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Écrire, c’est dessiner • Exposition Centre Pompidou Metz. Par Gaëlle Obiégly

édition octobre 2021

Articles critiques

Tout part d’une conversation. Quelqu’un exprime son désir de voir des manuscrits originaux exposés comme des tableaux. Les artifices numériques seraient tenus à l’écart. C’est le rêve d’Etel Adnan, poète et artiste. Elle est née en 1925. Elle a grandi au Liban où les langues s’additionnent. Elle a fait sa scolarité en français. C’est devenu sa langue d’écriture et plus tard l’anglais. Elle écrit aussi en arabe. Cette multitude de langues produit un tourbillon de signes dont résultent des textes aussi bien que des tableaux.

Les lettres de l’alphabet sont des images, au commencement. Les idéogrammes sont de pures images pour qui ne sait pas les interpréter. Etel Adnan est à l’origine d’une exposition dont le titre, écrire, c’est dessiner, met en évidence l’équivalence de deux pratiques. L’exposition ouvre le 6 novembre 21 au centre Pompidou de Metz. En parallèle, le catalogue nous offre la possibilité de lire des textes d’Etel Adnan, ce qui est toujours un ravissement. La clarté et la concision caractérisent aussi bien son écriture que ses œuvres visuelles. Dans ses livres ténus, les dessins et les aquarelles se mêlent aux textes mais ce ne sont pas des illustrations. Et les écrits n’ont pas vocation à expliquer les images. Son œuvre procède de deux langages ; ils s’épaulent. Ce sont des expressions siamoises. Le poème ne sera pas analysé en langage verbal mais ressenti et traduit dans le langage de la peinture. Cette juxtaposition de l’écriture et du dessin fait l’objet de l’exposition instillée par Etel Adnan. Sa pratique hybride, la philosophie et l’érudition qui en sont les ferments, se manifestent dans le catalogue. D’autres artistes, d’autres poètes, d’autres intellectuels sont là pour amplifier la proposition : écrire, c’est dessiner. L’idée infuse ; et de nombreuses pages du catalogue se couvrent de traces dont on ne cherche plus à comprendre le sens. On les regarde, on est saisi par leur spectacle. Certains papiers semblent couverts d’anathèmes, d’autres de placides ou suaves motifs. Cela tient au geste. C’est-à-dire au corps. C’est de cela que découlent et l’écriture et le dessin – plutôt que de codage informatique. C’est vraiment l’alliance du corps et de la pensée qui sont au cœur de ces tracés. D’où la pulsation perceptible de bout en bout ; tant dans les textes d’Etel Adnan, dans ceux d’Omar Berrada et de Jean-Marie Gallais qui est le commissaire de l’exposition. Pulsation ne renvoie pas à autre chose qu’au rythme, à l’émotion. L’ensemble est palpitant de vie. Cela tient à l’écriture manuscrite. Elle laisse transparaître l’état d’esprit et les conditions matérielles de celui ou celle qui écrit. La plume, le pinceau, le stylo sont des traducteurs des nerfs et du contexte.

Selon Etel Adnan, traduire c’est transporter. Elle a travaillé notamment avec des textes arabes. Agençant les mots et les couleurs sur les pages, elle porte son attention sur la manière dont ils se reflètent mutuellement. Ils produisent quelque chose de nouveau, d’autonome, fruits des mots et du réseau de signes. Prenons deux de ses cahiers. L’un est un texte en arabe datant de 1970, intitulé Al-Sayyab, Al-Umm wa al-Ibnat al-Da ‘i’la (la mère et la fille perdue). L’autre est en anglais, il date de 1988, s’intitule The war poem. Si l’on regarde bien, il apparaît que les textes et l’aquarelle sont concomitants. Car l’encre de l’écriture a un aspect dilué identique à la couleur. Mais ils ne se confondent pas. Certes, l’instrument de l’écriture et celui du dessin, les pinceaux et les plumes, s’échangent et se confondent au fil des siècles, il n’empêche que le dessin et l’écriture ne fusionnent pas forcément. L’équivalence ne signifie pas qu’ils s’absorbent mutuellement. On les voit plutôt dialoguer sur les différentes œuvres.

Quand Paul Klee affirme que « écrire et dessiner sont identiques en leur fond », il envisage l’origine des lettres et des signes. Au commencement étaient les dessins. Au cours des cinq mille ans qui nous précèdent, l’humanité a fait de ces dessins des signifiants, des alphabets, des idéogrammes. Ceci afin de communiquer. Le catalogue de l’exposition par son choix d’œuvres associant l’écriture et le dessin nous montre comment le dessin subsiste dans toute écriture. Les pages du tapuscrit The Arab Apocalypse d’Etel Adnan sont annotées de dessins. Ce sont des suppléments au texte, des sortes d’enluminures. Et, en effet, ils apportent sinon un éclaircissement au moins un point lumineux. Cet autre langage s’invite dans celui des signes signifiants. Peut-on y voir une traduction, c’est-à-dire le transport d’un contenu ? S’agit-il d’une métamorphose ? D’un déplacement ? On passe d’un univers exprimé par un langage à un autre univers exprimé par un autre langage. Quand on traduit un texte d’une langue à une autre, le transport du contenu le transforme plus ou moins. Le texte est tributaire de l’interprétation du traducteur. Il en va de même avec la lecture. Les lecteurs multiplient le texte, le transforment, en se l’appropriant. Ces questions parlent de la contiguïté et de la distinction des expressions. La même main, le même corps, le même esprit produisent des gestes très variés et des formes artistiques voisines ; c’est-à-dire proches et séparées.

À l’inverse, on perçoit des similitudes dans des images nées de mains parfois très éloignées dans le temps et dans l’espace. Ces similitudes formelles font apparaître un vocabulaire graphique. On mentionnera la tablette d’argile où est inscrit l’essai littéraire sumérien sur l’éducation des scribes. Basse Mésopotamie (Iraq), règne de Samsu-Iluna de Babylone (1749-1712 av. J.-C.), on peut comparer cette tablette, avec l’œuvre Dhikr d’Etel Adnan. Plus de mille an les sépare. Le fond de Dhikr reprend l’alphabet cunéiforme qui théorise l’art de l’écriture. Le texte gravé dans l’argile se voit transposé sur des feuilles de papier. On ne lit pas un texte, bien sûr, mais on perçoit une matière épaisse, fertile, constituée de griffes cunéiformes. S’y déploie une frise joyeuse, rapide, dansée.

De même, on sent des échos entre des œuvres aux intentions éloignées. Un dessin de Roland Barthes griffonné sur papier à en-tête du Collège de France ; le dessin est daté, signé RB, dédicacé à Romaric. Un tableau de Navid Nuur, intitulé The Tuners, daté de 2005-2018, dont les lignes constitutives proviennent de petites feuilles mises à disposition pour tester stylos et crayons dans les papèteries. L’artiste y voit une écriture avant l’écriture. Tandis que Roland Barthes pratique le dessin en amateur afin de « pouvoir créer quelque chose qui ne soit pas directement dans le piège du langage. » Formellement, ces dessins abstraits sont semblables à la Calligrafitti of fire de Brion Gysin. Cette œuvre date de 1986. Le signe est démultiplié sur un makémono vierge acheté dans un magasin d’antiquités à New York. Le signe adopté par Gysin s’inspire du so-shö japonais que l’on appelle écriture d’herbe. Puis il a découvert la calligraphie arabe, qui est dynamique, profuse. Brion Gysin traçant son signe de manière répétitive y voit tout à coup une foule marocaine dansant au son de la musique Jajouka. Et c’est cette vision née de l’écriture arabe qui l’a amené à peindre son makémono. Divers signes et techniques y fusionnent et déploient un paysage de caractères d’une vivacité extrême.

Il y a un côté test de Rorschach dans ces images graphiques: que voit-on dans les signes ? Dans les taches ? Que nous disent ces formes ? L’écriture d’une langue inconnue apparente les signes à de purs dessins. Le signifié s’absente pour laisser la place à l’imagination.


https://www.centrepompidou-metz.fr/crire-c-est-dessiner

https://www.fondationlaposte.org/projet/exposition-ecrire-cest-dessiner-centre-pompidou-metz