Carine Joly, historienne de l'art, conservateur-adjoint de l’Institut Gustave Courbet, collaboratrice de l’Institut Courbet depuis 1996, en charge des collections, de la coordination des expositions, des éditions, notamment le bulletin annuel, ainsi que des actions pédagogiques, a travaillé dans le cadre d’une maîtrise d’histoire de l’art sur les voyages du peintre Robert Fernier à Madagascar et aux Comores. (Université de Strasbourg II).
Vous avez dirigé l’édition scientifique de l’ouvrage Courbet en privé, Correspondance de Gustave Courbet dans les collections de l’Institut Gustave Courbet, paru aux éditions du Sékoya le 25 juin. Comment s’est engagé ce travail ?
Carine Joly L’Institut Gustave Courbet est l’héritier de l’Association des Amis de Gustave Courbet (créée en 1939 par le peintre Robert Fernier) qui acquit la maison natale de l’artiste à Ornans pour y ouvrir un musée en 1971. L’Institut est doté aujourd’hui d’une importante collection de peintures, dessins, sculptures et d’un fonds précieux d’archives : des photographies, des lettres autographes, des coupures de presse. Il remplit un rôle d’ambassadeur du peintre en France et à l’étranger. Nous avons entrepris de travailler dans un premier temps sur le fonds des lettres autographes, que Petra Chu a publié en partie en 1996. Il restait une cinquantaine de lettres inédites. L’idée était d’associer les lettres retranscrites avec les fac-similés correspondants afin que le lecteur puisse voir l’écriture du peintre, son évolution, la manière dont il pose sa plume sur le papier… La graphie est très affirmée dans les années 1850, volontaire, et elle devient tremblante dans les années d’exil. En fin de vie, ce n’est d’ailleurs plus lui qui écrit mais son secrétaire, le fidèle Morel, et Courbet appose une signature contrainte. J’ai voulu partager l’émotion que j’avais eue à tenir les lettres autographes entre les mains, même si ce n’est pas du tout la même préhension dans une publication. Pour autant, les fac-similés ont un grand intérêt dans la connaissance du Courbet intime et familier.
Dans un texte introductif intitulé « La guerre aux livres », vous montrez que l’orthographe et la syntaxe de Courbet laissent penser qu’il écrivait à la hâte…
C.J. La reproduction des lettres en image permet de se faire une idée précise de l’orthographe du peintre puisque, pour des raisons de confort de lecture, nous avons corrigé les fautes dans la retranscription, à l’exception de la première « Autobiographie » restée au plus près de l’original. Courbet écrivait en effet comme un homme pressé, dans un style oral. Il passe d’une idée à l’autre, sans ponctuation ni majuscules, laissant présumer qu’il écrivait d’un seul jet. Il y a des fautes d’orthographe récurrentes, notamment « toile » et « atelier » avec deux « l », « opinion » avec deux « p », des fautes de grammaire, une absence d’accords… Il a d’ailleurs été très critiqué à l’époque pour ses failles en orthographe et demandait parfois à d’autres d’écrire pour lui. Courbet a pourtant eu un enseignement des plus classiques et érudits, mais nous avons découvert qu’il n’est pas enregistré comme élève pendant quelques années. Il étudie au Petit Séminaire d’Ornans jusqu’à sa fermeture en 1833, puis intègre le collège royal de Besançon en 1837 avant de partir pour Paris en 1839. Entre 1833 et 1837, nous ne savons pas ce qu’il fait. L’école buissonnière peut-être ? Entre-t-il dans la petite école fondée par M.M. Oudot et Lemontey à Ornans ? Il n’y a pas de trace de cette période dans la correspondance. Ces petites classes sont un moment charnière dans l’apprentissage des bases de l’orthographe et on peut supposer que ce manque d’enseignement ait été déterminant par la suite. On sait en tout cas qu’il continue son enseignement artistique auprès de Claude-Antoine Beau, son premier professeur de dessin.
Certaines lettres montrent aussi qu’il était sous l’emprise de l’alcool, notamment une lettre à Cherubino Patà (l’un des plus importants collaborateurs de Courbet)…
Je pense aussi qu’il se fichait de l’orthographe. Il a fait savoir que pour lui « l’important était le début et la fin du mot ». Comme l’écrivait Jean-Jacques Fernier, alors Conservateur du Musée Courbet, en préambule à l’exposition de 1980 à Ornans, il s’agit d’une écriture qui se lit à haute voix. Les lettres se lisent à haute voix parce qu’elles sont écrites dans un style parlé.
Pouvez-vous évoquer les différents projets d’édition de sa correspondance qui ont débuté peu après sa mort en 1877 ?
C.J. Plusieurs projets initiés par Bernard Prost (archiviste à Lons-le-Saunier) et par Juliette Courbet (sœur du peintre) se sont succédé après la mort de l’artiste mais ils n’ont pas abouti. Deux volumes ont été publiés en 1948 par Pierre Couthion sous le titre Courbet raconté par lui-même et ses amis qui rassemblent des extraits de documents et de lettres détenus par la Bibliothèque Nationale de France. En 1951, Pierre Borel a publié la Correspondance de Gustave Courbet à Alfred Bruyas. Mais c’est vraiment l’édition de Petra ten-Doesschate Chu, Correspondance de Gustave Courbet, qui est la première publication importante, d’abord parue en anglais aux Presses de l’Université de Chicago en 1993 (Petra Chu ne trouvait pas d’éditeurs en France et a fait traduire toutes les lettres), puis en français chez Flammarion en 1996. Les fautes de Courbet sont bien sûr corrigées dans le volume. Aussi, ce qui m’a donné l’idée de faire un livre avec les lettres autographes reproduites, c’est de savoir que Jean-Jacques Fernier, vice-président de l’Institut Courbet, conservateur du musée jusqu’à 2008, consultait les retranscriptions du volume de Petra Chu pour y intégrer les fautes d’orthographe à chaque fois qu’il avait accès à un original qui passait en salle des ventes.
Certaines lettres ont déjà été publiées, d’autres sont inédites et notamment un dossier entier de lettres de Courbet à son architecte Léon Isabey…
C.J. Cet ensemble de lettres à Isabey est l’inédit le plus important. Il se scinde en deux parties. Les lettres écrites à partir de 1862 concernent le tableau Le Retour de la Conférence. De Saintes, Courbet veut orchestrer et provoquer le scandale au Salon de 1863. La tonalité des lettres est assez intime. L’autre partie commence en 1867, au moment où Courbet réalise son second pavillon personnel en marge de l’Exposition universelle. Le premier, appelé « Pavillon du Réalisme », date de 1855. C’était la première fois qu’un artiste exposait en dehors de son atelier ou des instances officielles, ce qui avait fait grand bruit à l’époque. Cependant, nous ne possédons pas de lettres à ce sujet. En 1867, Courbet fait construire cette fois un pavillon en dur, qu’il envisage pérenne, comme une galerie permanente. La correspondance est à ce titre très intéressante. Il se montre en véritable maître d’œuvre… Il sait parler architecture avec son architecte. Il a des idées précises quant à l’accrochage des tableaux, la couleur des murs… et Isabey doit se soumettre à ses volontés. Courbet est très novateur en ce sens. Dans ce corpus, une lettre est particulièrement importante où le peintre évoque le pavillon qu’Édouard Manet a fait construire au même moment, tout proche du sien. Il est vexé mais écrit qu’il ne peut lui en vouloir puisque c’est lui-même qui a donné l’exemple en 1855. Courbet considère Manet, de 13 ans son cadet, comme un rival mais il ressent également pour lui une certaine admiration. Les spécialistes de Manet s’accordent à dire que cette lettre est précieuse car pour la première fois, nous avons connaissance d’un jugement de Courbet sur Manet. Dans le prolongement de la correspondance, une exposition se tient en ce moment à Flagey, à côté d’Ornans, qui montre les liens du peintre à son architecte et présente une quinzaine de lettres. (Nos missions sont multiples. Elles relèvent de l’édition mais aussi de l’organisation d’expositions). Nous y avons reconstitué le pavillon de 1855 avec une simulation d’accrochage. Les pavillons de Courbet témoignent de sa singularité et de son avant-gardisme. Les lettres à Isabey de 1862 qui concernent Le Retour de la Conférence font aussi l’objet d’une exposition, à Saintes, au musée de l’Échevinage.
L’autre fonds important est celui de Melia-Sevrain qui provient des descendants d’Étienne Baudry. Baudry était mécène de Courbet en Saintonge. Courbet devait séjourner à Saintes pendant 15 jours, mais finalement il y reste près d’une année. Il tombe amoureux de cette région qui est à l’opposé des paysages qui lui sont familiers et qu’il a peint en Franche-Comté ou même en Suisse. Baudry lui met à disposition sa maison, un atelier, une charrette pour aller se promener en Saintonge, deux assistants pour préparer ses toiles… Courbet n’hésite pas à lui demander de l’argent pour les étrennes de l’une de ses sœurs ou de lui apporter des chaussettes, un vêtement… Le peintre était à la fois solaire, charismatique et directif même avec les riches notables.
Les lettres ont été le moteur des deux expositions qui sont une continuité des recherches entamées sur la correspondance et qui apportent beaucoup d’inédits, autant d’un point de vue de la relation de l’artiste avec son architecte que celle qui le lie à l’un de ses mécènes.
C’est étonnant de voir que Courbet avait besoin de mécènes alors que ses parents étaient aussi des notables aisés…
C.J. Ses parents, qui sont des propriétaires terriens, l’ont accompagné mais lui donnaient le minimum. Quand il arrive à Paris (ses premières lettres ne sont pas publiées dans ce volume mais dans celui de Petra Chu), il leur demande toujours de l’argent, n’en a jamais assez. Ses amis, des notables également, logent au 1er étage d’un hôtel luxueux, alors que lui est au 2ième dans une petite chambre. Son père est certes un peu avare, mais je pense que cette éducation a forgé sa personnalité, car dès qu’il arrive à Paris, il se dit qu’il doit faire carrière, se donne cinq ans pour avoir un nom et réussir financièrement. Ainsi, il a trouvé les moyens de monter son pavillon personnel, d’obtenir de l’argent, un mécénat. Il aurait pu bénéficier de plus de confort et être un artiste académique, exposer aux Salons, recevoir quelques prix, mais il a eu une carrière tout à fait inverse en cassant les codes. Il a su s’entourer très tôt de mécènes : Bruyas à Montpellier, Baudry à Saintes. Le circuit commercial (galeries, marchands) n’existait pas encore à l’époque – il vient avec les Impressionnistes –, et on commençait tout juste à parler de « marché de l’art ». Son exposition de 1855 qui s’appelait « exhibition et vente » était avant-gardiste et a fait scandale.
Dans sa préface, l’historienne d’art Petra ten-Doesschate Chu cite le sociologue Howard Daul Becker qui évoque l’idée que l’œuvre d’art est le « fruit d’une coopération entre plusieurs personnes ». « L’art comme une action collective » est une notion dont Courbet semble très conscient…
C.J. Effectivement, on le voit bien dans la correspondance. Courbet est en lien avec l’encadreur, le doreur, il fait préparer ses toiles par des assistants, il a le soutien de ses parents, de ses amis, des mécènes, de Michel, son fidèle serviteur qui devient gardien de son exposition personnelle de 1855 et de Morel à la fin de sa vie à La Tour-de-Peilz. Tous ces liens ont nourri sa création et l’ont aidé dans sa carrière. Ses œuvres manifestes des années 1850, L’Atelier, Le Retour de la Conférence, Les Casseurs de pierres, sont immenses, environ 3 mètres par 6 et Courbet a besoin d’aide. Il y a aussi cette dualité chez lui, entre les œuvres qui vont marquer l’histoire de l’art sur lesquelles il travaille jour et nuit, avec acharnement, et les paysages de la vallée de la Loue qu’il fait rapidement, en deux ou trois heures.
Cherubino Patà, désigné dans le milieu de la peinture à Paris comme « le fidèle faussaire » est un des collaborateurs de Courbet, collaborateurs qui vont donc jusqu’à faire des faux…
C.J. Il est difficile d’attribuer un tableau au peintre, surtout en ce qui concerne sa production à la fin de sa vie. Le pourcentage d’intervention de ses collaborateurs est à définir à chaque fois. Il arrive aussi qu’un tableau soit un Courbet à 100% alors qu’il est signé Patà. Lorsque le maître est en exil forcé en Suisse après la Commune de Paris, ses tableaux passent sans signature et c’est un collaborateur qui signe de l’autre côté de la frontière. Ou bien l’inverse : les œuvres sont préparées par d’autres, notamment par Cherubino Patà ou Marcel Ordinaire pour ne citer qu’eux, et Courbet ne vient déposer que quelques coups de couteau, et signe.
À sa sortie de prison, et de retour à Ornans, comme il est devenu une célébrité, les commandes affluent, tout le monde veut « son Courbet ». Il est donc obligé de s’accompagner d’assistants. Ces derniers préparent ou achèvent les toiles qu’il a à peine esquissées, ou encore font délibérément des faux. Sous l’égide de l’Institut Courbet, le Comité Courbet, composé de quatre membres permanents spécialistes de la peinture du XIXe siècle et de Gustave Courbet, examine ces œuvres. Il rend des avis sur œuvre qui font autorité sur le marché de l’art. Il se réunit en général 3 fois par an à Paris.
On peut dire également de cet ouvrage, Courbet en privé, qu’il est le fruit d’un travail collectif… Plusieurs auteurs ont participé à l’édition et écrit des biographies détaillées des différents correspondants regroupés par thème : « En famille » / « Amitiés » / « Formation et enseignement de l’art » / « Les modèles féminins » / « Artistes et littérateurs » / « Mécènes, collectionneurs et marchands » / « Politique et Administration »…
C.J. Nous avons choisi de publier ce corpus de lettres par thème (du plus intime, « En famille », au plus général, « Politique et administration ») puis par destinataire afin de pouvoir présenter chaque correspondant de Courbet. Nous n’avons pas leurs réponses. Les retrouver serait un travail de recherches énorme, mais d’un grand intérêt. À l’intérieur de chaque chapitre, les lettres sont classées par ordre chronologique. Les inédits sont imprimés en gras pour se distinguer du fonds publié dans l’édition de Petra Chu. L’idée était de faire participer différents spécialistes, ceux de la commission scientifique de l’Institut Courbet et des auteurs spécialisés dans un thème, comme par exemple, Thierry Savatier, qui a travaillé sur les « Modèles féminins » ou Michèle Audin, sur Courbet et le politique. Les membres de la commission scientifique de l’Institut Courbet sont Viviane Alix-Leborgne, Jean-Pierre Ferrini, Chantal Humbert et Fabrice Masanes-Rode. Quatorze auteurs en tout ont apporté leur contribution à cet ouvrage, travaillant en étroite collaboration pendant deux années de concertation et d’échanges. Les lettres sont annotées afin que le lecteur qui ne connaît pas bien Courbet puisse l’appréhender sans avoir à faire des recherches, et pour ceux qui voudraient se documenter davantage, des références ont été ajoutées.
Nous avons retrouvé, dans le cadre de l’exposition à Flagey, une descendante d’Isabey qui nous a donné des photographies. Ainsi, nous possédons (et publions dans l’ouvrage) le portrait de l’architecte dont le visage nous était inconnu jusqu’alors. Nous restons toujours attentifs aux lettres de Courbet susceptibles de réapparaître pour compléter notre fonds. Nous avons fait un chapitre à la fin du livre avec une vingtaine d’inédits qui sont dans d’autres collections. Aujourd’hui, l’édition de Petra Chu et celle-ci forment à elles deux un ensemble exhaustif.
Courbet montre son anticléricalisme et son grand sens de l’humour avec son immense tableau Le Retour de la Conférence. Le scandale est garanti et c’est un bon moyen pour lui de se faire connaître… Sans parler des gravures réalisées sur le même thème…
C.J. Oui, il orchestre le scandale et assume sa provocation. On peut dire qu’il a créé le « buzz » ! Il peint le tableau en cachette à Saintes (un pays considéré à l’époque comme le plus anticlérical de France), s’entretient avec Isabey à ce sujet et lui écrit en 1862 : « Ce tableau fait rire tout le pays et moi-même en particulier. C’est le tableau le plus grotesque qu’on aura jamais vu en peinture. Je n’ose pas vous le dépeindre, seulement c’est un tableau de curés ». Le Retour de la Conférence est refusé au Salon, puis écarté du Salon des Refusés. Il le présente finalement dans son atelier, en fait faire des photographies qu’il dédicace et envoie à tout le monde, demande la contribution de Champfleury (notamment critique d’art) et d’autres qui rédigent des papiers. Il crée véritablement la polémique. C’est très moderne !
Courbet réalise des esquisses à l’huile sur panneau de bois (dans les collections de l’Institut Courbet) et fait éditer des gravures qui racontent l’avant et l’après de la conférence qu’il publie dans un petit ouvrage avec les différentes séquences : les préparatifs, le moment où l’on boit beaucoup, l’ivresse puis les vomissements, la séquence où l’on passe par la fenêtre et celle où l’on se bat… C’est très croustillant ! Cette dimension anticléricale lui a bien sûr été reprochée. Lorsqu’il meurt à la Tour-de-Peilz le 31 décembre 1877, il est enterré en Suisse, mais quand en 1919, l’une des deux exécutrices testamentaires de Juliette Courbet souhaite que le peintre revienne dans son pays cent ans après sa naissance (1819-1919), personne ne veut de lui à Ornans. Ni le curé, ni le maire. Il est resté l’anticlérical et celui qui a déboulonné la colonne Vendôme… Finalement, sa dépouille est quand même transférée le 29 juin 1919 dans le cimetière communal d’Ornans où a lieu le second enterrement du peintre.
L’Association des Amis de Courbet créée juste avant-guerre a pu, au fil des ans, acheter des lettres — elles sont aujourd’hui très chères — et constituer un fonds important. Ce n’est que depuis 1995, l’année où le musée d’Orsay acquiert et expose L’Origine du monde, que la cote de l’artiste a considérablement augmenté. En 1991, lors de l’exposition « André Masson, les yeux les plus secrets » au musée Courbet, le tableau en question avait été présenté mais avec un cache, une composition de Masson expressément réalisée pour le recouvrir. L’Origine du monde avait été prêté par Sylvia Bataille (qui avait épousé en secondes noces Jacques Lacan et dont la sœur était la compagne d’André Masson), sous réserve qu’on ne mentionne pas le nom du propriétaire. Dans le catalogue, il était inscrit : « collection japonaise ».
Les lettres témoignent des initiatives de Courbet quant à la promotion de son œuvre et au développement d’un système de marché plus moderne…
C.J. Autant Courbet était rebelle par rapport aux institutions, autant il était dans la séduction avec les marchands, les collectionneurs privés. Il lui arrivait de leur demander s’ils voulaient qu’il rajoute un personnage à tel ou tel endroit... Il faisait son possible pour vendre ses tableaux. Il voulait également casser le système d’admission aux Salons officiels afin de donner aux artistes la possibilité d’organiser eux-mêmes leurs Salons et d’être jugés par des confrères.
Courbet initie donc un mode de présentation moderne de ses œuvres, mais en quoi, d’un point de vue pictural, sont-elles novatrices ?
C.J. Chez Courbet, le cadrage qui rappelle celui de la photographie est novateur. Par exemple, il est très serré dans Le Chêne de Flagey, tableau de 1864 qui mesure 89 par 111 centimètres. L’arbre remplit tout l’espace de la toile et une partie de ses branches et feuilles sont hors-cadre. Dans L’Enterrement à Ornans (3,15 mètres de haut sur 6,68 mètres de large), le trou prêt à recevoir le cercueil est au tout premier plan, c’est très étonnant. Dans sa peinture, les chairs des personnages semblent vivantes, leur rendu n’est pas de marbre. On les a même dites sales et Théophile Gautier a nommé le peintre : « Courbet, le Watteau du laid ». En ce qui concerne la technique picturale, il utilise le couteau à palette pour les roches, les falaises, les rivières, et le pinceau pour le pelage d’un animal, par exemple. Il joue du contraste entre les deux. Entre le côté maçonné des roches et des parties plus léchées. On a pu dire qu’il y avait beaucoup de matière chez Courbet mais ce n’est pas tout à fait exact. Dans L’Origine du monde, on voit apparaître la toile sous-jacente. Les aplats sont plus légers qu’ils n’y paraissent et laissent parfois advenir des transparences qui dévoilent le grain de la toile. Courbet peint les paysages rapidement, comme un face à face, un corps à corps avec la toile, très en mouvement… « peignant à la brosse, au couteau, au chiffon voire au pouce » comme l’indique Pierre Courthion.
Nombreux sont ses tableaux que le jury des Salons officiels ou de l’Exposition universelle refuse…
C.J. Courbet bouleverse les conventions, scandalise les Romantiques en prônant le réalisme et en défendant l’art social. Pour lui, il n’y a pas de sujet plus noble qu’un autre.
Les refus sont surtout liés aux formats destinés à des sujets nobles, à la peinture d’histoire, religieuse ou mythologique que Courbet utilise pour l’ordinaire, les « sujets vulgaires ». Dans L’Enterrement à Ornans, les personnages sont des villageois, tous reconnaissables, et le lieu est une petite localité. C’est principalement ce qui a choqué. Les paysages de Courbet ne sont pas des paysages historiques comme par exemple une campagne romaine. En valorisant dans ses immenses toiles son pays, la Franche-Comté — Ornans, Salins, Pontarlier —, il élève à l’universalité un petit bout de France qui n’est pas idéalisé ni identifié par tous.
Quant au tableau intitulé Le désespéré, œuvre magnifique dont le cadrage est surprenant…
C.J. Le Désespéré est une œuvre de jeunesse réalisée entre 1843 et 1845. Au niveau du sujet, du format, du cadrage (en gros plan), tout Courbet est là. Sans parler de l’expression, du rendu de la chair, des contrastes... Ce tableau et L’Origine du monde symbolisent sa personnalité. Si l’on doit retenir deux œuvres, ce sont celles-ci.
Courbet est un témoin de l’histoire… Il s’engage dans l’action politique directe en 1871, est élu Président de la Fédération des artistes de Paris avec des fonctions visant d’importantes réformes structurelles…
C.J. C’est une période où il abandonne la peinture et s’engage dans la Commune. Dans ses fonctions, Courbet pense permettre aux artistes d’accéder à l’indépendance. Les réformes concernent le règlement du Salon, l’administration des musées, l’enseignement des Beaux-Arts, l’attribution des commandes publiques, le règlement des concours… Il est garant de la protection des arts et des monuments nationaux pendant la Commune. Puis, il sera condamné à six mois de prison pour avoir détruit la Colonne Vendôme. De retour à Ornans, pendant une année, il revient à la peinture, peint énormément et crée l’atelier de collaboration. Condamné à payer les frais de reconstruction de la Colonne Vendôme, il s’installe en Suisse, à La Tour-de-Peilz, sans plus jamais pouvoir revenir en France. L’exil est définitif et je ne suis pas sûre qu’il en ait eu conscience. Malgré la beauté du lieu où il trouve refuge, au bord du Lac Léman, et bien qu’il soit assisté par Morel, entouré d’amis, d’exilés, de communards, il est très malheureux de ne pouvoir revenir en Franche-Comté qui était sa principale source d’inspiration. Dans les grandes toiles manifestes, le second plan est toujours son pays. Courbet a très mal vécu l’exil. Il était malade et buvait beaucoup. Ses dernières lettres sont tristes et il n’écrit même plus lui-même. Physiquement et moralement, il est diminué. Il est pourtant encore jeune, mais son obésité l’empêche de se déplacer. La fin de vie est vraiment triste. Il meurt sans revenir en France. Il a été le bouc émissaire du régime impérial.
La première lettre de ce recueil, datée de 1876, est adressée à Juliette, sœur de l’artiste, dans laquelle Courbet annonce le vol de son autre sœur, Zoé… Il y a beaucoup d’histoires de vols et de procès dans ses lettres…
C.J. En effet, et les vols concernent des œuvres importantes. Dans son atelier à Ornans, les tableaux de Courbet sont pillés pendant la guerre. Quand il est en prison, ils sont entreposés passage du Saumon chez sa logeuse qui se les approprie et les vend. Baudry et Castagnary les retrouveront par la suite et les rachèteront. Pendant son incarcération, sa sœur Zoé et son mari Eugène Reverdy (un petit peintre qui a fait ensuite des affaires dans le commerce de l’art) sont actifs pour lui trouver des soutiens, mais lorsqu’ils s’installent à Ornans en 1873, ils suscitent la suspicion du peintre qui les accusera d’avoir volé des tableaux et leur intentera un procès. Il y a aussi une affaire de faux testaments qui oppose définitivement Juliette et Zoé à la mort de Courbet. On constate dans la correspondance que les procès sont chose courante et concernent tous les sujets. « Je suis en procès pour tâcher de rattraper mon tableau du Cerf à l’eau engagé chez M. Hesse, banquier » écrit Courbet en 1865, ou encore, il intente un procès en 1872 à Isabey parce qu’il ne dégage pas assez vite les gravats du pavillon de 1867…
Quant à Juliette, elle va finalement être l’unique héritière de son frère et lèguera ensuite son héritage à deux de ses amies, exécutrices testamentaires. Le docteur Charles Philibert Blondon qui connaissait Courbet de son vivant a accompagné Juliette dans la succession de l’artiste, c’est pourquoi, nous avons publié leur échange de lettres en fin de volume. Cette correspondance provient du fonds Baille du nom du neveu du Docteur Blondon. Ce dernier finira d’ailleurs par être en procès avec Juliette, elle aussi très procédurière. Dépositaire de la mémoire de Courbet, elle n’a pas ménagé sa peine pour entreprendre la réhabilitation de l’œuvre artistique de son frère.
Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à Courbet ?
C.J. Je suis originaire de Besançon et j’ai rencontré Jean-Jacques Fernier à Ornans dans le cadre de ma maîtrise en histoire de l’art sur son père, le peintre Robert Fernier (1895-1977) qui était le fondateur du musée à Ornans et auteur du catalogue raisonné sur Gustave Courbet.
J’ai donc découvert l’œuvre de Courbet à travers celle de Robert Fernier et depuis vingt-trois ans, je suis toujours aussi passionnée, d’autant plus que beaucoup d’archives conservées à l’Institut Courbet qui révèlent l’intimité du maître-peintre d’Ornans restent encore inédites, la Correspondance Courbet en privé n’est qu’une première étape avant d’autres publications à venir et de beaux sujets d’exposition à réfléchir.