FloriLettres

André Chamson et Jean Guéhenno, Correspondance. Par Corinne Amar

édition janvier 2024

Articles critiques

Soutenues par la Fondation la Poste, les éditions PUR (Presses universitaires de Rennes) publient aujourd’hui la correspondance croisée de deux amis dans la maturité de leur vie, intellectuels engagés, écrivains et acteurs de l’histoire de leur temps : Jean Guéhenno et André Chamson.
Le premier, Jean Guéhenno (1890-1978), fut professeur de lettres, inspecteur général de l’Éducation nationale, rédacteur en chef de la revue Europe, cofondateur de l’hebdomadaire, Vendredi, écrivain – en 1962, élu à l’Académie française ; le second, son cadet de dix ans, André Chamson (1900-1983), dont l’œuvre romanesque lui vaudra d’entrer à l’Académie française en 1956, acquerra la célébrité par ses romans historiques plantés au cœur des Cévennes, sa région natale baignée, comme son enfance, de lumière.
Jean Guéhenno à André Chamson, le 11 août 1929, Europe – « Cher Chamson, Je ne sais où t’attraper et pourtant, j’ai des choses importantes à te dire.  (…) Je t’en prie, envoie -moi tes notes sur Gide et Dominique. C’est très nécessaire et très pressé. Amicalement, J. Guéhenno ». Au rigoureux directeur éditorial courant régulièrement après les articles, l’écrivain répondait avec tranquillité deux jours plus tard : « Mon cher ami, je suis au fond des Europes centrales. Je grimpe des montagnes et j’écris un livre qui se passe en dehors de France… D’où mon silence. (…) je suis trop content et trop absorbé par le livre que je fais pour être de bonne composition. Ça m’embête un peu de ne jamais être égratigné que dans Europe… Pour les papiers fais-moi un peu crédit. Mes bien amicales pensées à tous. »                              
Qui donc étaient-ils l’un et l’autre, lorsqu’ils se rencontrèrent pour la première fois en 1926 ou 1927, à Paris, dans le salon de Daniel Halevy, qui dirigeait depuis 1921 aux Éditions Grasset la collection Les Cahiers verts et organisait à son domicile des « samedis », œuvrant à mêler les textes de jeunes auteurs à ceux de leurs aînés ?  
Jean Guéhenno évoque dans un récit autobiographique écrit en 1961, Changer la vie*, son enfance et sa jeunesse ou les vingt premières années d'une existence happée par la pauvreté et dont il eut honte. 
Né à Fougères (Ille-et-Vilaine) d’un père cordonnier, compagnon du Tour de France, et d’une mère piqueuse, qui ne quittait de la journée sa machine à piquer, il resta marqué par le souvenir de ces années et celui de la misère qui hanta la famille. Contraint d'abandonner ses études au collège en troisième pour travailler dans une usine de chaussures à l’âge de quatorze ans, il éprouva l’urgence d'en sortir par la littérature salvatrice. « J'étais bête, mais j'ai senti très tôt que je l'étais, et j'en ai eu honte. Toujours la honte... Mais ce fut ma chance (…) » Il obtint un baccalauréat de philosophie qu’il prépara seul, réussit le concours d’entrée à l’École normale supérieure, l’agrégation enfin, qui lui ouvrit les portes de l’enseignement supérieur, comme professeur de Khâgne dans les grands lycées parisiens.
Il assura en janvier 1929 la rédaction en chef de la revue Europe. Il le fera jusqu’en 1936, avant de fonder l’hebdomadaire Vendredi – lequel allait le conduire à rejoindre la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Il poursuivra clandestinement pendant les années de guerre son activité littéraire, sous le pseudonyme de Cévennes.
La correspondance entre André Chamson et Jean Guéhenno, éclairée par la riche introduction de ses auteurs, Micheline Cellier et Guy Sat – l’une, spécialiste de l’œuvre d’André Chamson, l’autre, de celle de Jean Guéhenno – nous ouvre un précieux pan de l’histoire intellectuelle de cette période. La promptitude à répondre malgré la charge de travail, une disponibilité éditoriale, une exigence morale, la critique tranchée, nous laissent entrevoir combien Jean Guéhenno était soucieux des écrits de son ami et combien il avait à cœur son rôle : faire aussi d’Europe une revue internationale ouverte aux auteurs étrangers, attentive aux dangers de guerre et à ce qui se passait autour d’eux. « Cher Chamson, Non, je ne pourrai pas aller te retrouver à l’Aigoual. Je manque de courage et je suis accablé de travail. Pardonne-moi. Il faut que j’aie fini ce petit livre sur la France à la fin du mois. Je sais que je ne pourrai plus y penser assez continûment quand j’aurai retrouvé mes élèves. Compte que je vais penser à Vendredi. J’ai quelques idées. Je te dirai tout cela à la rentrée. Je sens comme toi l’obligation où nous sommes de réussir. Je ferai tout ce que je pourrai », écrit-il à Chamson le 6 septembre 1935, peu avant de quitter Europe pour cofonder Vendredi.
André Chamson naît à Nîmes où il ne passera que les deux premières années de sa vie, car l’usine de pâtes alimentaires que son grand-père avait créée est dévastée par un incendie. Issu d’une famille protestante originaire de la montagne cévenole, il grandit dans les Cévennes et vit dans cette région jusqu’à son adolescence – un lieu béni et déterminant pour la formation de son caractère et de sa pensée. Il nourrira toute son œuvre littéraire de son amour pour cette terre de ses ancêtres.  
Il est un temps gardien d’alpage par passion de la montagne, réussit le concours de l’École des Chartes en 1920, est nommé archiviste-paléographe. À Paris, pendant ses années d’études à la Sorbonne, il fonde le groupe des Vorticistes, habité par l’esprit de liberté. Il écrit sans discontinuer, mais ne publie rien tant que règne la censure de l’Occupation. Entre les deux guerres, il fait partie des intellectuels engagés, gagne en célébrité avec ses romans historiques exaltant l’idée de résistance, la liberté de conscience levée contre l’oppression. Il donne son premier texte à Europe en février 1926, à l’occasion d’un hommage rendu à Romain Rolland pour son soixantième anniversaire. Il continue de collaborer à Europe durant les années 30, alors que Jean Guéhenno est nommé rédacteur en chef. Il accepte de faire partie du comité directeur de la revue, en place en mai 36 après le départ de ce dernier. Il milite dans ces mêmes années aux côtés des partisans du Front populaire, créant en 1935, avec Jean Guéhenno et la journaliste, écrivaine, Andrée Viollis, l’hebdomadaire Vendredi. André Chamson à Jean Guéhenno « 4 août 1937, Mon cher vieux, Je voulais t’écrire tous ces jours-ci, mais il me faut l’excuse d’une demande précise pour m’arracher à cette inertie besogneuse que tu connais bien. (…) À part cela c’est le train-train quotidien. Tu as dû recevoir les derniers numéros, qu’en penses-tu ? Tâche de travailler pour nous, le Journal risque, avec les vacances, de se vider d’une partie de sa vie et de sa substance. Un trop long silence de ta part serait catastrophique. » 
Chamson doit être mobilisé lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale comme capitaine dans les Chasseurs alpins. Rappelé pour prendre en charge la direction de l’évacuation des chefs-d’œuvre du musée du Louvre avant l’arrivée des troupes allemandes à Paris, il est résistant pendant l’Occupation, participe avec André Malraux, aux combats menés pour la libération.
En 1959, il se voit proposer par André Malraux, la direction des Archives de France. Il siègera également au conseil d’administration de l’ORTF. Ils auront encore des années l’un et l’autre à vivre, mais leurs échanges s’étioleront avec la candidature de Jean Guéhenno à l’Académie française.