« C‘est très dur de discerner ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas, qui a raison, chacun a son bien et son mal, comme c’est simple et comme tu es le seul différent des autres avec ton même bien et mal » (À Paul Éluard, 14 février 1949). Trente-deux ans séparent Eugène Grindel (1895-1952) qui prendra le nom de Paul Éluard (pour faire paraître Le Devoir, son premier recueil de poésie) de Jacqueline Duhême (1927), qui a vingt ans, lorsqu’elle le rencontre. Paul Éluard est le poète de la liberté – on lui doit ce poème Liberté, dont des milliers d’exemplaires seront parachutés sur la France – le poète de la Résistance intérieure, de La Vie immédiate, de l’amour, qui épousa en 1916 la fascinante jeune russe, Gala (surnom qu’il lui donne au sanatorium où il la rencontre) – laquelle le quitte pour Salvador Dali – avant de rencontrer Nusch, de son vrai nom, Maria Benz, acrobate, actrice, énigmatique modèle pour carte postale, qu’il épouse en 1934 : il est l’ami des peintres et l’un des fondateurs du mouvement surréaliste, avec Breton, Aragon et Soupault, celui qui, aux moments les plus cruciaux de la bataille surréaliste, n’oubliera pas la guerre. Jacqueline Duhême elle, dessine. Plus tard, on la surnommera l’imagière des poètes, illustratrice devenue, qui côtoiera Matisse, Picasso, Aragon, Man Ray, et pour l’heure, vit une histoire d’amour passionnel avec Paul Éluard.
Les éditions Gallimard publient aujourd’hui, soixante-douze ans après, les Lettres à Paul Éluard, Juin 1948-décembre 1949, de Jacqueline Duhême.
Sa passion de toujours pour le dessin, sa détermination envers et contre tout, ses rencontres salvatrices, elle les raconte avec ferveur dans chacun de ses entretiens. « (…) J’ai toujours réussi à avoir des amis, à me faire aimer, gâter, dans des moments très difficiles, parce que je dessinais. J’ai commencé toute petite. Dans mon quartier, le boulanger me donnait un croissant en échange d’un dessin. Je voulais en faire mon métier, j’étais très sûre de moi (…). »* Et elle en fera son métier. Lorsqu’alors, jeune ouvrière en usine à Levallois pour survivre, elle se rend un samedi à la « Maison de la Pensée française » à Paris, pour écouter des écrivains, elle rencontre Paul Éluard. Elle souhaite une dédicace pour sa voisine qui lui a remis un livre, il l’invite à dîner : ils tombent immédiatement amoureux. À la fin de ses lettres d’amour, emportées, affectueuses, elle dessine des petits personnages, se croque ou croque celui qu’elle aime, l’appelle ami Paul doux, signe Liline, a tout juste vingt ans et des poussières. « Mardi 3 juillet 48 (…) Regarde
Je ne suis pas non plus une gamine qui rêve,
vingt ans comptent plus ou moins.
Tu sais Paul, maman m’envoyait toute petite
chercher le chat avec une sardine dans la neige, ou encore,
les livres pour la librairie chez Hachette.
J’ai trainé dans toutes les rues de Paris et d’Athènes à Athènes
j’ai regardé les pensionnaires manger du dessert et moi bâtarde me serrer la ceinture avec les orphelines. (…)
Je ne me fais aucune illusion sur toi
aucun rêve je ne suis pas une gamine
je t’aime simplement très fort et malgré tout
tu restes mon meilleur ami Paul
et je suis difficile »**
Elle écrit comme elle respire, comme elle aime, enfantine, adulte, en amoureuse, en poète elle aussi ; entre deux paragraphes qui disent le manque et le désir, le fantasme et le besoin de l’absent, elle lui raconte son enfance, évoque les souvenirs tristes, pas de père, mère pas là, les ballotages d’une tante à l’autre, la campagne, Athènes, l’orphelinat, les vieux démons, se confie, exorcise, grandit avant l’heure, inverse les rôles. « Vence, 14 décembre 1948, Mon petit Paul
Joyeux anniversaire.
Ce que je t’envoie t’arrivera en retard
Je t’aime beaucoup tu es le plus jeune petit garçon du monde
Et les filles t’adorent.
J’aimerais être avec toi aujourd’hui.
J’ai une envie folle de te voir, pas moyen
D’aller à Paris – suis fauchée et Matisse
Ne veut pas que je parte.
Je m’ennuie de toi ». ***
Dans une autobiographie qu’elle faisait paraître chez Gallimard en 2014, au titre singulier d’Une vie en crobards – mot construit pour dire à la fois, croquis et bobards - elle confiait ce que fut sa vie de petite fille et l’errance d’une enfance douloureuse entre la Grèce et la France. « Ma mère était une libraire suffragette et c’est dans la librairie que j’ai commencé à dessiner. La vie n’était pas simple pour elle. Elle a fini par m’envoyer en Grèce où la famille de mon père, que je ne connaissais pas, devait me prendre en charge. En fait, je me suis retrouvée dans un orphelinat franco-grec où je faisais beaucoup de bêtises. J’ai fini par être rapatriée avant la guerre. (…) » Elle écrit à celui qu’elle aime, elle dessine, il lui manque, elle ne cesse de le lui dire : « Je rêve de courir avec toi
Partout où je suis déjà passée
Et aussi partout où tu es allé
Je m’ennuie de toi
Liline » ****
Leurs trente ans de différence ne sont pas faciles à vivre, leur amour se transformera en solide affection, et les rencontres décisives, entre temps, pour Jacqueline, auront lieu, lui ouvriront la voie. Éluard et elle publieront ensemble une histoire illustrée pour enfants, Grain d’Aile, dans les pages du magazine Elle, en 1951. Elle travaille pour le journal comme dessinatrice depuis peu, et pendant vingt ans, illustrera des recettes de cuisine et des contes pour enfants, inventant aussi un nouveau genre, le reportage dessiné.
Éluard lui a présenté Henri Matisse - « qui avait besoin d’une petite main. Tout ce que je suis, je l'ai appris avec Henri Matisse. Je dessinais depuis toujours, mais avec lui, j’ai tout appris et j’ai surtout pris confiance en moi ». - Je m’engueule avec Matisse et il a plus raison que moi souvent, il a 80 ans j’en ai 20 ! » (À Paul Éluard, le 14 février 1949). Puis, elle rencontre Jacques Prévert, qui deviendra son grand ami, et avec qui elle publiera, dès 1953, un conte poétique, L’Opéra de la lune.
Quant à Paul Éluard, toujours ailleurs, et par monts et par vaux, poète prolifique dans sa volonté affirmée de remettre le monde debout, poète de combat – avant la guerre, avec Guernica (1938), pendant la guerre, avec Liberté (1942) après la guerre, avec les Poèmes politiques (1948), poète pour tous, qui mourra moins de trois ans plus tard le 18 novembre 1952 à son domicile parisien d’un arrêt cardiaque, à l’âge de cinquante-six ans, il écrit. Quoique personnage public qui semble avoir recouvert le personnage secret, il écrit parce qu’il veut Tout dire, et « changer l’eau en lumière ». Et dans cette seule correspondance qui est celle de la jeune amoureuse à son amant, il murmure, à l’écoute : « Tu vois, je suis près et loin de toi. Hier soir, je donnais pour Wroclav une conférence à Montpellier. Ce soir, je serai à Tarbes. J’attends le train. Il fait un soleil à casser des cailloux, tellement vif qu’on ne croit plus à la nuit (…). J’ai mangé toutes tes mandarines, ton artichaut et ton radis, pas le baigneur. Pourquoi ne pas croire qu’un de ces jours, je vais débarquer à Nice (…). » Il écrira, elle illustrera ce conte pour enfants, Grain d’Aile, l’histoire toute d’humour et de tendresse d’une petite fille qui veut avoir des ailes afin de pouvoir voler avec ses amis les oiseaux. Parmi les animaux, un écureuil exauce son vœu, en lui proposant de vivre son rêve tout le temps d’une journée, avant que sa paire d’ailes ne devienne définitive…
* La Croix, 29/10/2010
** Jacqueline Duhême, Lettres à Paul Éluard, Juin 1948-décembre 1949,Gallimard, p.108
*** op. cité, p.114
**** op. cité, p.109