FloriLettres

Lettres choisies - Courbet en privé

édition été 2019

Lettres et extraits choisis

Courbet en privé
© Éditions du Sékoya
/ Institut Gustave Courbet

 

1867

En famille - À son père 

Mon cher Père

Je viens de recevoir ta lettre et j’y réponds à l’instant.
J’ai trouvé deux chambres dans ma rue avec des lits : les voyageuses peuvent arriver. Il y en a un pour les dames Boulet (1) si elles veulent.

Je vais aller trouver Paul pour l’avertir. Pour Zoé (2), elle est fort bien placée par hasard, car ses dévolus ne réussissent pas toujours bien. Elle peut dire aux innocents, etc. Elle est chez Madame Castelli, une dame riche italienne en effet qui l’a prise en amitié. Je suis encore content de la voir là car [...].
Quant à mon exposition, je suis fort mal placé, j’ai suivi maladroitement l’exemple du gouvernement et je me suis enfoncé au point de vue de l’argent. Au point de vue de l’idée par exemple c’est complètement réussi, je ne pouvais pas faire mieux. Si j’avais été placé sur les boulevards, j’aurais gagné 100 000 francs, c’est l’avis de chacun, tandis que là je ne ferai que couvrir mes frais tout au plus. C’est égal, j’ai fait un grand pas, j’ai conquis une importance et une indépendance énorme. Si je fais seulement mes frais, tous les bavards sont tués, car je veux agir en dehors du gouvernement et je serai le seul en France.
C’est ce qu’ils sentent bien, et c’est ce qui les fait tant rager dans les journaux. J’ai jusqu’à 100 personnes par jour, c’est à 50 centimes d’entrée. Si c’était à refaire, je dépenserais moins car on ne croit plus à l’exposition. Dans ce temps-là tout était hors de prix, les terrains, les ouvriers, les matériaux, etc. Par exemple pour me placer sur les boulevards, il faut tout dire, il m’aurait fallu 25 ou 30 mille (3).

Enfin, dis-leur d’arriver quand elles voudront (4).

Je t’embrasse.

G. Courbet

 

1849

Amitiés - Francis et Marie Wey

(Ornans, 12 décembre 1849)

 

Chers amis,

Ah ! ah ! voici enfin du poisson. C’est un des rois de la Loue.
Hélas ! les rois s’en vont. Louis-Philippe est parti sans baguettes ni tambour ; à mon avis, celui-ci méritait un meilleur sort.

On vous le ménageait, cher ami. J’en avais parlé avec Jean-Jean de la Mal-Côte, pécheur de profession.
Le susdit monarque se trouvait dans un gouffre qui longe les peupliers de M. Ordinaire (site que vous avez du reste dans un de mes petits paysages). Quand il apparaîtra, me dit Jean-Jean, il est à vous. C’est la nuit passée, nuit fatale – Dieu que le nuit était noire ! – qu’il sortit de ses domaines.

J’étais allé dans l’après-midi voir M. Ordinaire et faire connaissance avec lui. On m’avait retenu à diner (à moins que de mentir, je n’avais aucune raison de refuser) et pendant que chez ces gens bons et naturels (où nous avons beaucoup parlé de vous) je m’abandonnais au charme de leur connaissance. J’entendis sonner onze heures. Je me séparais d’eux, en leur faisant mes compliments ; quand, au sortir de la maison, nous nous trouvons dans une obscurité si complète, qu’ils insistèrent à trois pour me faire coucher chez eux. Je triomphai pourtant en leur représentant qu’ils me privaient peut-être de belles émotions (moi, j’aime tant la nuit).

M. Ordinaire m’accompagnera à deux pas, puis nous nous cherchâmes dans l’ombre pour nous donner la main. Dieu ! que la nuit était noire ! Hé ! Hé ! qui va là ? ?Prenez à gauche ; répond une voix. Puis me voilà battant des flancs dans les haies du chemin, et tantôt dans les champs labourés, lorsque j’arrivai à une planche qui passait un ruisseau, et que je passai à genoux. Dieu que la nuit était noire ! il me semblait nager dans un pot d’encre, puis on entendait au loin dans les flancs des vallées le cri des hiboux, se réjouissant dans les crevasses de nos vieilles roches ; Combien ces sinistres philosophes ont dû rire de mon embarras. Pendant ce temps, Jean-Jean de la Mal-Côte, d’un coup d’épervier prenait son poisson.

Je suis d’une adresse qui commence à m’effrayer, vous ne vous douteriez jamais que tout cette exhorte par insinuation devait aboutir, à vous dire d’aller chez Charles Blanc (1) chercher ma médaille et me l’envoyer si cela vous faisait plaisir. Exprimez-lui bien mes regrets de n’avoir pu y aller moi-même. Assurez-le aussi de ma considération et farcissez-lui l’esprit de l’idée que j’irai cette année à l’exposition armé de pied en cap.

Dans ce moment-ci je compose mon tableau sur la toile. J’ai non seulement obtenu du curé des habits d’enterrement, mais je l’ai encore décidé à poser, ainsi que son vicaire. J’ai eu avec lui, des conversations morales et philosophiques vraiment désopilantes.

J’ai dû me reposer quelques jours après le tableau que je viens de faire, ma tête n’en voulait plus.

Vous recevrez ce que je vous envoie franc de port, je l’ai mis ce soir à la diligence qui passe à Ornans, cela partira demain jeudi à 6 h du matin de Besançon par les Laffite.

Tous ces temps-ci les eaux étaient trop grandes et il faisait trop froid, les écrevisses étaient imprenables.
Je vous envoie ci-joint ma lettre d’invitation.

Madame Marie est-elle toujours souffrante ? Que je voudrais le savoir !
Je vous embrasse, bien des choses à tous les amis et la tante.

Gustave Courbet

P.S. C’est une belle saison que l’hiver. L’hiver, les domestiques boivent aussi frais que les maîtres.

 

1863

Artistes et littérateurs - À Léon Isabey

Main étrangère : Saintes avril 1869 ( ?)

 

Mon cher ami,

Je vous envoie un ami très aimable M. Borreau (1), chez qui je suis logé à Saintes. C’est avec son secours que j’ai pu faire les tableaux que j’ai faits dans ce pays et surtout les curés. Veuillez être bon pour lui, comme vous l’avez été pour moi.
Je suis ravi de la lettre que vous m’avez écrite l’autre jour, mon but est atteint si le tableau des Curés a suscité l’embarras que vous m’avez indiqué. Voici le moment de se remuer. Voyez Champfleury, Malassis, Chenevière, Castagnary, etc., etc.... Soutenez la révolution. S’il est refusé, faites-le retirer de suite et remettez-le dans mon atelier. Un barnum quelconque peut me faire gagner 50 000, soit en France, en Angleterre, en Belgique et en Allemagne, en Italie. Tout va bien.

Depuis que j’ai envoyé les tableaux à l’exposition, j’ai fait 4 tableaux de fleurs, M. Borreau en porte deux avec lui. Faites-les (illisible) à Luquet en lui faisant voir seulement.
Quant à Martinet, il faut retirer les tableaux qu’il n’expose pas, ainsi qu’une tête de jeune fille et le portrait de Berlioz qu’il avait déjà depuis longtemps.
Parlez de cela à Nicolle.
Faites voir à M. Borreau mon atelier s’il le désire.
Écrivez-moi de suite à propos des curés. Écrivez-moi la conférence de l’Empereur, mais j’espère que lui qui est socialiste a reçu le tableau en pleine figure. Vous voyez que je vise juste. Je vous écrirai à loisir l’esprit de ce tableau.
Tant que je ne suis pas absolument nécessaire à Paris, je continuerai à travailler ici. Je bats monnaie avec des fleurs (2), je suis en bon train. Songez à Richebourg ou autre. Il y a aussi une spéculation à faire avec la photographie. On la vendra à la porte de l’exposition, si le tableau est reçu ou non. Faites-moi faire des bordures pour les deux tableaux de fleurs que j’envoie et je vais vous envoyer les mesures de ceux que je finis immédiatement. Il faudra en expédier un chez Cadart.
Faites fort train. Si le tableau des curés n’est pas reçu, il faut mettre le tableau des magnolias à la place, ils le prendront.

Tout à vous, écrivez-moi, je vous embrasse de cœur, vous et votre femme.

Gustave Courbet

 

1867

Artistes et littérateurs - À Léon Isabey

Jeudi 21 mars

Mon cher Isabey,
Vous me tenez dans une anxiétude cruelle qui m’empêche de travailler. Je travaille à un grand tableau, le cerf mourant, qui ne me laisse ni jour ni nuit. Il y a 24 chiens, piqueur, homme à cheval, le tout à la neige.(1) Ce sera un tableau surprenant je crois, mais il faut que je puisse l’exposer. N’ayant pas exposé au Gouvernement, il serait drôle que je n’expose pas dans une occasion comme celle qui se présente cette année. Tout cela dépend de vous, car c’est vous qui êtes mon directeur des Beaux-arts.

Je vous ai écrit poste pour poste à la lettre que vous m’avez écrite en vous donnant l’assertion que vous pouviez agir.
Vous ne m’avez rien répondu, ça me tue la tête ! je fais faire des cadres dorés et j’espère ouvrir, si vous êtes en mesure, en même temps que l’exposition des Champs-Elysées.(2) Écrivez-moi un mot.

Tout à vous.

G. Courbet.

Tachez de louer pour deux ans, s’ils ne veulent pas vendre le terrain.

 

1861

Formation et enseignement de l’art - Aux jeunes artistes de Paris

Lettre de M. Courbet

Un assez grand nombre d’artistes peintres ont ouvert un atelier commun, qu’ils ont désiré placer sous la direction de M. Courbet. Nous sommes heureux d’être les premiers à pouvoir donner la réponse qui leur a été adressée par le célèbre réaliste. J. Laurent Lepp( ?)

Paris, le 25 décembre 1861

Messieurs et chers confrères,

Vous avez voulu ouvrir un atelier de peinture, où vous puissiez librement continuer votre éducation d’artistes, et vous avez bien voulu m’offrir de le placer sous ma direction.
Avant toute réponse, il faut que je m’explique avec vous sur ce mot direction. Je ne puis m’exposer à ce qu’il soit question entre nous de professeur et d’élèves. Je dois vous rappeler ce que j’ai eu récemment l’occasion de dire au congrès d’Anvers. Je n’ai pas et je ne puis pas avoir d’élèves.

Je dois vous rappeler ce que j’ai eu récemment l’occasion de dire au congrès d’Anvers. Je n’ai pas, je ne puis pas avoir d’élèves.
Moi, qui crois que tout artiste doit être son propre maître, je ne puis songer à me constituer professeur.
Je ne puis pas enseigner mon art, ni l’art d’une école quelconque, puisque je nie l’enseignement de l’art, ou que je prétends, en d’autres termes, que l’art est tout individuel et n’est, pour chaque artiste, que le talent résultant de sa propre inspiration et de ses propres études sur la tradition.
J’ajoute que l’art, ou le talent, selon moi, ne saurait être, pour un artiste, que le moyen d’appliquer ses facultés personnelles aux idées et aux choses de l’époque dans laquelle il vit.
Spécialement, l’art en peinture ne saurait consister que dans la représentation des objets visibles et tangibles pour l’artiste.
Aucune époque ne saurait être reproduite que par ses propres artistes, je veux dire que par les artistes qui ont vécu en elle. Je tiens les artistes d’un siècle pour radicalement incompétents à reproduire les choses d’un siècle précédent ou futur, autrement à peindre le passé ou l’avenir.
C’est en ce sens que je nie l’art historique appliqué au passé. L’art historique est par essence contemporain. Chaque époque doit avoir ses artistes qui l’expriment et la reproduisent pour l’avenir. Une époque qui n’a pas su s’exprimer par ses propres artistes, n’a pas droit à être exprimée par des artistes ultérieurs. Ce serait la falsification de l’histoire.
L’histoire d’une époque finit avec cette époque même et avec ceux de ses représentants qui l’ont exprimée.
Il n’est pas donné aux temps nouveaux d’ajouter quelque chose à l’expression des temps anciens, d’agrandir ou d’embellir le passé. Ce qui a été a été. L’esprit humain a le devoir de travailler toujours à nouveau, toujours dans le présent, en partant des résultats acquis. Il ne faut jamais rien recommencer, mais marcher toujours de synthèse en synthèse, de conclusion en conclusion.
Les vrais artistes sont ceux qui prennent l’époque juste au point où elle a été amenée par les temps antérieurs. Rétrograder, c’est ne rien faire, c’est agir en pure perte, c’est n’avoir ni compris, ni mis à profit l’enseignement du passé. Ainsi s’explique que les écoles archaïques de toutes sortes se réduisent toujours aux plus inutiles compilations.

Je tiens aussi que le peinture est un art essentiellement concret et ne peut consister que dans la représentation des choses réelles et existantes. C’est une langue toute physique, qui se compose, pour mots, de tous les objets visibles. Un objet abstrait, non visible, non existant, n‘est pas du domaine de la peinture.
L’imagination dans l’art consiste à savoir trouver l’expression la plus complète d’une chose existante mais jamais à supposer ou à créer cette chose même.

Le beau est dans la nature, et se rencontre dans la réalité sous les formes les plus diverses. Dès qu’on l’y trouve, il appartient à l’Art, ou plutôt à l’artiste qui sait l’y voir. Dès que le beau est réel et visible, il a en lui-même son expression artistique. Mais l’artiste n’a pas le droit d’amplifier cette expression.

Il ne peut y toucher qu’en risquant de la dénaturer et par suite de l’affaiblir. Le beau donné par la nature est supérieur à toutes les conventions de l’artiste.

Le beau, comme la vérité, est une chose relative au temps où l’on vit et à l’individu apte à le concevoir.

L’expression du beau est en raison directe de la puissance de perception acquise par l’artiste.

Voilà le fond de mes idées en art. Avec de pareilles idées, concevoir le projet d’ouvrir une école pour y enseigner des principes de convention, ce serait rentrer dans les données incomplètes et banales qui ont jusqu’ici dirigé partout l’art moderne.

Il ne peut pas y avoir d’écoles, il n’y a que des peintres. Les écoles ne servent qu’à rechercher les procédés analytiques de l’art. Aucune école ne saurait conduire isolément à la synthèse. La peinture ne peut, sans tomber dans l’abstraction, laisser dominer un côté partiel de l’art, soit le dessin, soit la couleur, soit la composition, soit tout autre des moyens si multiples dont l’ensemble seul construit cet art.

Je ne puis donc avoir la prétention d’ouvrir une école, de former des élèves, d’enseigner telle ou telle tradition partielle de l’art. Je ne puis qu’expliquer à des artistes, qui seraient mes collaborateurs et non mes élèves, la méthode par laquelle, selon moi, on devient peintre, par laquelle j’ai taché moi-même de le devenir dès mon début, en laissant à chacun l’entière direction de son individualité, la pleine liberté de son expression propre dans l’application de cette méthode.

Pour ce but, la formation d’un atelier commun, rappelant les collaborations si fécondes des ateliers de le Renaissance, peut certainement être utile et contribuer à ouvrir la phase de la peinture moderne, et je me prêterai avec empressement à tout ce que vous désirez de moi pour l’atteindre.

Tout à vous de cœur.

Gustave Courbet

 

Manifeste publié dans Le Courrier du dimanche, 29 décembre 1861 p. 4.

Cette lettre est un des exposés les plus complets des théories de Courbet sur l’art et son enseignement. Il est généralement admis que c’est Jules Castagnary qui rédigea la lettre, signée par Gustave Courbet.

 

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Pour les notes, se référer à l’ouvrage.