J’ai toujours bien travaillé à l’école, sauf en cinquième. La colère me rendait folle. Je me jetais contre les murs ; je me roulais par terre. Je me sentais à l’étroit partout. Les frontières ont commencé à me prendre la tête. Avec ma classe, nous sommes allés pendant une semaine en Angleterre. Ce n’était pas la première fois que je traversais une frontière mais auparavant je n’y attachais pas d’importance. Peut-être parce qu’auparavant je ne prêtais pas non plus d’attention à mon corps. Nous avons embarqué sur un ferry-boat. Dès qu’il a levé l’ancre, j’ai senti que nous quittions le pays. Et mon corps a perdu en gravité, j’existais moins. Sur le ferry-boat, il s’est passé beaucoup de choses. On a joué ; on a plaisanté ; on a tangué ; on a assisté à une scène hystérique. Voici ce qu’il s’est passé : Notre camarade de classe Nora s’est mise à hurler. C’était comme si elle s’était ébouillantée. Elle hurlait de douleur. Nous avons cru qu’elle avait une crise d’appendicite. Elle était couchée par terre. Elle se tortillait. Elle a fini par parler. On a écouté son récit. Un garçon beaucoup plus grand qu’elle l’avait touchée. Il avait même cherché à entrer en elle. Cela s’était passé dans un recoin du ferry-boat. Nous avions douze-treize ans et nos corps pouvaient être annexés par des corps plus forts ou pas plus forts. Pas plus forts mais roublards. Sur le ferry-boat, Nora était comme moi le reste du temps, très en colère et prête à se jeter par-dessus bord. Elle était hors d’elle. Je la comprenais bien que dans mon cas la colère fut sans raison précise.
Après les maths, mon aversion principale allait à la géographie. En cours de maths, on dessinait des ensembles. Pour que ça sonne amusant, la prof disait au lieu d’ensembles des « patates ». Mais personne ne trouvait ça amusant. Il y avait la situation où les ensembles se pénétraient et l’intersection avait la forme d’une amande. Le contenu des deux ensembles se mélangeait là, dans l’amande. Ça faisait de la couleur. La couleur jaune de l’ensemble A et la couleur bleue de l’ensemble B engendrait la couleur verte. Créer de la couleur n’était pas la finalité du cours de maths mais moi c’est la seule chose qui me rendait cette matière plaisante. Nous y utilisions des compas, des équerres, des craies, des crayons de couleurs, des mines, des pointes feutres. On nous demandait de tracer, de délimiter, de fractionner, de diviser. On délimitait les espaces grâce à de la couleur.
Le professeur de géographie écrivait à même la carte de l’Europe avec des craies de couleurs pour que nous sautent aux yeux certains aspects naturels et politiques de ce continent. Mon malin plaisir, c’était de modifier le tracé des frontières sur la carte. Tout le monde s’en fichait, de toute façon. On prenait cela pour des dessins. Du graffiti. Pas tant pour un acte de rébellion que pour un besoin de marquer mon territoire. Mon frère avait réussi à charmer ses enseignants et toute ma famille en déplaçant la Corse dans l’océan Atlantique. Il avait dessiné la forme de la Corse. Grosso modo, ça ressemble à un estomac mais à la verticale. D’ailleurs, les pays, quand on regarde un planisphère, font penser à des organes. La Corse, le fait qu’elle soit une île la rendait mobile. Tandis que la Suisse, par exemple, était inamovible. La Suisse a la forme d’un foie, je trouve. La Pologne, c’est plutôt une vessie de bœuf. Chez le boucher, pendant qu’il prépare vos achats, vous pouvez regarder sur les affiches le découpage des bêtes. Des lignes les transforme en entrecôte, macreuse à pot-au-feu, filet mignon, échine, gigot. Et, pour jouer, essayez de trouver leur équivalent en pays. Le tracé des frontières permet d’agrandir ou de réduire un territoire, pas de le déplacer. Les îles peuvent s’enfuir, partir à la dérive. Le rivage est leur frontière, un lieu d’où il est possible de partir. C’est une frontière qui est un point de départ. Et non un mur. Une frontière qui évoque l’ailleurs. Et non la seule réalité.
Pour les voyages, je suis munie d’une amulette provenant du Burkina Faso. Elle a le pouvoir de vous protéger lorsque vous passez une frontière. Je n’y croyais qu’à moitié jusqu’à ce qu’un jour j’oublie de glisser mon amulette dans mon bagage. Le voyage fut semé d’embûches, toutes mes mésaventures se sont concentrées aux abords de frontières. C’est ainsi que j’ai compris l’importance de mon amulette. Il ne me semble pas nécessaire de raconter ici mes déboires, cela prendrait trop de place. En revanche, je dirais volontiers quelques mots sur un personnage rencontré sur ma route lors de ces moments chaotiques. Cet homme d’une très haute taille transportait un gros livre. A peine assis dans le café où j’étais moi-même assise, avec moult soucis à affronter suite à l’oubli de mon amulette burkinabé, l’homme a sorti de son tote bag ce gros livre que j’ai déjà mentionné. De loin, il m’était difficile d’en voir le titre. C’était un volume qui ne m’était pas inconnu, il ressemblait à un ouvrage dont j’ai rendu compte ici, dans FloriLettres, il y a de ça plusieurs mois, pour ne pas dire années. Je me suis rapprochée de ce monsieur qui, en plus du livre, a extrait de son tote bag, au logo très estompé, une pochette de feuillets mobiles perforés à grands carreaux. Sur la table du café il a disposé son matériel. Nous étions comme dans son cabinet de travail. Pendant qu’il taillait ses différents crayons à papier, je me suis mise devant lui avec l’intention de lui poser une question au sujet du livre. Connaissant l’aubaine que tout importun peut être à un auteur qui procrastine, je n’ai pas craint de me faire éconduire. Après lui avoir dit un mot gentil au sujet de sa casquette, je lui ai demandé de me présenter ce gros ouvrage ouvert devant lui. Il s’agissait bien, comme je m’en doutais, d’un volume des courriers de Napoléon Bonaparte. Et que trouvait-il à en dire ? J’ai posé cette seconde question car entre lui et le livre il avait étalé plusieurs feuillets remplis d’une écriture harmonieuse. Il m’a regardé longuement et silencieusement. Il s’est remis à usiner ses crayons de bois, aussi appelé crayon à papier, crayon gris. La langue française possède bien des particularités régionales. La désignation du crayon en est une, elle varie. Selon un tracé de frontières qui morcelle l’hexagone en une dizaine de territoires, cet outil change de nom. Fin de l’aparté, je reviens à mon lecteur de Napoléon Bonaparte. Je lui redemande ce qu’il a à en dire, puisqu’il écrit tellement. Et cette fois, sans me regarder, il me répond : Rien. Ensuite, il m’a expliqué en quoi consistait sa besogne. Il recopiait in extenso toutes les lettres de Napoléon, son idole. Il fait ça au crayon à papier, pourquoi ? Eh bien, quand il aura fini, il gommera et il recommencera. C’est son activité essentielle. Il est aussi grand que Napoléon était petit, aussi timoré que l’autre était intrépide. Est-ce que malgré tout il s’identifie à lui ? Pas du tout, me répond-il. Mais alors quel est le but de ce travail de scribe ? Aucun, me répond-il. Puis je comprends qu’en copiant les phrases de son idole il essaie de le faire venir en lui. Il l’annexe, d’une certaine manière. C’est un peu comme dans le film de Woody Allen, La Rose pourpre du Caire. Le personnage de Tom Baxter, que Cécilia vient admirer tous les soirs sur l’écran de son cinéma de quartier et qui, tournant un jour la tête de son côté, la rejoint dans la salle pour s’enfuir avec elle. Le grand homme dont je ne connais pas le nom recherche sans doute le moment magique où celui qu’il admire va sortir de la réalité du livre. L’homme qui recopie à la main les lettres de Napoléon devient un peu Napoléon, il cesse de voir une frontière entre l’épopée de l’autre et sa vie à lui.
Gaëlle Obiégly a publié son onzième livre intitulé, Totalement inconnu, en septembre dernier, aux éditions Bourgois.
Totalement inconnu, de Gaëlle Obiégly : du moment qu'on m'écoute (en-attendant-nadeau.fr)