, mais c’est parfois l’Autre qui crée nos yeux. Merci, cher Daniel.
J’aurai mon logement à Saint-Denis à partir de mercredi. Je te donnerai mon numéro de téléphone dès que je l’aurai. La première semaine de juillet, en principe, je serai dans le midi pour voir notamment l’expo surréaliste de Marseille et Fata Morgana. La pluie est également ici, et même un froid littéralement extraordinaire, mais il y a aussi le silence.
Je vous embrasse
Bernard
15 janvier 1991
Cher Daniel,
Difficile ces temps-ci de se projeter dans l’avenir, d’où mon silence. Je commence donc par vous souhaiter la paix, bien que les gens qui en décident semblent surtout soucieux de la détruire. Comment une guerre serait-elle légitime quand n’importe quel citoyen désireux de s’informer peut découvrir que l’Irak a été attirée dans un piège ?
J’espère que l’année sera harmonieuse tout de même pour Claire et pour toi, pour vos enfants, qu’elle vous donnera le meilleur. Je suis toujours très touché par tes envois : merci.
Je vous embrasse.
Bernard
Je n’ai trouvé qu’à la fin de l’année ta lettre m’annonçant la réception de mon morceau de roman par la revue : je me demandais ce qu’il en était. Le début dudit roman a paru dans Caravanes et un autre fragment dans Le Guépard n° 2.
25 février 1991
Cher Bernard,
L’« l’Histoire » devient de plus en plus accablante, l’Amérique n’est vraiment pas l’Amérique ! Toujours est-il que la déprime me gagne, et ce climat guerrier d’une lourdeur incontournable, nourrit une tristesse bien peu attractive. Mon travail devient de moins en moins réalité, celle-ci prenant toute la place. Du coup Daumal n’avance pas, l’exposition de Bruxelles non plus… Et malgré tout j’ose te demander quelques lignes, une page dactylographiée maximum que Jean Marchetti intégrera dans le carton d’invitation. Les objets domineront l’expo future, et j’espère montrer une suite de nouveaux dessins... Pour le moment je ne peux que supposer leur existence, je ne peux rien faire... D’ici le mois de mai cela changera, je l’espère… surtout que cette saloperie de guerre finisse.
Affectueusement à toi.
Daniel
4 août 1996
Cher Bernard,
Retour de Belgique, j’y ai monté ma troisième exposition, toujours avec grand plaisir, comme si être hors de mes frontières si peu que ce soit, me soulageait de la pesanteur du monde. Pour les travaux, dont tu demandes le détail, je vais dessiner très prochainement la chose, d’autant que je ne veux plus en entendre parler. J’aimerais beaucoup lire l’essai que tu as rédigé à propos de Claude-Louis Combet. Côté livre, je suis plongé dans les ouvrages de Foucault dont à ma grande honte j’ignorai tout. Lu avec curiosité une biographie très sceptique, sur Rudolf Steiner, par un auteur anglais au regard désabusé, bouquin trouvé dans une brocante tels, récemment les écrits de Sainte-Thérèse d’Avila ! Comme tu peux le constater, le chaos reste maître de ma curiosité pour l’écrit et l’amateurisme la loi ! J’ambitionne de réaliser une très grande pièce cet été, dont l’inclinaison ira vers la chute, le renversement, enfin tout ce qui penche dangereusement vers le bas. Ceci dans des proportions qui rejoindront La Gricole. Hors les livres, parfois je quitte l’échelle intimiste… De Bastogne vers Paris, je me suis arrêté à Verdun, saisi d’effroi devant ce terrain forestier, dont le bouleversement du sol renvoie vers la multitude des hommes massacrés, qui l’ont creusé, malaxé jusqu’à s’y fondre et en devenir le terreau… Tous ces monuments ridicules n’expriment rien, comparé au terrain du drame, à ses cratères de bombes arrondies par le temps, Lui seul, conservera intactes les marques de l’histoire et des carnages dont il fut le témoin.
Je t’embrasse.
Daniel
16 décembre 1996
Cher Daniel,
Parti depuis le début novembre : une tournée aux USA (j’ai fait des lectures dans une dizaine d’universités) puis Mexico que j’avais très envie de revoir. Trois de mes livres viennent d’y paraître en espagnol – ce qui faisait une bonne raison (?). Je t’avais sans doute parlé de la vivacité de la rue, qui humanise jusqu’à la circulation et aux embouteillages. L’art populaire a malheureusement souffert du tourisme. Quant aux fresquistes, depuis que j’ai vu le plafond de l’escalier de la mairie de Guadalajara, je crois qu’il n’y en a qu’un de grand, c’est Orozco. Souvent digne de Goya dans le délire des formes et de la vision, alors que les autres – en particulier Rivera et Siqueiros – sont illustratifs, décoratifs et démagogues. En voici un exemple. L’ampleur impressionne au premier abord, et le brio, mais c’est de l’image – et même de l’imagerie. Le principal étonnement vient, à la réflexion, du fait que toutes ces scènes révolutionnaires ornent des bâtiments officiels. Mais le parti au pouvoir depuis près de soixante-dix ans – et au prix de la corruption, de la manipulation, du trucage – s’intitule Parti Révolutionnaire Institutionnel. Il a des chances d’être battu aux prochaines élections mais par un parti d’extrême droite. Toujours la même chose partout. La même folie réactionnaire entraînée par le mensonge démocratique. J’espère que la reprise de l’enseignement n’a pas été trop difficile et que tu as pu mener à bien ce que tu souhaitais. André Velter veut faire toute une soirée autour du Passant de l’Athos mais il n’arrive pas à en obtenir un exemplaire de Marchetti – ce sera sans doute fait quand tu recevras ce mot. P.O.L. m’a demandé si j’accepterais de lui parler. Nous voilà donc réconciliés et je compte reprendre l’Athos chez lui augmenté d’une suite de « vues » de villes – mais pas tout de suite. Je suppose que notre livre n’a pas été diffusé en France, hors le Marché de la poésie. Je serai de retour début janvier.
Mes meilleurs vœux, pour Claire, pour toi, et vos enfants, de tout cœur.
Bernard
13 juillet 1998
Retour d’Allemagne, cher Daniel, je trouve ton envoi – tes mots – tes objets. Mais qu’est-ce qu’un objet qui ne nous laisse pas tranquille ? Il met ses composants en porte-à-faux et, en conséquence, le regard. Je suis toujours ahuri par mon propre besoin de nommer. Pas moyen de rester dans la vue, dans la présence. En fait, qui est là ? Et, rude sommation comme si l’être était en cause. Pas le sien (l’être n’est pas personnel) mais l’être en soi, qui est – en quelque sorte – remis à sa place par la nomination de l’un de ses éléments. L’Autre – l’altérité, drôle de notion, car Tu fonde Je, en tous cas l’assure d’exister. J’aime voir et revoir La Gricole. D’abord c’est un nom magnifique, tellement neuf qu’il en provient une propreté superbe. Je ne connaissais pas Le Mauvais angle, ni Coupe-col, ni L’Entrave, qui métamorphose l’hétéroclite des formes autant que des substances en un objet terrible. Qui est là ? Écrasant et moqueur, un Seigneur de la guerre, un ravageur de campagnes… les armes et les larmes !
Je pars pour l’Italie (encore des lectures) jusqu’au 25, puis Le Syndrome [de Gramsci] en Avignon, puis retour ici.
Je vous embrasse
Bernard
20 avril 2000
Cher Bernard,
Ta lettre tombe à pic… Lessivé par le montage de cette installation destinée au parc de La Courneuve, je me retrouve ici, dans le bocage, face à une échelle plus humaine. Je dessine sur la pierre lithographique, ce qui me procure un sentiment de repos incroyable ! À peine arrivé, les clarines tintinnabulent encore dans ma tête, d’autant qu’un vent mauvais tournoie sur l’Île-de-France me dit-on ! Pourvu que mon filet résiste… (Il est fabriqué pour se maintenir dans les mers démontées, je dois lui faire confiance.) J’envie de loin tes voyages incessants, « bouger » c’est vivre ! Né en ville, je suis néanmoins resté paysan dans l’âme, j’aime observer la délimitation des champs. En juillet je dois montrer mes travaux à la galerie Remarque, dont s’occupe l’ami Jean-Pierre [SIntive], et dois dans l’immédiat mettre au point la lithographie qui rentrera dans le prochain ouvrage de Donatella Bisutti : La nuit dans sa clôture de sang, dont tu es le traducteur. Toutes les notes que tu égraines autour de mes travaux me cernent avec clarté, au cours des ans se construit une sorte de définition étoilée et précise, la magie de tes mots l’autorise, notre correspondance permet le flux.
Je vous embrasse tous deux.
Daniel
21 septembre 2001
Cher Bernard,
La déception que fut Buenos-Aires, apparaît à travers tes lignes. Le désastre économique s’avère malheureusement mondialement très partagé. L’époque n’augure rien de bien, depuis quelques mois je suis pétrifié par les soubresauts de l’Occident et l’horreur qui va suivre à l’encontre de ceux que l’on perçoit de la part des régimes islamistes. Les contradictions qui nous façonnent deviennent de plus en plus explosives. Le monde autour de nous renvoie la violence du nôtre ! Je ne me ressens nullement américain, ces faux discours me dégoûtent ; loin « du bien et du mal », cette notion me fait froid dans le dos. N’a-t-elle pas toujours servi « le pire » ? J’aimerais par-dessus tout rêver avec lucidité : être du monde et à la fois au cœur du monde.
Je t’embrasse.
Daniel
21 mai 2002
Cher Bernard,
Depuis des années un couple de fouines fait bombance la nuit dans l’isolation du grenier de la maison. Tout à l’heure, j’en suivais le mâle que je n’aurai jamais dû rencontrer, il trainait dans la cour, l’arrière-train disloqué, par qui et pourquoi resteront sans réponse. Malgré ou à cause de cela, son agressivité semblait décuplée, il a fallu lui rompre le cou, ce qui m’a attristé, je ne m’attendais pas à voir un animal si fin, si beau dans sa sauvagerie, manifester une telle violence, qui était soutenue par des cris stridents, et sa gueule ouverte aux dents aigues et prêtes à mordre, plus ses quatre pattes toutes griffes dehors ! Je n’en menais pas large, sans ma voisine et sa fourche que serai-je devenu ? En contrepartie, je pensais être débarrassé de cette cohabitation bruyante ; il n’en fut rien. La mère et les petits demeurent à l’abri de notre toit. Cette année se poursuit par deux refus. La galerie Caminade me congédie, par écrit ! Alain Lambert refuse le dessin que je lui propose... Impression de revenir à la case départ. Je devrais en être accablé, et bien non ! Inassouvi, j’ai le désir de continuer, y compris au milieu des champs… Parmi les vaches, mes compagnes et mon public. Je finis de suite les Porteuses de seaux que je présenterai à Vierzon en juin et entame dessins et lithos, hâte de les voir exister. Cet été je devais me rendre à Istres, c’est fichu, le projet se casse en morceaux… Donc je resterai sagement dans le bocage, qui devient un BOCAL.
Donne des nouvelles de tes échappées, cela me comblera de joie, moi qui bouge si peu.
Je t’embrasse.
Daniel
30 juin 2019
Ma main, cher Bernard, se laisse conduire parfois vers la lassitude... Je me suis mis en tête de faire don à la BNF de 40 carnets tenus de 1980 à 2016… Du coup, je les classe et en dresse le menu, ce qui enclenche de drôles de listes et me ramène en arrière, jusqu’aux années 70, à des notes vibrantes en tous sens, et puis le flux se régularise « La Gricole » arrive, le labour me sauve. [...]