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Arthur Dreyfus, La Troisième Main. Mention spéciale du jury. Par Corinne Amar

édition décembre 2023

Articles critiques

Mention spéciale du Prix Wepler Fondation la Poste 2023, Arthur Dreyfus doit être un homme heureux. Son roman, La Troisième Main, a été récompensé en tant qu’« ovni littéraire prodigieusement inclassable ».
Il y a une douzaine d’années, vingt-cinq ans à peine, journaliste pour Technikart et Positif, il avait déjà dans ses cordes une nouvelle, un roman, un petit traité du bonheur publiés, écrivait une série pour la télévision, animait une émission de musique hebdomadaire sur France Inter intitulée, Chantons sous la nuit. Arthur Dreyfus bouillonnait d’idées, toutes les formes d’écriture l’intéressaient, il était remarqué. Il osa en 2021 un formidable Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui, de 2304 pages. 
La Troisième Main commence en 1914, en pleine Guerre mondiale, et s’achève en 1934, le tout écrit dans le ton des années 2020. Un jeune adolescent, élève en classe de troisième à Besançon, sort du coma dans un lieu inconnu, après un obus, ou plutôt un bras, reçu en plein ventre, alors qu’il pédalait non loin des combats. Un mois auparavant, un scientifique du nom de Camille Gottschalk, intéressé par les herbes médicinales en forêt comme par les tentatives de greffes d’organes humains, passant non loin de ces combats découvrait à ses pieds le corps gisant. Il avait trouvé là, le cobaye idéal, s’en était emparé et, dans son laboratoire-cuisine s’était occupé de lui sauver la vie tout en lui greffant la maudite main : celle d’un soldat allemand, « un bras quasi entier, velu comme celui d’un père » cousu à l’emplacement du nombril et pendant « tout le long de [sa] panse jusqu’au prélude des genoux ». Or Gottschalk en avait déjà tué plus d’un, avec ses expériences macabres, et le narrateur comprend qu’il a affaire à un savant fou, qu’il lui faut s’enfuir au plus vite. 
« Tous les autres étaient morts sauf moi.
Telle était l’ironie du sort : contrairement à ce que je me répétais, j’avais eu de la chance. 
Non d’aboutir entre les serres de Gottschalk… mais d’avoir été préservé de ses plus effarants échecs. Si Dieu néanmoins m’avait fait rebéquer contre ces sinistres statistiques, quel était à présent son projet pour moi ? »
Le narrateur entame un dialogue avec cette main qui lui dira d’elle-même, crayonnant sur une feuille blanche « – bonjour je m’appel Hans ». Hans – qui a sa volonté propre et qui l’impose – le rendra complice de vols et autres actions malhonnêtes, l’emmènera voir des prostituées ou encore, le guidera jusque dans ce petit village reculé d’Allemagne, jusque devant la maison de ses parents allemands qui le croient mort.
« La main fit un geste.
Une cabane plus vétuste que les autres se dressait devant nous, fleurant le chou et le lisier. Je murmurai : « C’est ici ton vrai chez-toi ? La main peina à acquiescer, tant l’émotion la submergeait. Car la main capable de le regarder dans les yeux a ses propres émotions. « La main fit un geste.  
Alors, tandis que j’approchais de la porte, elle se rangea dans ma poche. »
Les parents reconnaissent le bras de leur fils, et tandis que le père qui n’en revient pas, pétrit la main miraculée, la mère « garrottée par l’émotion », entreprend de « baisoter celle qui trépidait entre les leurs ».
Jusqu’à quand la vie avec un autre en soi est-elle possible ? Dans quelle mesure est-elle supportable ? Voilà donc la grande question : comment supporter ce que nous n’aimons pas en nous, ce que nous cachons, ne maîtrisons pas, sinon en l’apprivoisant ? 
Dans cet état flottant, notre héros habité par un corps étranger éprouve la guerre, la vie, le désir. Il rencontre l’amour, mais le perd.
Le rythme, chapitre après chapitre, exacerbe les audaces, les excès : l’auteur use de coupes, de tirets, de Stop télégraphiques, nous plonge dans un univers décalé, un ton aux tournures choisies, ampoulées ou familières – use de l’argot des soldats dans les tranchées ; la langue est imagée jusque dans ses débordements et même, dans son incongruité qui se rit d’elle-même et va dans tous les sens.  
Dans son discours lors de la réception du prix Wepler Fondation La Poste, Arthur Dreyfus évoquait une genèse probable de son roman : « ce moment difficile de révélation de mon homosexualité, autour de mes quinze ans. Moi qui avais l’impression d’être un bon enfant, un bon fils, ai soudain dû faire face à l’accusation de monstruosité acquise, au point de prendre l’habitude de traquer en moi, à chaque instant, toute forme de monstruosité innée. J’ai vécu mon désir comme une main affreuse qui m’avait été greffée de force, qu’on ne pourrait plus me retirer, qui allait détruire ma vie. »  
La troisième main d’Arthur Dreyfus n’est pas seulement une métaphore de la pulsion sexuelle, elle incarne, avec sa part de souffrance, de complexité, d’acceptation, aussi bien la main indocile capable d’étrangler un passant que la main douée de création qui permet au narrateur de briller dans une usine de boulons, l’encourage à devenir un grand magicien. Grâce à elle, il dessine joyeusement, joue divinement Bach au piano, désire puis aime malgré sa difformité - d’abord cachée, puis célébrée puis, enfin, ignorée…  
L’auteur avoue volontiers avoir écrit avec pour modèles littéraires, Harry Potter, Frankenstein de Marie Shelley, Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde ou encore, les Nouvelles de Marcel Aymé : il a voulu son roman comme un conte fantastique, et qui tient à sa part de magie, de mythologie ou de rêve enfantin.
Il est un autre roman et un autre auteur auquel m’a fait penser La Troisième main : totalement fantastique, écrit en 1951, Le Vicomte pourfendu, d’Italo Calvino : l’histoire de Medardo di Terralba parti combattre contre les Turcs et revenu fendu en deux par un boulet de canon. Chez Medardo di Terralba, la moitié droite avait survécu, laquelle, de retour au château, se montra méchante et vile, tandis que la moitié gauche, réapparue peu après, tout à l’opposé, fut affable et vertueuse – chacune des deux parties agissant pour son propre compte.  
Entre Paul, le narrateur, et Hans, le « mariage forcé » tient, jusqu’à ce que mort s’ensuive. « La véritable chose ? Peu importe : je serre l’étau sur son poignet et déjà elle ne peut plus bouger – alors enfin elle se débat comme un lion, car elle a compris. 
Stop. À l’heure de trancher, une question me rend fou : qu’aurais-je fait sans elle ? »
Ainsi en est-il de La Troisième main, journal de bord, carnet de guerre, roman picaresque d’une relation contrariée entre guerre et paix, rivalité et solidarité, mêlant à son insu le « je » et le « nous ».
« Je rapproche la scie. Je dénude Hans.
Pas besoin de tracé : je sais où couper.
J’ai deux mains pour m’aider. Stop. »
On va retrouver dans ce roman, les obsessions de l’auteur : son goût pour le mélange des genres, « l’hybridation », sa passion pour la magie qu’il pratique, son rapport à la guerre, son lien avec le caché, le monstrueux. Et si, dans cette épopée fantasque qui ne recule devant rien, apparaît parfois une émotion vraie ou comme une pointe de mélancolie, Arthur Dreyfus renvoie à ses origines familiales : « j’ai une grand-mère issue du génocide arménien et un grand-père rescapé du génocide juif ». D’où sans doute, par une invraisemblance jouissive et une loufoquerie sans limites, une manière de contrer la tristesse sinon le tragique de l’existence…


Discours des lauréats de la 26e édition du Prix Wepler Fondation La Poste |