Extraits de lettres, de carnets et journaux intimes (retranscription à partir du film)
Le crépuscule 1938-1942
Ursula von Kardorff
Est-ce qu’un jour j’ai été nazie ? Peut-être au lendemain de l’avènement du régime, car des personnes plus avisées que moi avaient dit : « Laissez-donc Hitler prendre le pouvoir, c’en sera bientôt fait de lui. » J’ai été révulsée, au moment du boycott des Juifs, en avril 1933. Partout, des pancartes, des cerbères à l’entrée des boutiques, comme si les Juifs étaient des pestiférés. Cela m’a paru terriblement avilissant. Mais trois ans après, il y eut les Jeux olympiques, l’Allemagne me semblait merveilleuse et fraternelle à l’égard des autres peuples. Tout allait bien pour moi et je ne m’intéressais absolument pas à la politique. Danser, flirter, voyager me paraissaient autrement importants. Puis, ce fut novembre 1938, les Pogroms de l’horrible Nuit de cristal, quelque chose de précieux s’est brisé en moi avec autant de fracas que les vitrines dans les rues.
Ruth Andreas-Friedrich
11 novembre 1938. Les cloches m’ont sortie du sommeil en sursaut. Quelque chose ne va pas. Comme une douleur qui revient quand la morphine cesse d’agir. Je réalise que je suis dans un cauchemar. Hitler veut provoquer la guerre. Même notre femme de ménage, une dame pleine de bon sens, pleurait toutes les larmes de son corps en écoutant à la radio tout le mois de septembre la campagne sur le martyr de la population allemande des Sudètes. Ce territoire tchécoslovaque que nous devions absolument libérer. Les mères, avec leurs enfants dans les bras, qui auraient été violées, les femmes enceintes brutalisées par les Tchèques. Vous voyez bien que c’est de la propagande, un prétexte pour s’emparer des Sudètes. Je sais bien que c’est des mensonges, sanglotait madame Kram. Mais c’est tellement triste.
Les Sudètes ont été annexées. La France et l’Angleterre ont laissé faire. S’ils pensent qu’Hitler va s’arrêter là !
Et la nouvelle année 1939 commence dans la joie pour beaucoup d’Allemands. Pourtant il y a quelques jours, le préfet de police de Berlin a publié un décret concernant l’accès des Juifs aux endroits publics. Toutes les rues, places, promenades et maisons comprises dans certains quartiers de la capitale leur sont interdites. Voyez, me dit le Docteur Müsham, on a commencé par nous écarter, aujourd’hui on nous isole, après l’isolement viendra l’élimination. Aussi sûrement que vous dites Amen à la fin de la messe.
Irène Reitz, lettre à son fiancé
16 mars 1939. La radio annonce que Prague est tombée entre nos mains. Notre armée victorieuse s’est emparée de la Bohême-Moravie, sans coup férir. Quelle joie, mon cher Ernst !
Lisa de Boor
23 août 1939. À 7 heures, le garçon de café me lit les gros titres pendant que je prends mon petit déjeuner. Pacte de non-agression entre l’Allemagne et l’URSS. La nouvelle me fait l’effet d’une bombe. Comment Hitler peut-il s’entendre avec l’ennemi juré de l’Allemagne ? Tout le monde est sonné.
Ruth Andreas-Friedrich
Maintenant qu’il s’est assuré que l’URSS ne bougera pas, chaque pas que fait Hitler dévoile son intention de s’emparer de la Pologne.
Irène Reitz, lettre à son fiancé
Je commence à comprendre ce qu’est la guerre. Tout le monde fait beaucoup de provisions, de farine, de sucre, de matière grasse. On a tellement peur de manquer…
Irène reçoit la réponse de son fiancé
Ma chérie,
Mille mercis pour les colis. Mais pourquoi t’obstines-tu bêtement à vouloir précipiter le mariage ? Pense bien à tes camarades d’école qui se sont déjà toutes bradées. Je t’ai déjà dit que je ne voulais pas me marier tant que je ne suis que sous-officier. J’espère que la guerre va durer, car avec un peu de chance, je monterai en grade. Ton Ernst.
Lisa de Boor
19 septembre 1939. À 5 heures, discours d’Hitler retransmis à la radio contre la France et l’Angleterre. Des phrases s’échappent des fenêtres des immeubles. Je n’espère plus une paix rapide. Peu importe si la guerre dure trois ans, cinq ans ou huit ans.
Anton et Hans, mes deux fils ont reçu leur ordre de mobilisation. Quelle épreuve !
Mathilde Wolff, lettre à ses enfants (non envoyée)
Mes enfants, je ne pense pas que vous puissiez imaginer ce que vivent ici ceux qu’on appelle les « non-Aryens. » Comme des voleurs et des charognards, la police, les voisins, d’autres commerçants et même des amis sont tombés sur leurs biens, ont pillé leurs boutiques, ont vidé leurs maisons.
Jochen Klepper
6 décembre 1939. Aujourd’hui, on a distribué le coupon qui permet d’obtenir des vêtements. À l’Hôtel de ville, il y a deux grandes affiches : Les Juifs ne reçoivent pas de coupon vestimentaire. Hanni et Renate ont été barrées de ma fiche familiale. Un grand J rouge doit être imprimé sur leur fiche. Il y a maintenant des mesures spéciales pour elles, avec des horaires à part pour faire les courses. Elles seront même privées de la ration de chocolat et de pain d’épices pour Noël. Malgré tout je crois à la victoire. Notre armée est formidable.
Irène Reitz, lettre à son fiancé
5 juin 1940. On lit chaque jour dans le journal un ou deux faire-part de décès. Je n’avais pas imaginé que nous vivrions des temps si durs. Est-ce qu’il va vraiment y avoir une grande bataille ? Si seulement les Français étaient un peu raisonnables. J’espère que nos enfants et nos petits-enfants mesureront ce que notre glorieuse Wehrmacht et son commandement magnifique réalise comme exploits !
Liselotte Purper, lettre à son fiancé
Je me souviens, cet été, je me regardais longuement dans le miroir. J’avais tellement bronzé ! Et tu ne pouvais même pas me voir. Comme c’est dommage de perdre ces moments dont tu ne profites pas. Nous sommes si jeunes encore. Et nous menons une vie quasiment monacale. Porte-toi bien mon Kuddel et que toutes les étoiles nous protègent, toi et moi, ta petite Liselotte.
Vivre dans l’Allemagne en guerre
France | 2020 | 104 minutes
AUTEUR : Jérôme Prieur
IMAGE : Renaud Personnaz
MONTAGE : Isabelle Poudevigne
MUSIQUE ORIGINALE : Marc-Olivier Dupin
PRODUCTION / DIFFUSION : Roche Productions