FloriLettres

Extraits choisis - Le Vieil Incendie

édition décembre 2023

6 novembre

À cause de la pluie, j’ai manqué le panneau du village. Elle a brouillé les vallons, effacé les ornières, j’ai fini par progresser à l’aveugle et m’arrêter sur le bas-côté. Toute cette eau qui s’abat sur le capot. La tempête a commencé hier. Je n’ai croisé personne depuis la sortie de l’autoroute. Même si la radio recommandait de ne pas prendre la route, je n’avais pas le choix. Il est dix-sept heures, le ciel anthracite. Je n’ai pas réussi à régler l’inclinaison du siège. J’attends, très droite, abrutie par le fracas. Au moins, la camionnette a l’air solide. On dirait un véhicule de voirie, couleur plasma. J’ai insisté sur l’aspect pratique au service de location.

Une heure passe. Enfin les trombes s’atténuent. Je redémarre. Le GPS m’enfonce dans la forêt. Bientôt, ni pluie ni lumière ne transpercent le toit végétal. J’allume les grands phares. Le volant colle. Je roule sur des kilomètres au ralenti, devinant le chemin entre les pistes sous les ronces, jusqu’à déboucher au pied d’une pente raide. Un peu plus haut, le portail est ouvert. Pour la première fois, je refais les gestes de mon père. Je passe en première, accélère, les roues patinent dans la rocaille mais elles tiennent bon, je coupe le moteur devant la maison. L’ampoule automatique s’allume. Un lapin fuit.

La bâtisse a l’air fatiguée, le toit affaissé sur les briques comme un géant asphyxié par le lierre. Une voiture est garée sous le noisetier. La fougère écartèle les marches du perron. Par la fenêtre, je devine de la lumière. Je me plaque contre l’œillet de sécurité, recule aussitôt. Je ne m’attendais pas au visage de ma sœur, front énorme, sourcils écartés, yeux de poisson, ma sœur enflée par cette loupe que mon père prétendait avoir délibérément installée à l’envers. D’après lui, nous n’avions rien à craindre ni à cacher, nos richesses étaient intérieures et le monde entier devait savoir que les plus belles personnes vivaient ici.

Salut.

Ma voix a sonné plus fort que prévu. Véra répond par un sourire trop grand pour sa bouche. Elle me prend la valise des mains, la pose en bas des escaliers dans la cuisine. Je retrouve le sol de pierre, les meubles en bois, la porte de la salle de bains dans l’ombre de la cheminée. Je ne l’avais pas connue ainsi, l’âtre bouché par des livres. Au-dessus de la table, une cage à oiseaux remplace le luminaire. Des fromages s’entassent derrière les barreaux.

Véra me montre les escaliers puis se désigne au plan de travail, je dois m’installer pendant qu’elle termine la préparation du repas. Je l’ai connue bordélique. Je la complimente. Elle écrit sur son téléphone, me montre l’écran :

« C’est pour bien t’accueillir. »

 

13 novembre

Si je pense à la grotte, la foule est dense mais c’était l’été. Aujourd’hui, nous sommes les seuls hormis une famille avec trois enfants. Parking de terre battue. Nos pas s’enfoncent. Le guide humain est remplacé par des audioguides. À côté de la billetterie, un film parle de la formation du sol de la région, ses cavités creusées par les eaux souterraines. La descente dans la grotte se fait par un sentier forestier, ensuite un couloir de pierre éclairé au niveau des pieds. L’audioguide, une voix de femme, nous souhaite la bienvenue dans le ventre de la Dordogne, berceau de la préhistoire. Swann marche devant moi, je voudrais tellement qu’elle aime l’endroit. Les autres enfants dévisagent les bandages de Véra. Le père leur ordonne de s’en excuser auprès de la dame. Véra n’est pas une dame. Je veux réagir, mais Véra me fait signe que ce n’est pas la peine. Elle joue la momie, les enfants rient. Véra pousse des cris d’animaux, la mère nous demande de faire moins de bruit. L’audioguide intime de ne rien toucher. Octave se penche vers Swann, montre une stalactite drapée sur la paroi, elle hoche la tête. Je souffle à Véra : se rappelle-t-elle notre jeu des stalagmites, quand nous étions petites ? Elle fronce les sourcils. Je détaille, nous crachions par terre, ce qui embêtait notre père, j’évoque le gouffre de Padirac… Elle a un geste de la main, bien sûr, le gouffre elle sait, mais le jeu, elle ne voit pas, et me fait comprendre que je ne dois pas insister. Elle écoute l’audioguide. La découverte des lieux par des spéléologues dans les années 50. J’éteins le mien.

Je reste perturbée. Ce souvenir, Véra l’a-t-elle perdu ? L’ai-je inventé ? Pour moi, il est si lumineux. Mais s’il faut le porter seule, je préférerais l’oublier.
Le boyau se rétrécit, nous devons nous courber. Swann n’a pas besoin de se baisser. À l’embouchure, mon cœur accélère. C’est là. La salle des chandelles. Les concrétions, encore plus nombreuses que dans ma mémoire, translucides. En fait, plutôt que des chandelles, elles m’évoquent la glace.

– C’est quoi ? me demande Swann.

Je sollicite Octave. Il nous donne une explication sur la couleur des stalactites, son rapport à la terre, plus vite l’eau traverse, moins elle se charge en sédiments, et reste blanche. Dans un clin d’œil, il me donne la parole. Swann me regarde. J’improvise. Je raconte que nous sommes là où se développent les montagnes. Elles mettent un temps presque infini à se former, puis à grandir, car vivre sous le ciel demande une force inouïe. Les plus anciennes percent la surface de la terre, et nous dominent, nous qui vivons à leurs pieds.

Je conclus : – On est comme dans une couveuse.

– Comme les poussins ?

Je regarde Octave. Il acquiesce auprès d’elle, puis me chuchote :

– Ils ont des poules à l’école…

Nous arrivons aux parois peintes par les hommes de Cro-Magnon. Notre petit groupe se réunit face à l’une des rares représentations humaines de l’ère préhistorique, je ne m’en souvenais pas, de ce face-à-face entre un homme et un bison. Joyeusement, l’audioguide annonce le terme de cette visite et nous remercie de notre intérêt pour cet espace investi par nos ancêtres il y a 19 000 ans. Swann montre ses dents. Elle dit qu’elle fait les crocs mignons. Cette fois, je me force à sourire, un peu tendue par la douleur dans mon bas-ventre, la chaleur humide qui s’est mise à couler, j’ai peur d’une tache, tire sur mon manteau. Je ris à l’intérieur. À chaque cycle, je ne fais pas le lien entre les ballonnements, les fringales, la mauvaise humeur. En quelques mois, j’avais même oublié ces syndromes prémenstruels.