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Agota Kristof (1935-2011) - Hommage. Par Corinne Amar

édition avril 2021

Portraits d’auteurs

« L’envie d’écrire viendra plus tard, quand le fil d’argent de l’enfance sera cassé, quand viendront les mauvais jours, et arriveront les années dont je dirai : Je ne les aime pas. Quand, séparée de mes parents et de mes frères, j’entrerai à l’internat dans une ville inconnue, où, pour supporter la douleur de la séparation, il ne me restera qu’une solution : écrire. »*
On connaît l’écrivaine hongroise grâce à sa trilogie romanesque inaugurée en 1986 avec Le Grand Cahier – premier roman phénoménal qui lui apporta la notoriété mondiale, puis La Preuve en 1988 et enfin, Le Troisième Mensonge en 1991. Elle écrivit par la suite un recueil de nouvelles, plusieurs pièces de théâtre, parla peu d’elle sinon à travers de courts textes autobiographiques composés pour une revue et rassemblés en un premier récit autobiographique sous le titre L'Analphabète.
Ce récit en onze brefs chapitres fut publié une première fois en 2004 ; il est publié à nouveau aujourd’hui par les éditions Zoé, en hommage au dixième anniversaire de la mort d’Agota Kristof (1935-2011) née en Hongrie, à
Csikvand, plus tard installée à Neuchâtel, en Suisse, unanimement reconnue comme l’une des grandes écrivaines suisses du dernier demi-siècle. Onze chapitres pour onze moments importants de sa vie, de la toute petite fille qui se jetait sur tout ce qu’elle pouvait lire, en Hongrie, à l'écriture des premiers romans en français, et de ses efforts pour apprendre et écrire dans une langue qui n’était pas la sienne ; une enfance heureuse, la misère après la guerre, l’internat où elle fut envoyée, et les années de solitude, la mort de Staline, la langue maternelle et les langues ennemies – l'allemand et le russe – puis, la fuite, l'arrivée en Suisse, avec son bébé…
« Je lis. C’est comme une maladie. Je lis tout ce qui me tombe sous la main, sous les yeux : journaux, livres d’école, affiches, bouts de papiers trouvés dans la rue, recettes de cuisine, livres d’enfant. Tout ce qui est imprimé.
J’ai quatre ans. La guerre vient de commencer. Nous habitons à cette époque un petit village qui n’a pas de gare, ni l’électricité, ni l’eau courante, ni le téléphone. Mon père est le seul instituteur du village. Il enseigne à tous les degrés, du premier au sixième. Dans la même salle. »
À quatre ans elle sait déjà lire. Quand elle veut la punir, sa mère l’envoie dans la classe du père, qui la met au fond, avec un livre dans les mains. À quatre, cinq ans, elle éprouve déjà ce plaisir précoce qu’on retrouvera dans Le Grand Cahier, cette joie manipulatrice à raconter des histoires fantastiques et effrayantes à son petit frère Tila pour le terroriser, s’amusant à lui faire croire qu’il est un petit enfant trouvé, adopté – d’où le fait qu’il soit apparemment le préféré de leur mère – ce qui la rend, elle, jalouse.
Agota Kristof ou L’Analphabète : une vie racontée en moins de soixante-cinq pages, une histoire qui dit l’exil, le dépouillement, la solitude, l’amertume, et de tout cela, parvient même à tirer des cocasseries ; une simplicité, traversée d’une grande mélancolie, d’une ironie féroce, parfois tendre, pour dire l'injustice, le désespoir ou la pudeur. Dans un article de la revue en ligne Cairn, à propos d’Agota Kristof, la journaliste Silvia Ricci Lempen écrivait : « Toute son œuvre est marquée par la mémoire des années de sa première jeunesse sous un régime totalitaire et en période de guerre, par la double douleur de l’exil et de la perte de la langue maternelle, par le pessimisme global et sans rémission de sa vision du monde. Son écriture est dure et austère, factuelle, faite de phrases courtes qui ne laissent aucune place à l’expression des sentiments. » ** Dans ce court recueil, sous-titré récit autobiographique, Agota Kristof nous dessine en filigrane le paysage de sa ville natale, du pays tout entier dans ce chaos de frontières incertaines, de dictateurs étouffant la culture, de liberté supprimée.
Enfant dans un climat de violente répression – son père est arrêté, accusé de saboter le régime, sa mère survit avec des petits travaux – elle subit les invasions allemande et soviétique, connaît les internats du régime communiste, est contrainte d’utiliser la langue russe. À ses yeux, le monde a l’aspect de la langue maternelle hongroise, capable de décrire tout ce qui l’entoure tandis que les autres langues lui semblent parler d’un monde irréel.
À l’internat, elle commence à rédiger son journal en cachette, se glissant ainsi dans un univers d’expression interdit, elle écrit des poèmes.
Avec la mort de Staline, naît en octobre 1956 une révolte dans les rues de Budapest, immédiatement réprimée par les troupes soviétiques. De nombreux Hongrois fuient pour ne pas mourir. En novembre, avec son mari et leur nouveau-né de quatre mois, Agota Kristof traverse la frontière entre la Hongrie et l’Autriche, pour rejoindre la Suisse, en tant que réfugiés. Ils sont accueillis à Neuchâtel, petite ville tranquille au bord d’un lac, où elle devient ouvrière dans une usine de montres. C’est là qu’elle choisit le français comme langue d’écriture et que commence sa lutte pour la maîtrise de la langue française.
« Au début, il n’y avait qu’une seule langue. Les objets, les choses, les sentiments, les couleurs, les rêves, les lettres, les livres, les journaux étaient cette langue. Je ne pouvais imaginer qu’une autre langue puisse exister, qu’un être humain puisse prononcer un mot que je ne comprendrais pas. (...) Quelle aurait été ma vie si je n’avais pas quitté mon pays ? Plus dure, plus pauvre, je pense, mais aussi moins solitaire, moins déchirée, heureuse peut-être. Ce dont je suis sûre, c’est que j’aurais écrit, n’importe où, dans n’importe quelle langue. »
L’Analphabète dira la perte de la langue première, l'effroi de se constater « analphabète » devant les nouveaux mots d'une nouvelle vie, l'épuisement du travail d'usine pour survivre, la nostalgie d'une autre vie qui aurait pu se dérouler « heureuse, peut-être » et puis, la foi en l’écriture.
Ses souvenirs d’enfance et d’adolescence deviennent la matière de son écriture, et ses expériences se revivent dans la fiction de ses œuvres.
L'exil est le thème moteur de l'acte d'écrire de ses romans. Le Grand Cahier est ainsi l'histoire de deux enfants jumeaux qui arrivent avec leur mère dans une petite ville frontalière. Pour échapper à la guerre, ils sont confiés à leur grand-mère ni aimante ni généreuse, et grossière. Arrachés à l'affection de leur famille, les deux enfants comprennent vite que leur seul moyen de survie est l'endurcissement physique et moral, au prix de sacrifices et de cruautés terribles, dont la séparation. La Preuve et Le Troisième Mensonge raconteront l'histoire du temps de la séparation et celui des retrouvailles des jumeaux. Agota Kristof est devenue écrivaine par cet apprentissage obstiné de la langue française qui lui était étrangère jusqu'à l'âge adulte. En 1986, alors qu’elle est inconnue sur la scène littéraire, les Éditions du Seuil publient ce premier roman qui lui vaut une notoriété mondiale, déroutant par un style cru qui sous-tendra son œuvre – une syntaxe nue, des dialogues réduits à l’essentiel, une quasi absence d’adjectifs ; car il s’agit de rendre la substance vive des actes et de se méfier du « mensonge des sentiments ».
Elle meurt dans son appartement de Neuchâtel, le 27 juillet 2011, des suites d’une maladie.



* Agota Kristof, L’Analphabète, éditions Zoé, 2021
** Silvia Ricci Lempen, Simona Cutcan : Subversion ou conformisme ? La différence des sexes dans l’œuvre d’Agota Kristof, Cairn.info, 17 juin 2015