Née en 1977 à Toulouse, Sophie Nauleau est écrivain. Docteur en littérature française et diplômée de l’École du Louvre, elle a produit pour France Culture des émissions régulières ainsi que des documentaires de création radiophonique tels que Escalader la nuit, La Boîte aux lettres d’Antonio Machado, Le Chêne de Goethe ou encore The Night of loveless nights. Elle est depuis 2017 directrice artistique du Printemps des Poètes. Elle a composé de nombreuses anthologies et notamment publié La Main d’oublies (Galilée, 2007), La Vie cavalière (Gallimard, 2015), La Voie de l’écuyer (Actes Sud, 2008, 2018) La Poésie à l’épreuve de soi (Actes Sud, 2018) et Espère en ton courage (2020). Ce qu'il faut de désir vient de paraître (février 2021) chez Actes Sud.
« Après L’Ardeur, La Beauté et Le Courage, voici venu le Printemps du Désir », écrivez-vous dans la présentation de cette manifestation poétique et nationale dont vous êtes la directrice artistique depuis la 20e édition. Qu’est-ce qui inspire ou motive le choix de telle ou telle thématique autre qu’abécédaire ?
Sophie Nauleau L’alphabet n’est qu’un heureux prétexte en effet.
J’aime l’idée de cette légère contrainte qui ne permet pas de dégainer un thème au gré des idées ou du vent portant, mais oblige – au sens noble du verbe. Je crois à la force singulière des mots et non à la variété des thématiques ou des modes. Il faut que l’intitulé fasse sens, qu’il soit suffisamment vaste et plus subtil qu’on ne croit. Il y a quelque chose d’un peu musical, comme une partition qui tiendrait compte des forte, contre-points et étonnements. Il faut qu’il soit vif aussi, et suffisamment profond pour durer dans le temps. Qu’il ait du souffle. C’est pourquoi il reste dans ma tête durant des mois, à rivaliser secrètement à deux trois, avant que je ne me décide. Le Désir, je l’avais avant même Le Courage, mais je n’étais pas sûre qu’il tiendrait la corde, avec ce que nous étions en train de vivre…
Et pourquoi, cette année, avoir choisi de placer cette 23e édition sous le signe du Désir ?
S.N. Le signe, oui c’est exactement cela. Car je vois les choses comme une constellation : lorsque une à une les étoiles s’agencent soudain, et que tout finit par concorder et éclairer ou foudroyer nos nuits. L’intitulé d’abord, l’artiste pour l’affiche ensuite, le parrain ou la marraine, les poèmes, les poètes, les livres, les lieux, les alliés, tout est question d’aimantation. Après L’Ardeur, La Beauté, Le Courage, je voulais du corps et de la sensualité. Le Désir est si présent dans la poésie de l’Antiquité à nos jours, emblème de la fin’amor… que je voulais remettre un peu la voix des troubadours à l’honneur. Susciter également des questionnements autour de ces deux syllabes qui sont bien plus complexes qu’on ne l’avoue. Et tout du long au cœur de nos vies. Il y avait le souvenir de la sidération aussi, l’écho sexuel et cette phrase de Pascal Quignard dont les livres m’accompagnent – dans Les désarçonnés alors qu’il chevauche enfant un muret, sans une virgule : C’est ainsi que j’avançais immobile dans ma vie à cheval sur rien comme il arrive dans le désir.
Après Ernest Pignon-Ernest, Enki Bilal et Pierre Soulages, vous avez demandé une œuvre, pour l’affiche du Printemps des Poètes, à Sarah Moon dont l’exposition « PasséPrésent » au Musée d’Art Moderne est présentée jusqu’au 2 mai 2021 (dates à confirmer). En quoi cette photographie vous a-t-elle touchée et se concilie-t-elle avec le thème du Désir ?
S.N. Je n’ai pas choisi cette image. J’ai choisi Sarah Moon qui a elle-même choisi l’œuvre qu’elle voulait associer au Printemps des Poètes et au Désir. C’est un grand bonheur qu’un être tel que Sarah Moon dise oui sans hésiter au Printemps des Poètes. Après le fusain d’Ernest Pignon-Ernest, le pastel d’Enki Bilal, l’outrenoir de Pierre Soulages, j’avais très envie d’une photographie mais je n’imaginais pas forcément un tirage noir et blanc. Sarah a tout de suite décliné mes suggestions liées à ses magnifiques images de femmes, trop liées à la mode à ses yeux. J’avais aussi évoqué son rouge pavot, mais elle m’a très vite proposé ce « Studio aux oiseaux », avec cette porte entrouverte sur l’inconnu. Nous étions juste avant l’été et nous ne pensions pas qu’elle résonnerait si fort aujourd’hui encore. Le hublot m’a rappelé les studios de Radio France où j’ai si souvent tendu le micro aux poètes. Le flou entre l’envol et l’obscur était si troublant. Et surtout j’aimais tant que Sarah Moon y tienne mordicus : c’est tout cela à la fois l’alchimie poétique ! Me rappelle ce merveilleux post-scriptum au bas d’un courriel de Zéno Bianu, découvrant l’affiche à l’automne dernier : Les oiseaux d’ombre de Sarah Moon ouvrent tout l’espace.
Le désir est-il volatile ?
S.N. Cela dépend, je me méfie de l’adjectif ! Mais j’aime tout ce qui a des ailes et nous fait lever le front au ciel. Que le désir donne des ailes, les poètes et les chanteurs l’ont dit bien avant moi. Le mot est plus incarné à mon oreille que ce côté versatile, et plus ascendant et sexy que les oiseaux que l’on dit de basse-cour.
Dans votre récit publié chez Actes Sud (février 2021) intitulé Ce qu’il faut de désir, vous écrivez page 35 : « Quel instinct silencieux pousse ces oiseaux de mer à partir pour partir en file indienne, sous leur calotte noire, toute affaire cessante ? » Une phrase qui éveille en nous, lecteurs, le désir de regarder à nouveau l’affiche du Printemps des Poètes 2021… Mais dans le cliché de Sarah Moon, « Le studio aux oiseaux », ces oiseaux en ombres chinoises semblent confinés, comme entravés. Pour autant, à la différence de l’Albatros de Baudelaire et du Cygne mallarméen, ils volent et se dirigent vers une porte entrouverte…
S.N. J’avais davantage à l’esprit les vols migrateurs des eiders qui ont donné leur nom à la douceur des duvets et des édredons. Les interprétations de cette photographie de Sarah Moon sont très diverses : certains, traumatisés par Les Oiseaux d’Hitchcock, ressentent cette oppression que vous évoquez. D’autres voient dans le tremplin du parquet luisant une fabuleuse exhortation à vivre. Ou aspiration. Je crois qu’il y a un véritable effet miroir dans cette image et qu’elle révèle l’état émotionnel de celui qui la regarde. Or en ce moment, notre psyché est pas mal malmenée il est vrai ! En ce sens, c’est très proche de la lecture d’un poème, qui change d’un jour sur l’autre, car nous ne sommes pas les mêmes d’hier à aujourd’hui. Pour ma part, je ne ressens pas du tout d’entrave, et ne cherche pas à expliquer la dualité de ces ombres chinoises projetées, il faut dire que j’ai toujours eu du mal avec l’allégorie de la caverne…
Toujours dans ce livre, vous décrivez la photographie de Doisneau que vous avez choisie pour la couverture : « Du haut de ses six ans, ce petit bonhomme enserre tous les désirs désinhibés du monde » (page 38). Parlez-nous de ce que représente pour vous cette photographie…
S.N. Sans cette fabuleuse image de Robert Doisneau, je ne suis pas sûre que j’aurais réussi à écrire ce livre. J’ai longuement hésité. Autant L’Ardeur ou Le Courage ne me faisaient pas peur, autant Le Désir touche à une part si intime de soi que je n’étais pas certaine de vouloir écrire, n’y même d’y parvenir. Quant à la couverture, j’ai la chance, grâce à Anne-Sylvie Bameule des éditions Actes Sud, de pouvoir la choisir car elle compte tellement dans l’aventure d’un livre. Le Désir est un sujet fragile, et risqué. Je ne voulais pas d’une image attendue, ni d’une évocation sexuelle… Je sentais que l’enfance aurait sa part au fil des chapitres, et je ne voulais surtout pas d’une couverture aguicheuse ou mensongère par rapport au contenu du livre. J’ai pensé à Édouard Boubat car j’adorais l’image en couverture de Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, de Christian Bobin. J’avais acheté il y a quelques années Les Alpes de Doisneau, aux éditions Glénat. Et lorsque je suis retombée sur la photo du petit Michel enserrant sa paire de ski contre son cœur dans son sommeil, j’ai su que c’était cette image-là, et aucune autre, que je voulais. Francine Deroudille, l’une des deux filles de Robert Doisneau, a accueilli mon envie avec beaucoup d’amitié et voilà que le livre est là…
Le nom du petit garçon est aussi un élément significatif et surprenant…
S.N. Oui, je crois à ce genre de petits miracles, qui recoupent les constellations et les signes que je m’invente. Et qui me donne l’allant de persévérer et d’y croire. Là encore, c’est Francine Deroudille, à qui je demandais plus d’indications sur cette photographie, qui m’a révélé le nom du petit Michel, qui n’était jamais mentionné dans les copyrights. Il est mort vieux monsieur, il n’y a pas si longtemps, et s’appelait Soulages. Mais il faut lire le livre pour découvrir que par-delà le patronyme de l’artiste du Siècle, galope le fantôme d’un grand cheval noir.
Vous instillez dans votre récit, qui explore la relation de désir que la poésie et la vie entretiennent, des éléments autobiographiques… Envisagez-vous l’écriture ainsi : mêler au sujet, aux citations poétiques, votre propre expérience ?
S.N. Non, je ne cherche pas à mêler quoi que ce soit. J’écris ce que je suis, faite de poèmes, de sensations, de chagrins, d’amours… Chaque chose résonne pour moi. Les mots des poètes cheminent sans cesse dans ma mémoire, et tout événement de vie, aussi fragile et banal ou étonnant soit-il s’arrime à une cadence, un souffle, une chanson, un secret, une voix. Je n’aime que la poésie vécue et n’ai d’expérience qu’accordée aux swings des mots. Surtout lorsqu’il s’agit du désir, il m’importait de laisser parler ce qu’il y a de plus vrai en moi, et non d’épingler une suite de citations somptueuses. Mais vous avez raison c’est vrai que d’un livre à l’autre, je m’autorise de plus en plus de naturel, et de vie, dans l’écriture.
Parlons de la comédienne Marina Hands, Marraine du Printemps des Poètes de cette année… Elle a fait partie, notamment, du magnifique spectacle « Mon royaume pour un cheval » qui a eu lieu au Centre Zingaro. Une lecture équestre sur des poèmes d’António Ramos, mise en espace par Bartabas, pour l’édition 2019…
S.N. Oui Marina Hands est une alliée du Printemps des Poètes. Au Théâtre équestre Zingaro de Bartabas, elle était aux côtés de Rachida Brakni, Clément Hervieu-Léger, Tchéky Karyo et tout le troupeau des chevaux argentins. L’an dernier, elle disait avec Guillaume Gallienne, quelques poèmes d’Alicia Gallienne, sur la scène de l’Athénée-Louis Jouvet en compagnie de Renaud Capuçon et Guillaume Bellom. Cette année, elle incarne seule Le Désir avec tout l’éclat, la singularité et la profondeur de qui elle est. À mon oreille, Sarah Moon et Marina Hands sonnaient à la perfection, et je suis heureuse d’avoir pu offrir à Marina tout le Palais des Papes d’Avignon, et cette cour d’honneur dénudée des gradins du festival, en cette fin d’hiver, devant la caméra de Mathieu Moon Saura et Priscilla Telmon, le temps de trois courts-métrages magnifiques…
Pour finir, que dire de ce nouveau Printemps des Poètes dans le contexte actuel, un an exactement après l’interruption des événements de la précédente édition suite au premier confinement ?
S.N. Que c’est très certainement l’édition qui aura eu le plus d’écho et de panache. Qu’il est réconfortant que ce succès arrive après des mois à tout réinventer, afin de ne pas se retrouver contraints par quoi que ce soit, même le plus imprévisible et mortel des virus planétaires. Que ce besoin de poésie n’est pas un leurre, et que nous avons suffisamment anticipé pour que la parole des poètes transcendent tous les couvre-feux ou reconfinements. C’est une chance d’avoir pu inverser la tendance, et de faire du manque ou de l’interdit un tremplin vers une diffusion plus vaste et haut les cœurs : pouvoir entendre Marina Hands dire La Langue d’Anna de Bernard Noël dans un film qui n’est pas une simple captation, mais une œuvre de création poétique, pouvoir célébrer les mots du XIIe siècle de Marie de France avec des dizaines de milliers d’enfants via l’internet ou encore voir les oiseaux de Sarah Moon partout placardés en signe de ralliement… Comme disait Hölderlin, il n’en fallait pas davantage !
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