Violaine Vielmas est doctorante au CÉRÉdi de Rouen. Sa thèse porte sur la dimension littéraire, artistique et autobiographique de la correspondance de Jean Vilar. Elle a rassemblé ces lettres, éparpillées dans différents fonds d'archives et pour la plupart inédites, afin de les regrouper pour la première fois dans un livre qui donne accès à une image plus complexe de Jean Vilar, moins linéaire et lisse que celle du mythe.
Vous venez de publier aux éditions Actes Sud-Papiers, Jean Vilar, Une biographie épistolaire. 260 lettres de et à Jean Vilar. Le sujet de votre thèse porte aussi sur lui et s’intitule : Jean Vilar écrivain, de la correspondance artistique à l’autobiographie professionnelle. Qu’est-ce qui vous a conduite à vous intéresser au théâtre et à Jean Vilar, en particulier ?
Violaine Vielmas En première année de Master de Lettres Modernes, à l’Université Paris-IV Sorbonne, j’ai suivi le séminaire de Denis Guénoun qui portait sur La Ville de Paul Claudel. Il avait fourni à tous les étudiants le texte, édité dans la collection du répertoire du TNP. Ce petit livre contenait les photographies de la mise en scène de Jean Vilar réalisées par Agnès Varda. J’avais été frappée non seulement par le texte mais aussi par l’esthétique des images. J’ai continué à me documenter sur Jean Vilar que je connaissais mal et j’ai été très sensible à son idéal : rendre accessible au plus grand nombre un théâtre de qualité. J’ai moi-même beaucoup fréquenté les théâtres publics grâce auxquels j’ai formé mon œil de spectatrice. J’ai donc découvert l’origine du théâtre subventionné avec Jean Vilar, puis le festival d’Avignon qui fait partie de mes souvenirs d’étudiantes les plus précieux. J’ai poursuivi mes études, et ma directrice de thèse, Florence Naugrette – qui était aussi la directrice de mon mémoire de Master 2 –, m’a parlé du fonds Jean Vilar, encore inexploité. Elle m’a dit qu’il y avait énormément d’archives, de manuscrits. Il me semble que ce fonds n’avait pas fait l’objet d’un travail de recherches à l’université parce que le théâtre d’après-guerre, jusqu’au début des années 1970, était considéré dans les études théâtrales comme un peu démodé. On se préoccupait davantage d’un théâtre affirmé et radical où le geste de mise en scène autonomise presque le spectacle par rapport au texte. Or, ce théâtre des années 1950 jusqu’à 1968 environ place le texte au cœur de sa recherche et de sa mise en scène. À l’université, les études théâtrales cherchaient à se démarquer de la littérature et donc de cette conception d’un théâtre texto-centré. Comme tous les étudiants, j’étais influencée par cette vision, qui m’a beaucoup nourrie par ailleurs. Mais quand Florence Naugrette m’a parlé des archives de Jean Vilar et de sa vocation première qui avait été l’écriture, j’ai été séduite parce que cela me permettait de réunir la scène, l’aspect purement théâtral, et la littérature, puisque je travaille sur les manuscrits d’un homme qui s’est rêvé écrivain, qui a toujours cherché à l’être jusqu’à sa mort, et n’a pas été reconnu comme tel. Jean Vilar n’a pas publié de son vivant, excepté un recueil de textes pratiques et théoriques sur le théâtre, De la tradition théâtrale, en 1955. Quelques semaines après sa mort, en 1971, un roman autobiographique inachevé a paru chez Grasset sous le titre Chroniques romanesques. Dix ans plus tard, les éditions Gallimard publiaient Memento, son journal personnel, puis, en 2014, les Notes de services, Lettres aux acteurs et autres textes paraissaient chez Actes Sud-Papiers. Les lettres de Jean Vilar à sa femme, Andrée Vilar, ainsi que l’échange épistolaire entre Jean Vilar et Gérard Philipe ont été édités, mais il manque certaines lettres. Ce n’est pas la correspondance dans son intégralité.
Avez-vous privilégié des lettres parmi celles que Jean Vilar a écrites et celles qu’il a reçues ? Pouvez-vous nous expliquer le choix de ce corpus ?
V.V. J’ai commencé par transcrire toutes les lettres trouvées dans le fonds Jean Vilar, sans distinction aucune. Il y en avait à peu près 340. J’avais surtout accès aux courriers reçus, c’est-à-dire à la correspondance passive. Il y avait quelques brouillons de Vilar et quelques copies de ses lettres, mais il était à la fois omniprésent et absent. J’ai donc cherché les fonds d’archives des différents destinataires et je les ai consultés, quand ils existaient. C’était un véritable travail d’enquête qui a duré trois années. J’ai consulté entre autres les fonds Picasso, Camus, Paulhan, Cocteau, Casarès, Jeanne Laurent, Vercors, Malraux… À partir de ce moment-là, j’ai rassemblé un corpus assez conséquent, qui était bien trop lourd pour être publié comme tel dans un livre. Il a donc fallu choisir. J’ai gardé toutes les lettres de Jean Vilar, excepté celles dans lesquelles figuraient de simples rendez-vous. Et parmi ses correspondants, j’ai conservé toutes les lettres qui apportaient un éclairage sur ses rapports avec le pouvoir ou les tutelles, sur sa relation avec les auteurs, les metteurs en scène, les hommes de théâtre, donc toutes celles qui pouvaient instruire sa vie professionnelle.
Saviez-vous déjà à ce moment-là vers quelle direction vous alliez mener votre travail, comment vous alliez construire votre livre ?
V.V. Je savais que j’allais privilégier la correspondance artistique au sens large, parce que c’était le domaine de recherches de ma thèse. En ce sens, les lettres qui exposent les différents visages de Vilar : le directeur, l’acteur, le metteur en scène, l’administrateur, le réformateur… Je ne m’intéressais pas, par exemple, au Vilar intime. Et quand bien même je m’y serais intéressée, j’aurais été déçue, car avant sa mort, Vilar avait commencé à trier sa correspondance – je pense qu’il ambitionnait non pas de la publier, mais de s’en servir pour rédiger son autobiographie – et, soit les lettres personnelles et intimes n’existent pas, soit il les a écartées ou détruites. Les lettres qu’il a échangées avec sa femme ont été sélectionnées par les archivistes de la Maison Jean Vilar et par Andrée Vilar elle-même. Ils n’ont conservé que celles dans lesquelles le couple parlait de l’œuvre théâtrale et des auteurs. L’angle artistique et professionnel oriente donc tout le corpus. Il m’est arrivé de conserver des lettres très brèves, notamment deux de Samuel Beckett, parce qu’elles témoignent de leur échange. L’écrivain demande à récupérer ses manuscrits Eleutheria et En attendant Godot. On s’aperçoit d’ailleurs que Vilar est parfois passé à côté de grands dramaturges.
Les lettres sont présentées par ordre chronologique et organisées en quatre périodes définies par les lieux théâtraux que Jean Vilar a investis…
V.V. J’ai commencé par classer les lettres par destinataire. La question de la chronologie est venue dans un second temps, et donc l’idée de biographie aussi. Au départ, je pensais vraiment faire une sorte d’anthologie épistolaire et établir ce classement, peut-être par souci de visibilité ou de praticité pour la recherche. Mais le fait de replacer chaque lettre dans son contexte d’écriture ou de réception, et de renouer des dialogues entre les absents, puisque certaines bribes de correspondances se suivent, donnait une dimension plus humaine à ce corpus. Grâce à la chronologie qui s’étend sur toute sa vie d’homme de théâtre, on distingue les obsessions, le piétinement parfois ou au contraire les pas en avant qui ont été faits.
Il est étonnant de lire dans une lettre d’Arthur Adamov (août 1950) : « Je n’ose pas vous demander de m’écrire, encore que je le souhaite. Car je sais trop bien que vous n’êtes pas un épistolier. » Jean Vilar a pourtant entretenu plusieurs correspondances. En témoigne ce corpus de lettres avec des écrivains, artistes, comédiens, amis et personnalités politiques…
V.V. Je pense qu’il y a plusieurs explications. L’écriture d’Adamov est particulièrement ardue. Il commence une lettre de manière assez traditionnelle, et une fois que son papier est rempli, il écrit dans les marges, puis derrière, et inscrit des flèches. Ses lettres s’apparentent à des puzzles. Vilar a dû le lui reprocher oralement ou dans une lettre perdue, car Adamov lui écrit en 1952 : « Remarquez que cette lettre est écrite d’un seul trait, sans un renvoi, sans une flèche. Comme vous voyez, je fais des progrès. » L’échange était peut-être difficile entre eux parce que Vilar n’avait pas le temps de déchiffrer son écriture. Il répondait de manière laconique, préférant aller à l’essentiel, ce qui expliquerait cette remarque d’Adamov. Je pense aussi que l’écrivain attire l’attention de Jean Vilar sur sa pratique de la lettre, trop efficace et professionnelle à son goût. Contrairement à beaucoup d’auteurs, il ne s’en sert pas comme d’un miroir dans lequel il pourrait se raconter. Il y a en effet assez peu de passages introspectifs dans cette correspondance, quelques-uns lorsqu’il s’adresse à ses comédiens ou comédiennes mais il ne s’épanche jamais. Il est un travailleur acharné, entêté et quelqu’un de très pudique. Il utilise véritablement la performativité de la lettre : agir par la parole à distance. C’est en cela que la pratique épistolaire de Vilar se rapproche de sa pratique théâtrale. Sur scène, on agit par le langage, le texte, on s’adresse à un public à travers un personnage. Même si cette correspondance n’avait sans doute pas vocation à être publiée, sa conservation témoigne de la volonté de préserver, pour la postérité, les traces d’une institution nouvelle et atteste de la conscience d’être en train de réaliser quelque chose d’historique et d’important.
Les lettres révèlent une quête incessante de collaboration artistique et « composent – je vous cite – une chronique des créations manquées »…
V.V. Les lettres gardent les traces de projets réalisés et d’autres non aboutis. Dans cette correspondance, on constate que Vilar passe son temps, surtout dès qu’il est nommé directeur du TNP, à solliciter les grands auteurs de son temps, même ceux qui ne se sont pas encore tournés vers le théâtre. C’est d’autant plus intéressant qu’on a tendance, à tort, à associer Jean Vilar et le TNP à la mise en scène des grands classiques, contrairement au couple formé par Jean-Louis Barrault et Paul Claudel. Vilar a cherché, avec acharnement, son auteur contemporain. Il a essayé avec Camus, Giono, Queneau, Sartre, Cocteau aussi. Jean Cocteau, par exemple, venait d’achever la composition d’une pièce intitulée Bacchus qu’il réservait à Vilar et à Gérard Philipe. Mais lorsque le poète apprend que Vilar va diriger le Théâtre populaire national de Chaillot, il retire son projet, craignant « cette nef, où les voix et les visages se perdent. » Car la scène avait en effet très mauvaise réputation : le plateau était immense et on entendait mal les interprètes. La salle comptait 2800 places ! Jean Anouilh la compare dans une lettre à un « hall de gare ». Et je pense que Cocteau, comme de nombreux autres auteurs, a découvert Vilar dans les petits théâtres confidentiels, d’avant-garde, qui impliquent un rapport plus intimiste, plus proche avec les comédiens. La composition de Bacchus avait été anticipée certainement en fonction d’un plateau bien moins imposant.
Jean Vilar admirait beaucoup Camus, en tant qu’homme et en tant qu’écrivain. Mais il n’a pas pu réaliser de projets avec lui bien qu’il l’ait sollicité à plusieurs reprises pour obtenir une pièce. Dès 1944, il demande à Gaston Gallimard si Le Malentendu est libre de droits pour qu’il puisse le monter alors qu’il n’a pas encore de troupe et qu’il a très peu de moyens à ce moment-là. Camus fait partie des grands rendez-vous manqués de Jean Vilar.
On sent un homme qui a une force colossale mais qui s’est usé à force de se battre contre l’administration, les controverses, les critiques…
V.V. Dans un entretien qui date des dernières années de sa vie, il dit qu’on lui a reproché d’être trop à droite ou trop à gauche, ou encore trop au centre : il n’était finalement jamais au bon endroit. Ce qui s’est passé avec le festival d’Avignon de 1968 l’a détruit physiquement. Il a fait un infarctus au mois d’août. On ne peut pas faire de lien de cause à effet direct, mais il en a profondément été affecté.
Il est férocement critiqué par François Mauriac dans un article du Figaro de 1952. Et Jacques Hébertot fustige les débuts du TNP. Les échanges de lettres témoignent des difficultés, des oppositions que Jean Vilar rencontre au cours de sa carrière.
V.V. En effet, et comme ces hommes étaient influents, c’était difficile pour Vilar de lutter contre ces cabales. D’autant plus que Jeanne Laurent, son soutien au gouvernement, a été « démissionnée » dès 1952. Il a su trouver d’autres réseaux d’entraide et de soutien mais il a effectivement été violemment étrillé par certains articles.
Quant au conflit qui l’opposa à Sartre ?
V.V. Le classement chronologique permet justement d’observer des évolutions puisqu’on voit, au début, que Sartre est très admiratif du travail de Vilar. Ce dernier lui propose d’écrire une critique de son spectacle, L’Orage de Strindberg, en lui disant : « Faites ce que vous en voulez ». La critique de Sartre est très positive et valorisante. Puis, en 1954, Vilar revient vers Sartre en lui demandant : « À quand une pièce de vous sur la scène du TNP ? ». Il n’y a pas de réponse de Jean-Paul Sartre à cette lettre et je ne sais pas si elle existe ou si elle s’est égarée. Un an plus tard, Jean Vilar a vécu comme une trahison la prise de position de Sartre, par le biais d’une interview dans la revue Théâtre populaire. Sartre dénonçait le fait que son théâtre n'est pas un théâtre populaire dans la mesure où il y a très peu d’ouvriers qui se rendent au TNP et où les pièces, qui sont présentées, ne les mettent pas en scène, ni ne parlent de leur quotidien. Vilar lui a répondu dans la revue Bref. L’échange est devenu un conflit public. En fait, ils s’opposaient sur le sens qu’on donne au terme « populaire ». Pour Jean Vilar « populaire » signifie le peuple au sens large, ce peut être le professeur agrégé comme la secrétaire, la dactylo ou l’ouvrier. Il a une conception très large. Pour Sartre, le terme signifie « qui émancipe une catégorie de population opprimée », les ouvriers, les exclus de la culture. Nous n’avons pas beaucoup de chiffres car la sociologie de la culture était peu développée dans les années 1950, mais il semble effectivement qu’il y ait eu un nombre restreint d’ouvriers parmi les spectateurs. Cependant, Vilar a ouvert son théâtre à toute une partie de la classe moyenne, pour qui le théâtre était au-dessus de ses moyens ou enrobé de tout un rituel trop impressionnant et trop intimidant pour qu’il s’y rende. Quatre ans plus tard, Sartre s’exprime à nouveau dans la revue Théâtre populaire sur la question du TNP et de son public, mais sous un autre angle : selon lui, Jean Vilar n’est pas entièrement libre de choisir sa programmation puisqu’il s’agit d’un théâtre subventionné. « Vous pensez que j’ai perdu le sens de ce mot, liberté… », répond Vilar et il écrit aussi à Bernard Dort qui a interviewé Sartre, sur un ton assez inhabituel par rapport aux autres lettres. Il signe avec ironie : « Jean Vilar, petit bourgeois ». Je pense qu’il est à bout, profondément vexé et en colère. Il n’y a pas eu d’ingérence gouvernementale dans ses choix de programmation. Bien au contraire. Et lui reprocher d’être soumis ou sous la coupe du ministère ne pouvait bien évidemment que lui déplaire.
« Pendant ses douze années de direction, l’écriture servait le travail et la mémoire, plus que l’imagination et la création », écrivez-vous.
V.V. Il a consacré son énergie, son temps, son talent, son écriture au service de la réalisation de ce théâtre idéal. Très concrètement, je pense qu’il n’avait pas le temps d’écrire des œuvres de fiction bien qu’il l’eût voulu. Aussi, il voulait placer l’écriture au service de la constitution d’une mémoire parce que c’était une institution qui était encore jeune même si elle datait de 1920, puisque Firmin Gémier fut le fondateur du TNP qu’il dirigea de 1920 à 1933, mais elle était tombée dans l’oubli. Là, elle reprenait vraiment vie et, contrairement à la Comédie-Française ou à l’Odéon (le théâtre du Luxembourg à l’époque), il fallait construire au TNP une mémoire et une légitimité, une assise qui était encore trop fragile dans ses premières années de direction. Je pense donc que le fait d’écrire et de tout conserver – il a vraiment tout gardé, de manière presque maniaque – était une façon de constituer cette mémoire et ce monument. Vilar avait une conscience très aigüe de l’éphémère, et les lettres, les programmes, les recherches scéniques, les livrets de mise en scène, tout peut servir à la mémoire des spectacles qui sont destinés à s’évanouir avec leurs spectateurs. Il s’agit en fait de la mise en place des politiques culturelles comme on les connaît aujourd’hui.
Quelques mots sur la notion de responsabilité de l’artiste face au public que Vilar partageait avec André Malraux…
V.V. Il y a chez Vilar un sentiment très fort de responsabilité qui se traduit par une éthique de l’action plus que du discours. C’est-à-dire qu’il n’a de cesse de tout mettre en œuvre pour réaliser cette dimension collective d’un théâtre de service public, sans compromis et sans compromission pour sa carrière personnelle. Cette notion de responsabilité était concrètement inscrite dans son cahier des charges. Il était responsable individuellement de la bonne marche financière du TNP, donc si déficit il y avait, il devait le combler avec ses propres deniers, et le déficit en question ne pouvait pas justifier une demande de subvention plus conséquente lors du mandat suivant. Il fallait donc vraiment respecter l’équilibre financier. Puis, il y avait une responsabilité par rapport au public de travailleurs auxquels il s’identifiait, étant lui-même issu d’une famille modeste. Son père était autodidacte. Il s’était formé grâce aux ouvrages des collections populaires. Il a transmis à son fils cette exigence et cette rigueur IIIe République. Lorsque Jeanne Laurent lui a proposé de prendre la direction du TNP, Vilar a commencé par refuser, prétextant que le théâtre était une fête à laquelle il avait été peu habitué dans son enfance. Jeanne Laurent lui aurait répondu que le TNP pourrait justement permettre à tous « les petits Vilar » d’accéder à ce rituel et à cette fête du théâtre. Et c’est ce qui l’a convaincu d’accepter. Dès qu’il a dit « oui », explique Jeanne Laurent, il s’est senti « en service ». Dans cette notion de responsabilité, il y a chez Vilar le sentiment de service public au sens le plus plein, ainsi qu’un mélange d’adhésion et de soumission à ce service public qu’il vit un peu comme un sacerdoce. Quand il a senti la fatigue ou le succès s’installer, ou estimé que le TNP était rôdé et qu’il avait accompli sa mission, il a quitté la direction du théâtre.
Le poète René Char, les éditeurs des Cahiers d’art Yvonne et Christian Zervos ont contribué en quelque sorte à la naissance du festival d’Avignon en proposant à Vilar de venir jouer au Palais des Papes…
V.V. En 1947, René Char a pour projet de présenter une adaptation cinématographique d’un texte poétique, Le Soleil des eaux, au sein de l’exposition d’art contemporain organisé par Christian et Yvonne Zervos, non pas dans la cour d’honneur mais dans la chapelle du Palais des Papes. René Char écrit à Jean Vilar pour lui proposer un rôle dans ce film, qui n’aura pas lieu. C’est intéressant de voir qu’un projet inabouti a mené à d’autres réalisations. Donc René Char met en relation Jean Vilar avec ce couple d’éditeurs et collectionneurs d’art. Les Zervos avaient vu Meurtre dans la cathédrale de T. S. Eliot mis en scène par Vilar au théâtre du Vieux-Colombier, et avaient beaucoup apprécié le spectacle. Ils ont l’idée de lui demander de le rejouer dans le Palais des Papes. Et comme à son habitude, Jean Vilar commence par refuser, puis revient quelques jours plus tard en proposant trois créations, inédites en France. Ce sera finalement la Semaine d’art. Ce qui est d’ailleurs assez touchant avec les lettres, c’est qu’on s’aperçoit de l’urgence dans laquelle ont été créés ces trois spectacles, puisque la scène, quelques semaines avant la première représentation de Richard II, est encore en train d’être montée dans la cour d’honneur par le régiment du 7e génie (logé dans une caserne à Avignon), qui l’exécute avec son propre matériel : madriers, rails, etc. Le régiment monte également des tréteaux dans le jardin. Peu de temps avant la première représentation, Vilar répète avec sa troupe, et les lettres, qu’il échange avec Maurice Coussonneau, son collaborateur, ami, adjoint, attaché de presse, enfin qui avait tous les rôles, témoignent de cette urgence. Ce qui devait être un événement ponctuel est déjà, dans l’esprit de Jean Vilar, d’une envergure beaucoup plus importante. En 1948, la 2e édition devient un festival. Les dates sont d’ailleurs avancées puisque la Semaine d’art avait lieu à la fin du mois de septembre 1947, et pour que l’événement devienne festival, il est avancé au mois de juillet l’année suivante.
Les lettres entre Gérard Philipe et Jean Vilar ou celles avec Maria Casarès sont tendres, très amicales…
V.V. Cette amitié et cette tendresse sont bien présentes dans les lettres, mais elles sont exprimées avec pudeur, atténuation, surtout de la part de Jean Vilar qui pourtant, on le sait, admirait et aimait profondément Gérard Philipe et Maria Casarès. Il y a chez lui une difficulté à exprimer spontanément des sentiments affectueux, ce qui lui a d’ailleurs été reproché. Gérard Philipe et Jean Vilar partageaient le même idéal, mais ils avaient des caractères contradictoires. Gérard Philipe est sans cesse par monts et par vaux, il a de multiples projets simultanés pour le cinéma et le théâtre. Jean Vilar est toujours en train de lui courir après et lui demande quand il viendra poser ses valises au TNP. En même temps, il est attendri et le met en garde : « Ne vas pas mettre du Rodrigue dans Fanfan la Tulipe et inversement, brave garçon ! » Il est capable aussi de le rappeler à l’ordre, notamment lorsqu’il lui reproche d’avoir organisé une réunion syndicale au TNP. « Je pense te parler désormais aussi fermement, jusqu’au moment où tu comprendras bien quelle sorte de fidélité me lie à toi, mais quel genre d’insolence m’en sépare », lui écrit-il en 1959. Gérard Philipe lui répond aussitôt en s’excusant et immédiatement après, Vilar affirme dans une lettre qu’il est malheureux de s’être emporté. C’est un bel échange entre eux deux. Un rapport d’aîné à cadet. Quand Gérard Philipe disparaît, Jean Vilar prononce une très belle allocution dans laquelle il dit : « la mort a frappé haut », mais n’exprime pas davantage son chagrin. Avec Vilar, les grandes douleurs sont tues.
Quant à Maria Casarès, dont les lettres sont magnifiques et admirablement écrites, sa personnalité est très différente. Autant Gérard Philipe est particulièrement investi sur tout l’aspect social, – et artistique bien entendu puisqu’il est le premier acteur à qui Vilar délègue des mises en scène au TNP –, autant Maria Casarès est entièrement préoccupée par la grandeur esthétique et la question d’interprétation, de jeu. Elle n’est pas insensible non plus aux conditions de travail de la troupe. Mais ce n’est pas pour la dimension sociale qu’elle a rejoint le TNP, c’est parce qu’elle avait une grande estime du travail artistique et du talent de Jean Vilar. Ses lettres, et particulièrement celles où il est question de Phèdre, s’articulent autour d’une réflexion sur ce que signifie interpréter, répéter, sur ce qu’est le trac, l’appréhension face à un grand rôle. Elle a très peu de temps pour répéter Phèdre avec Vilar car ce dernier est toujours très occupé. Et même quand il est physiquement présent, il est souvent accaparé par d’autres pensées. C’est pour cette raison qu’elle lui dit dans une lettre datée du 18 décembre 1956 qu’elle aimerait qu’il soit « présent, en personne et en esprit ». D’autres comédiennes comme Geneviève Page ou Christiane Minazzoli y font allusion, ou encore Gaby Sylvia qui lui écrit en février 1954 : « Cher Jean, ceci est un cri d’alarme de ma part qui me paraît assez légitime à une semaine de la première représentation, car je n’ai eu jusqu’à présent que cinq répétitions et que je n’ai jamais répété un acte en entier. »
Quant à l'héritage Jean Vilar ? Vitez, par exemple, a publié dans Bref, le journal du TNP ; la compagnie que Jean-Luc Lagarce a créée en 1977 portait le nom de Théâtre de la Roulotte, en hommage à Vilar…
V.V. L’héritage Jean Vilar est surtout celui de la mémoire vivante, c’est-à-dire la volonté de poursuivre ou de renouveler son geste. Jean-Luc Lagarce avait en effet nommé sa compagnie La Roulotte en hommage à Vilar. De nombreux metteurs en scène de théâtres subventionnés le citent dans leurs discours d’inauguration lorsqu’ils sont nommés directeurs. Il est une référence incontournable dans le théâtre public. Une jeune compagnie intitulé Le Nouveau Théâtre Populaire, qui s’est implantée à Fontaine-Guérin, renouvelle la mission de Jean Vilar auquel elle fait explicitement référence.
Il s’agit d’un héritage qui récupère l’idéal et la mise en pratique afin de réussir à faire participer un large public à la fête théâtrale, mais d’un point de vue esthétique, Jean Vilar, en tout cas la troupe du TNP, a souffert d’un certain oubli. Bien sûr, on se réfère à son travail quand il est question de grands textes et de répertoire classique. Mais l’esthétique du dépouillement a longtemps été abandonnée, puisqu’à partir des années 1970, et davantage dans les années 1980, émerge la figure du metteur en scène comme artiste complet. Vilar était très éloigné de cette conception-là. Le metteur en scène était plutôt un régisseur, selon lui. Il était simplement là pour que le texte soit le mieux porté possible. La mise en scène et la scénographie le servaient et s’il y avait un parti pris, il ne devait pas être visible. Tout était mis au service de la lisibilité du texte et de son accessibilité, pas tant d’un point de vue intellectuel que d’un point de vue très concret, visible et sonore, pour des publics de grandes assemblées, que ce soit à la Cour d’honneur ou au Palais de Chaillot. Les éclairages et les costumes devaient assister la puissance poétique du texte. De grandes fresques peintes ou des décors immatériels suggérés par les lumières ou par un objet, une simple chaise par exemple, faisaient sens. Il n’y avait pas de volonté réaliste ou naturaliste de reproduire des lieux, puisque c’était un théâtre qui, de toute façon, se transportait dans des scènes et des salles très différentes. Je pense que cet héritage est davantage un héritage éthique et moral qu’esthétique. D’ailleurs Jean Vilar disait : « mon style, le style TNP, c’est une morale. » Cette éthique du dévouement au texte a longtemps fait écran à l’étude de son esthétique théâtrale.
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