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Extraits choisis - Hibiscus et la gardienne du temps de Bruno Bourdet

édition janvier 2024

Lettres et extraits choisis
Couverture livre avec dessin de l'auteur, en couleur : la brousse, une grande vache bouche ouverte, deux personnages devant et bandeau rouge du prix des Postiers écrivains
Bruno Bourdet
Hibiscus et la gardienne du temps
Éditions Ex Aequo, avril 2023, 127 pages
Prix des Postiers écrivains 2024

La rencontre de Zamba

Il y a des interdictions qu’on aime franchir. Hibiscus savait très bien qu’elle ne devait pas s’enfoncer trop profondément dans la forêt de son île. Dans les pays tropicaux, la végétation y est exubérante, voire étouffante et impénétrable, avec de multiples dangers cachés, comme des trous d’eau marécageux pareils à ceux de la mangrove. Les mygales et sangsues pouvaient venir se coller à vous, comme si cela ne suffisait pas de transpirer sous la chaleur moite. Et puis surtout, on pouvait se perdre parmi ces légions de fougères, de plantes grasses et ces lianes et racines qui vous entravaient le passage.
Ceci dit, Hibiscus ne craignait pas de s’égarer. Comme elle vivait sur une île, il suffisait de marcher tout droit pour atteindre la mer. Le danger venait plutôt d’ailleurs, plus précisément des superstitions locales. On disait qu’à trop s’enfoncer dans la forêt, on pouvait faire de mauvaises rencontres. Pas forcément de méchantes personnes qui veulent du mal aux enfants, mais surtout des êtres surnaturels qui y vivaient. Les légendes relataient des zombis ou des gnomes maléfiques qui pouvaient vous dévorer ou vous chambouler le cerveau à jamais. Heureusement, là encore, Hibiscus était confiante, car elle connaissait très bien la seule femme des bois qui se complaisait à vivre seule parmi les arbres et les araignées, c’était Poulerousse, une redoutable ennemie de la gent humaine, et qui lui disait que tous ces « qu’en-dira-t-on » n’étaient que des sornettes émises par des froussards qui ne voyaient pas plus loin que le bout de leurs sandalettes.

Ce jour-là, Hibiscus cherchait à capturer avec une épuisette le plus beau papillon de l’île, et bien évidemment, elle lui courait après, ralentissait, de faisait la plus discrète possible, et quand elle croyait enfin attraper l’insecte, celui-ci s’envolait plus loin. Si bien qu’au bout d’un moment, elle fut complétement perdue. La fillette réalisa son imprudence, mais elle avait déjà vécu trop de situations plus périlleuses pour craindre quoi que ce soit. C’est plutôt la nuit qui tombe vite sous les tropiques qui pose problème.

(…)

Ce fut au bout d’une longue demi-heure qu’il lui sembla entendre quelqu’un pleurer. Plus elle avançait, plus les gémissements devenaient perceptibles. Elle pressa le pas, se demandant si un autre enfant n’était pas perdu. Sa surprise fut énorme en arrivant sous le couvert d’un fromager. Il y avait là un petit être de sa taille qui ressemblait à une hyène dotée d’une corpulence humaine.

Au village des ancêtres

À vrai dire, Hibiscus regrettait son aventure qui la séparait de son oncle Balaou. Le pauvre homme devait se faire un sang d’encre, et il avait certainement prévenu les gendarmes. Peut-être que la commune organisait une battue pour la retrouver. Même Nectarina la sorcière aurait du mal à deviner que l’intrépide fillette était revenue à la terre de ses ancêtres. Cette même gamine qui se demandait comment elle pourrait revenir chez elle… La grande vache avait disparu. Qui pouvait prétendre qu’elle tiendrait parole ? Ce fut alors qu’Hibiscus pensa qu’il pouvait peut-être y avoir des esclaves échappés des Antilles, venus se réfugier ici dans ce village.

***

Le jour revenu, la petite fille créole sortit sur la grande place avec une douleur au ventre et un mal de tête tenace.

- Bonjour Hibiscus, tu viens jouer au awalé ? proposa un enfant.
- Au quoi ? demanda-t-elle.
- C’est un jeu de stratégie avec des graines et cailloux que tu cueilles dans chaque alvéole de cette planche en bois.

Hibiscus, qui avait un poids sur le cœur, accepta volontiers, mais cela ne suffisait pas à calmer son angoisse. Elle demanda alors si d’anciens esclaves étaient revenus au village. À son grand dam, aucun fugitif n’avait cherché asile dans la région. La « traite des Nègres » s’opérait plus à l’ouest au Sénégal, Guinée et Côte d’Ivoire, ainsi que dans les pays bordant l’océan indien. Dans le cœur même de l’Afrique, ce commerce criminel s’avérait beaucoup plus compliqué, surtout depuis l’arrivée du Docteur Livingstone qui était un ennemi farouche des Portugais, des Belges et des Arabes. Finalement, on n’aurait pas cru, le voyant aussi affaibli par la maladie, que ce missionnaire était le super-héros défenseur de la liberté des villageois de la jungle profonde.
Ce constat fait, cela n’arrangeait pas pour autant le spleen d’Hibiscus, ni ces sentiments de culpabilité et d’insécurité qui la tenaillait.
C’est alors que le docteur Livingstone sortit de sa case en s’appuyant sur des attelles.

L’aventure !

Hibiscus comprit vite que la marche pouvait être très fatigante, à toujours lever les jambes au-dessus des hautes herbes et des racines monstrueuses qu’il fallait grimper ou contourner en prenant garde aux serpents et scorpions. Fort heureusement, aucun fauve ne désirait importuner l’expédition. Les porteurs chantaient pour se donner du courage, et le docteur Livingstone marchait la tête rivée devant lui, défrichant du regard toute cette végétation luxuriante qui se dressait devant la colonne.

Au bout de trois heures, Hibiscus ne sentait plus ses jambes et quand elle voulait étancher sa soif, l’eau des gourdes était chaude. Ah, combien aurait-elle donné pour obtenir une cannette de coca bien fraîche !
- Tu vas bientôt avoir du spectacle, dit Livingstone. Entends-tu ces grondements ?
La fillette tendit ses oreilles et perçut comme une locomotive lancée à pleine vapeur.
- Nous nous arrêterons bientôt pour manger et nous reposer, dit le médecin-explorateur-missionnaire-cartographe-écrivain, car Livingstone assurait toutes ces fonctions à la fois.
Les porteurs noirs savaient où ils allaient et ils accélérèrent leur cadence. Gomotto souleva Hibiscus et la plaça en équilibre sur ses larges épaules. Elle avait une meilleure vue au-dessus des fougères, et elle crut voir un instant ce fourbe de Zamba qui les suivait en arrière, mais la vision disparut aussi vite qu’elle était apparue. Une illusion certainement, car que pouvait bien leur vouloir ce stupide animal après avoir quitté la communauté ?