FloriLettres

Extraits choisis - « De la carte à Dada » de Carole Boulbès

édition janvier 2021

Lettres et extraits choisis

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La carte postale est impudique. Depuis plus d’un siècle, les deux faces de ce petit bout de bristol circulent sans enveloppe. Au revers de l’image, l’adresse du destinataire et le message s’exhibent aux regards de tous. Moyen d’expression futile ? Produit de consommation désuet ? Art populaire sans grande valeur ? Petite monnaie de l’art ? On le pense encore. Pourtant, au début du XXe siècle, la carte fut détournée par des artistes célèbres qui en firent collection : Pablo Picasso, Francis Picabia, Raoul Dufy, Fernand Léger, Oskar Kokoschka, Henri Rousseau, Maurice Utrillo, Kees van Dongen, Hannah Höch, Sophie Taeuber-Arp, Erwin Blumenfeld, Kurt Schwitters, Alexandre Rodtchenko, Varvara Stepanova… La liste n’est pas exhaustive. Illustrée ou photographique, la carte postale est à la fois un objet intime, familier et une œuvre d’art qui ne dit pas son nom. L’artiste fait un choix : il retient une image plutôt qu’une autre, parfois il la signe comme un ready-made, et cet acte en lui-même élargit la sphère de l’art. L’abondante correspondance de Guillaume Apollinaire et les cartes postales aux messages télégraphiques qu’il recevait de peintres ou de sculpteurs témoignent de la vivacité de cette pratique.


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Le style des cartes fantaisie semble désuet tant les codes qui le régissent sont simples. Reposant sur des antinomies, des répétitions, des métaphores cosmiques, des analogies animalières, les allégories sont accessibles à tous. On a vu que le portrait était souvent au cœur de ces curiosités. Pourtant, en Europe et aux USA, des montages encore plus insolites ont été inventés à partir de vues. Tandis que les Américains organisaient la rencontre du milieu agricole et de l’automobile, les Européens saturaient les espaces urbains d’objets mécaniques. Entremêlant présences humaine et technologique, certaines cartes-vues semblent même annoncer les avant-gardes des années 1910-1920. Cette accumulation chaotique assaille visuellement le spectateur ; c’est un « projectile », pour reprendre l’expression de Walter Benjamin à propos des œuvres dadaïstes. À travers cette imagerie délirante, nous sommes témoins de l’engouement de l’époque pour les moyens de locomotion. Alors que les Futuristes italiens et leurs manifestes tonitruants faisaient l’éloge du progrès technique et de la guerre, ces cartes ont une résonnance beaucoup plus humoristique.


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Aujourd’hui, cent ans après sa création, cette imagerie propagandiste remonte à la surface par le biais de sites de vente ou de documentation sur internet et il faut bien avouer qu’elle est pléthorique. Les cartes postales présentées ici ne donnent qu’une faible idée de cette production. Dès lors, on peut se questionner sur le sens exact de la déclaration de George Grosz à propos de son invention du photomontage en plein cœur de la Première Guerre mondiale.

Lorsqu’un matin de mai 1916, à cinq heures dans mon studio situé au sud de la ville, Johny Heartfield et moi avons inventé le photomontage, nous ne pouvions prévoir les immenses possibilités ni la carrière, fructueuse encore qu’épineuse, de notre trouvaille ; Sur un morceau de carton, nous avons collé pêle-mêle des publicités et des bandages de bouteilles de schnaps et de vin, et des photos prises dans les magazines illustrés, découpés d’une façon qui nous aurait valu les foudres de la censure s’il s’était agi de phrases et non d’images. Selon ce procédé nous avons fabriqué des cartes postales prétendument envoyées du front aux familles et inversement. Cela explique pourquoi certains de nos amis, dont Tretiakov, ont forgé le mythe des « masses anonymes » inventant le photomontage. Ce qui avait débuté comme un canular politiquement incendiaire, Heartfield devait l’élaborer en technique artistique délibérée.

Qu’étaient donc ces cartes postales créées par Heartfield et Grosz et « prétendument envoyées du front aux familles » ? Une chose est sûre : à une époque où le collage et le montage étaient rois dans la communication de masse, notamment dans la propagande de Guillaume II mettant en avant ses vingt-cinq ans de règne et sa descendance de la dynastie Hohenzollern, leurs créations ne pouvaient guère choquer. Elles pouvaient simplement attirer le regard en raison de leurs messages que l’on imagine peu patriotiques et étonner par l’usage de nouveaux matériaux – étiquettes de bouteilles d’alcool, photos provenant de magazines illustrés.
Par la suite, lors des virulentes querelles de préséance qui opposeront Raoul Hausmann, John Heartfield et Max Ernst à propos de l’invention du photomontage, le premier situera aussi cette révélation en Allemagne, pendant la guerre :

Je commençais à faire des tableaux avec des coupures de journaux et d’affiches en été 1918. Mais c’est à l’occasion d’un séjour au bord de la mer Baltique, à l’île d’Usedom, dans le petit hameau de Heidebrink, que je conçus l’idée du photomontage. Dans presque toutes les maisons se trouvait, accrochée au mur, une lithographie en couleurs représentant sur un fond de caserne l’image d’un grenadier. Pour rendre ce mémento militaire plus personnel, on avait collé à la place de la tête un portrait photographique du soldat. Ce fut comme un éclair, on pourrait – je le vis instantanément – faire des « tableaux » entièrement composés de photos découpées.


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Le collectionneur Paul Éluard

Commandées par les exploiteurs pour distraire les exploités, les cartes postales ne constituent pas un art populaire. Tout au plus la petite monnaie de l’art tout court et de la poésie. Mais cette petite monnaie donne parfois idée de l’or.
Paul Éluard

À partir de 1929, Paul Éluard a constitué une importante collection de cartes fantaisie parmi celles « qui circulèrent en Europe de 1891 à 1914 », c’est-à-dire juste avant l’émergence de Dada. Considérant que la carte postale n’est pas un art populaire mais un « art tout court », il ne retenait que les créations « belles, touchantes ou curieuses ».


Couverture du livre de Carole Boulbès, De la carte à Dada

Carole Boulbès
De la carte à Dada
Photomontages dans l’art postal international (1895-1925)

Éditions du Sandre, déc. 2020
Avec le soutien de la Fondation La Poste