Charles Baudelaire
MON CŒUR MIS À NU
On connaît Baudelaire poète, celui des Fleurs du Mal et du Spleen de Paris. Parfois critique d’art avec ses Curiosités esthétiques. Mais de 1857, date de parution des Fleurs du Mal, à sa mort dix ans plus tard, à quelle œuvre majeure se consacre Baudelaire ? Mon cœur mis à nu, « livre de rancune » et « grand livre sur moi-même », avec ce titre éclatant tiré des Marginalia d’Edgar Poe, est une des réponses. Baudelaire autobiographe ?
Mon Cœur mis à nu
De la vaporisation et de la centralisation du Moi.
Tout est là.
D’une certaine jouissance sensuelle dans la Société des Extravagants.
(Je peux commencer Mon Cœur mis à nu n’importe où, n’importe comment, et le continuer au jour le jour, suivant l’inspiration du jour et de la circonstance, pourvu que l’inspiration soit vive.)
Le premier venu, pourvu qu’il sache amuser, a le droit de parler de lui-même.
Mon cœur mis à nu
Je comprends qu’on déserte une cause pour savoir ce qu’on éprouvera à en servir une autre.
Il serait peut-être doux d’être alternativement victime et bourreau.
Mon cœur mis à nu
Politique
Je n’ai pas de convictions, comme l’entendent les gens de mon siècle parce que je n’ai pas d’ambitions.
Il n’y a pas en moi de base pour une conviction.
Il y a une certaine lâcheté ou plutôt une certaine mollesse chez les honnêtes gens
Les brigands seuls sont convaincus
– de quoi ? – qu’il leur faut réussir. Aussi, ils réussissent. Pourquoi réussirais-je, puisque je n’ai même pas envie d’essayer ?
On peut fonder des empires glorieux sur le crime, et de nobles religions sur l’imposture.
—
Cependant, j’ai quelques convictions, dans un sens plus élevé, et qui ne peut pas être compris par les gens de mon temps.
Mon cœur mis à nu
Sentiment de solitude dès mon enfance. Malgré la famille, – et au milieu des camarades, surtout, – sentiment de destinée éternellement solitaire.
Cependant, goût très vif de la vie et du plaisir.
Raymond Queneau
ZAZIE DANS LE MÉTRO
Esprit encyclopédique à la curiosité universelle, explorateur ludique de toutes les possibilités du langage, praticien des écritures à contraintes, poète, essayiste, Raymond Queneau a laissé une œuvre romanesque importante et multiple, dont Zazie dans le métro (1959) est le titre le plus connu. Comme dans plusieurs de ses romans, la loufoquerie de l’intrigue, l’usage comique de l’argot et du français parlé s’accompagnent d’une mélancolie sous-jacente et d’une méditation désenchantée sur la condition humaine.
Cahiers préparatoires
Commères et citoyens continuant à discuter le coup, Zazie s’éclipsa. Elle prit la première rue à droite, puis la celle à gauche, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle arrivât par hasard devant une bouche de métro. Mais la grève ératépique continuait. Zazie regarda l’escalier descendant avec mélancolie vers le réseau souterrain, l’ardoise où quelques mots écrits à la craie informaient le public de la situation, la grille tirée qui donnait aux mots de la tribu son sens le plus dur. Devant ce paradis interdit, le petit cœur virginal, provincial et puéril se gonfla comme un ballon rouge et, de rage, Zazie se mit à pleurer. (trop tôt)…
…
elle va à pied au Marché aux Puces c’est Charles qu’achète
— T’es poire.
ça le décide à épouser Mado PP.
[Dans l’encadré, en haut :]
1ère hypothèse métro fermé
[Dans l’encadré, colonne de gauche :]
A policier la ramène comment ? policier avec moustache etc. touristes en autobus
[Dans l’encadré, colonne de droite :]
B Charles reprend son sac
[À droite de l’encadré :] j’adopte le métro fermé
elle n’ira dans le métro qu’avec Timoléon Laverdure.
ou Marceline.
Question du policier – un seul suffit
Je supprime Gridoux également
Pas d’hésitation !
[En bas, à gauche de la barre verticale :]
l’embêtant cexi y a la grève du métro y a aussi celle des autobus
[En bas, à droite de la barre verticale :]
Charles part avec le taxi
sale farce
veulent le guide
(altercation avec le guide régulier) les fait monter dans l’autocar
débarrassés – scène entre G et taxi –
[Tout en bas :]
Trouscaillon, c’est le même : il était déguisé ensuite la veuve Mouaque et le flic prennent le taxi
Roland Barthes
FRAGMENTS D’UN DISCOURS AMOUREUX
Avant-dernier livre de Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux fut aussi son plus gros succès de librairie et reste un de ses textes les plus lus et cités. Alors même qu’il connaissait une consécration académique en devenant professeur au Collège de France, cet essai sur un sujet des plus universels le faisait accéder à un public bien plus large que celui de ses ouvrages précédents. Fragments d’un discours amoureux est pourtant tout sauf un texte facile, ou un livre de plus sur l’amour.
JE T’AIME
1. Szeretlek
Passé le premier aveu, je-t’aime ne veut plus rien dire ; il ne fait que reprendre d’une façon énigmatique tant elle paraît vide l’ancien message (qui peut-être n’est pas passé par ces mots) ; je le répète hors de toute pertinence ; il sort du langage, divague, où ?
Je ne pourrais décomposer l’expression sans rire. Quoi ! Il y aurait « moi » d’un côté (vaquant à tout le reste de l’existence) et « toi » de l’autre (tout d’un coup aperçu, noté, agrippé) et au milieu un joint d’affection raisonnable (puisque lexical). …
Qui ne sent combien une telle décomposition, conforme pourtant à la théorie linguistique, défigurerait ce qui est jeté dehors d’un seul mouvement ? Aimer n’existe pas à l’infinitif (sauf par artifice métalinguistique) : le sujet et l’objet lui viennent en même temps qu’il est proféré et je-t’aime doit se dire, s’entendre (et ici se lire) à la hongroise par exemple (szeretlek), comme si le français, reniant sa belle vertu analytique, était une langue agglutinante (et c’est bien d’agglutination qu’il s’agit : je me colle à l’objet, à l’image ; je ne veux pas d’un langage qui discontinue et combine ; je veux un langage qui coule, fusionne, cimente). Ce bloc, la moindre altération syntaxique l’effondre et l’annule ; il est pour ainsi dire hors syntaxe et ne s’offre à aucune transformation structurale ; il n’équivaut en rien à ses substituts, dont la combinaison pourrait pourtant produire le même sens ; je puis dire des jours entiers je t’aime sans peut-être pouvoir jamais passer à « je l’aime » : je résiste à faire passer l’autre par une syntaxe, un langage (l’unique assomption du je-t’aime est de l’apostropher, de lui donner la seule expansion d’un prénom : Ariane, je t’aime, dit le Dionysos nietzschéen).