Louise de Vilmorin - Jean Hugo
Correspondance 1935-1954
© Éditions Honoré Champion
48- 175 Louise de Vilmorin à Jean Hugo
Verrières
Lundi 13 sept[embre] 1948
Mon amour,
Je reçois ce matin ta lettre du 11. Elle me bouleverse. C’est donc que je t’aime encore. Je sais pourquoi j’ai pris cette décision de me priver de toi, mais je ne la comprends plus. Toutes les lettres que je t’ai écrites ces jours derniers sont là, sur ma table. C’est très ridicule. Dès que tu me dis un mot tendre, il m’attendrit. J’ai beau prétendre ne plus te croire, je cherche encore ton cœur. Pardonne-moi au moins la peine que je me fais. C’est le principal.
Le temps est affreux. J’ai été à Paris tantôt avec André. J’ai dîné au restaurant hongrois avec les comtes Jankovics, père et fils. Ennuyeux. À 10 h, j’étais de retour ici. Il en est 11 à présent et je vais me coucher. Je me sens malade de plus en plus ; je respire très mal ; j’ai des douleurs dans tout le corps et je crois attendre un enfant. Mon Dieu que cet enfant-là sera triste ! Que Dieu lui donne ton cœur et non le mien qui est une boule de feu, un foyer de folie. Tu es toujours dans mes pensées. Je te vois partout. Je ne désire que te revoir. Dors-tu toujours aux hortensias ? De Montélimar, avant-hier, je t’ai envoyé du nougat. Jean François Lefèvre-P[ontalis] m’a téléphoné. Il part pour l’Allemagne et voudrait aller à Fourques vers le 15 octobre. Moi aussi. Je te caresse bien, mon Jean.
Mille baisers volent vers toi.
(Suite de mes mémoires.)
J’aimais beaucoup ma nourrice. Elle me préférait à mes frères et à ma sœur qui étaient plus indépendants que moi. Elle me croyait toujours en danger, parce que j’étais peureuse ; je lui communiquais ma peur, elle volait à mon secours et m’aimait pour cela ; elle me croyait capable de tout, parce que j’avais trop bon cœur et aucun sens des réalités. Je n’avais non plus aucun désir d’apprendre, de m’instruire, ni aucune curiosité, ce qui aurait pu être une source de distraction et d’expérience. Non, l’inconnu m’effrayait et je n’ai jamais eu envie de rien découvrir. Nounou vivait pour moi et moi je vivais pour ma poupée qui, pour moi, vivait.
J’ai toujours été très sensible à ce que j’ai imaginé et davantage souffert de malheurs imaginaires que de malheurs réels. J’ai passé ma vie à me faire des idées, à voir des choses qui n’étaient pas et d’autres telles qu’elles n’étaient pas ; à éprouver des sentiments violents pour des personnes réelles mais qui, transformées malgré moi dès qu’elles avaient attiré mon regard, ne pouvaient plus que me décevoir et me confondre ; à connaître des triomphes par des dons que je ne possède pas ; à subir des échecs dans des luttes que je n’ai pas entreprises ; à pleurer des morts qui sont, Dieu merci, bien vivants. J’ai cent fois fait mourir chacun de mes frères ; je me suis noyée mille fois ; j’ai prononcé un nombre considérable de dernières paroles ; j’ai été touchante, héroïque, exemplaire ; j’ai fait des miracles, j’ai joué de grands rôles, et, bien que rien de tout cela n’ait été vrai, je suis fatiguée par ces élans, par ces luttes et par ces compagnies. Mon imagination m’a inventée sans me donner une vie, voilà pourquoi je pleure. (...)
Dressé au bord de la réalité, mon être véritable la contemple en pleurant et cherche encore à se donner.
Louise
Cher amour, j’avance bien lentement. Je ne relis pas. Et puis je suis fatiguée. Je reverrai tout cela à Fourques.
Mille baisers mon chéri.
48- 193 Jean Hugo à Louise de Vilmorin
Mas de Fourques
Lunel (Hérault)
27 septembre 1948
Ma Louise chérie, j’ai eu ce matin ta lettre de mercredi, qui a mis très longtemps, et deux lettres anciennes. J’ai maintenant entre les mains un assez gros morceau de tes mémoires ; je vais les relire et je te dirai mon sentiment. Sur ta santé, je ne suis pas encore tout à fait rassuré ; ta dernière lettre, où tu me dis que tu as la fièvre et mal à la tête, me donne encore des inquiétudes.
Ici, beau temps. Les sternbergias se multiplient extraordinairement. On vendange toujours le muscat. (...)
Ma belle Louise, je pense à toi et t’aime. Je t’envoie toutes sortes de caresses.
Jean
49- 29 Jean Hugo à Louise de Vilmorin
Fourques
14 mars 1949
Ma Louise chérie, j’ai eu ce matin ton poème Plus jamais. C’est un des plus beaux que tu aies composés. Ta voix n’est jamais plus belle qu’assaisonnée du sel de tes larmes, ou du sel du rire. Tu dois, à mon avis, te méfier du sucre. Tu en avais mis dans les premiers poèmes que tu m’as envoyés des montagnes – sans doute à cause de tous ces pains de sucre qui t’entourent – L’Œillet et La Fleuriste. Je n’ai pas aimé La Fleuriste. Mais si tu pouvais pleurer encore comme dans Plus jamais, ça, ce serait beau.
J’ai pensé à la rime « t’aidera, tes draps », que tu as mise dans un de tes poèmes olorimes. Tu devrais écrire carrément « t’aidra », comme d’Aubigné écrivait « durtés » et Christine de Pisan :
Hélas ! Venez m’amour et ma fiance,
Mon souvrain bien, mon entière plaisance.
Il me semble même que l’emploi systématique de ces licences d’orthographe dans une prosodie rigoureuse pourrait nous aider à nous défaire à tout jamais du vers libre. Qu’en penses-tu ?
(...)
Je n’ai pas pu encore faire tes calligrammes. J’ai dû aujourd’hui mettre les hausses sur les ruches, car il fait très chaud et les abeilles commencent à butiner. Les huppes sont arrivées ce matin.
Adieu, ma Louise, je t’envoie mille baisers et caresses.
Jean
49- 33 Louise de Vilmorin à Jean Hugo
Jeudi 17 mars 1949
Inneralpbach
Seras-tu, cher amour, à Fourques le 8 ou 9 avril ? Pourrais-je m’y arrêter une nuit avec frère André ? Il m’écrit qu’il viendra me chercher ici dès le 2 avril. Nous partirons le 4, nous nous arrêterions au Lichtenstein quelques heures. Nous passerions à Merano voir Pali et nous en repartirions le 6 ou le 7. Nous pourrions donc être chez toi le 8 au soir, ou le 9, s’il faut absolument faire halte chez Marie-Blanche, ce que j’espère nous pourrons éviter. Ce ne serait qu’une soirée chez toi, mais ce serait te revoir, t’embrasser, te regarder, te parler, t’entendre, tenir ta main, enfin ce serait toutes sortes de grands bonheurs. Réponds-moi vite et si c’est oui, prépare du muscat. J’en boirai volontiers une tonne.
Tu ne m’écris plus. Es-tu mort ? Le grand-père t’a-t-il tué ou le regard atomique de Maggy t’a-t-il pulvérisé ? Mimi, tu es un énorme sac à paresse et je suis très triste sans nouvelles de toi. Ta dernière lettre est datée du 10.
Aujourd’hui je t’envoie un poème sérieux que j’ai écrit à l’aube de ce matin. Il me faut prendre tout mon courage pour te l’envoyer. Je ne sais pas critiquer ce que je fais et je crains toujours d’écrire ou d’avoir écrit des choses ridicules. Allons, courage.
Les Chalands.
Sur le pont des chalands la lessive livide,
Les pots de géraniums, le bouquet de lilas
Et les chalands portés par leur route liquide,
Me font toujours penser au temps de l’au-delà.
C’est l’eau qui ne court pas, et c’est aussi peut-être,
Leur fumée en rubans dans les peupliers blonds,
Leur air ensommeillé, le chat à leur fenêtre,
La fille aux bras marbrés se peignant sur le pont.
L’écluse doucement fait sombrer le navire
Qui bientôt ressuscite orné de ses bouquets
Et parfois de refrains, traînant le lent délire
D’un amour tout en pleurs dont l’amour se moquait.
Serait-ce pour cela qu’un chaland en voyage
Me fait toujours penser à mes prochains parages ?
Voilà tout ce que j’ai à te donner aujourd’hui avec l’intéressante nouvelle d’énormes chutes de neige.
Mon amour, je t’aime et te baise autant que tu le permets et de tout mon cœur.
Ta
Louise
(...)
51- 10 Jean Hugo à Louise de Vilmorin
Fourques
28 novembre 1951
Ma belle Louise,
Je suis bien heureux du succès mérité de Mme de. C’est vraiment un chef-d’œuvre. Je te renvoie la lettre du voyageur milanais qui m’a touché aux larmes.
Connais-tu cet olorime que j’ai trouvé dans un journal où je voulais lire le récit de la mort de Gide ?
Aidé, j’adhère au quai ; lâche et rond, je m’ébats ;
Et déjà des roquets lâchés rongent mes bas.
On l’attribue avec assez de vraisemblance à Alphonse Allais.
Jacques Porel est venu avant-hier soir, portant une valise à ton chiffre que tu lui as donnée jadis, dit-il. Jusqu’à son départ, ce matin, il n’a pas cessé de parler, entrecoupant son discours d’exclamations comme : « mâtin ! » et de nombreux pets labiaux. Je suis allé avec lui voir Jean Godebski à la Marine. On a raconté ceci de Misia. La veille de sa mort, elle agonisait, le Dr de Gennes venait de sortir de la chambre, elle a demandé à son infirmière : « Tu es mariée ? » « Non, Madame. » « J’ai un mari pour toi. » « Qui ça, Madame ? » « Le Dr de Gennes, c’est un con, tu feras de lui ce que tu voudras. » Le portrait de Misia par Renoir est accroché au mur du Salon de la Marine. C’est une admirable peinture et c’est ainsi que Misia était la première fois que je l’ai vue, chez Vallotton, vers 1910. Jean a aussi une petite tête de Misia par Vuillard, très ressemblante.
Ma Louise, la mélancolie ne refroidit pas mon cœur, comme tu le crains ; mais je languis. L’amandier fleurit sur la tombe de mon grand Mousco disparu. J’attends tes lettres.
Adieu, ma Louise chérie, je t’envoie beaucoup de baisers amoureux.
Jean