Poète, traducteur et philosophe, Martin Rueff est né en 1968 à Calgary. Il est actuellement professeur à l'Université de Genève et dirige chez Verdier la collection Terra d'Altri, spécialisée en littérature italienne. Il a été responsable chez Gallimard de l'édition des Œuvres de Cesare Pavese dans la collection « Quarto ». Il est l'auteur de textes de création poétiques et critiques, ainsi que de nombreuses traductions. Il a publié (traduit et présenté) récemment, aux Éditions Nous, Liguries, un recueil d'inédits d'Italo Calvino. Il est avec Christophe Mileschi, le traducteur du Métier d’écrire, recueil de 315 lettres de Calvino qu'il a établi et préfacé.
Vous avez traduit, avec Christophe Mileschi, la Correspondance (1940-1985) d’Italo Calvino, intitulée Le Métier d’écrire, dont vous avez établi et présenté l’édition publiée chez Gallimard. Trois cent quinze lettres figurent dans ce volume, sur le millier disponible. Quels ont été les critères de sélection pour établir ce corpus qui comprend plus de cent trente destinataires ?
Martin Rueff : Il semble que l’archive d’Italo Calvino déposée chez Einaudi contienne plus de 5 000 lettres. C’est considérable pour un écrivain du XXe siècle. L’édition italienne de ces lettres est due à Luca Baranelli. Cette correspondance constitue un des six tomes de l’édition des « Meridiani » – l’équivalent de la Pléiade en France : trois volumes de romans et récits, deux d’essais, un de correspondance. Luca Baranelli a repris cette édition pour le centenaire et vient d’offrir un nouveau volume riche de 1 086 lettres (Italo Calvino, Lettere, 1940-1985, Mondadori, Oscar Moderni, Baobab, 2023). L’édition Gallimard en compte 315, soit un peu moins d’un tiers – le volume fait tout de même près de 800 pages avec un riche apparat critique constitué d’une préface, et de plusieurs annexes dont un index raisonné des correspondants. Il a fallu choisir et le résultat dépasse d’ailleurs le projet qui était plus réduit, grâce à la bienveillance de l’éditrice de la collection « Du monde entier ». Le choix était ardu – omnis determinatio negatio est. Il a répondu à trois types d’exigence : d’une part, il fallait permettre aux lectrices et aux lecteurs de France de se faire une idée précise de l’itinéraire de Calvino, de l’œuvre de Calvino dans le temps. Ce point est d’autant plus important que l’image de Calvino en France est sinon offusquée du moins simplifiée par des effets de réception. Pour la France, Calvino est le narrateur de la Trilogie des ancêtres, récits plaisants et tournés vers la jeunesse, ainsi que le formaliste agile et sans chair des Villes invisibles et de Si une nuit d’hiver un voyageur – le fameux « écureuil de la plume » selon l’image forgée par Pavese. Or Calvino naît comme écrivain après la guerre : il est marqué par Pavese, Vittorini et Natalia Ginzburg. Il est communiste par conviction, quitte le parti, reste communiste. Son engagement reste intact, mais change de forme. Ainsi, en lisant la Correspondance on a la possibilité de suivre cet écrivain : ses fidélités et son évolution qui est tout uniment formelle et politique. D’autre part, il fallait aussi que les lecteurs mesurent combien Calvino a aimé la littérature : il a aimé la lire, l’écrire, la publier. Il eut, comme tout le monde, des difficultés à s’orienter dans le métier de vivre ; il fit du métier d’écrire le cœur de sa vie. Enfin, nous avons voulu aussi donner aux lecteurs une idée de la palette de ses talents, de ses humeurs, de ses désirs. Les lettres de jeunesse sont nombreuses – la correspondance avec Eugenio Scalfari est celle d’un jeune homme brillant. La vie s’ouvre devant lui. C’est bouleversant. Les lettres des années 80 sont plus mélancoliques. Ajoutons que nous voulions aussi que le lectorat français retrouve ou découvre des auteurs italiens qu’il aime ou qu’il peut apprendre à aimer. Nous avons édité les seules lettres de Calvino et pas celles de ses correspondants.
Vous expliquez dans votre préface que vous avez « subdivisé » les lettres en cinq périodes. Pouvez- vous nous rappeler ici à quoi correspondent ces différentes périodes ?
M.R. Il n’est pas difficile de définir les bornes de la première période de cette correspondance : elles vont de 1940 à 1945 et correspondent aux lettres 1 à 36. À l’exception de la toute première lettre, écrite en villégiature, Calvino écrit ses lettres après avoir quitté San Remo pour Turin (novembre 1941). Cette période de quatre années s’achèvera en 1945. Calvino a dit l’importance de la guerre de libération ; il a raconté son 25 avril. Les lettres turinoises sont celles d’un fils à ses parents : il y raconte sa vie matérielle, ses efforts à l’université d’agriculture (il s’y était inscrit pour leur faire plaisir), ses difficultés avec l’enrôlement fasciste. Brillent parmi cette liasse les missives envoyées à Eugenio Scalfari. Ces lettres sont traversées par un enjouement communicatif. Calvino y décrit sa vie d’étudiant, celle des compagnons de lycée qui l’ont suivi à Turin ; il évoque ses premières amours. Il ne cesse d’admonester son ami qui lui manque, se plaint du retard de ses lettres, l’invite avec fermeté à venir le rejoindre à San Remo. Il dessine, invente des dispositifs typographiques, mime des gestes d’écriture, compose des poèmes. Une amitié passionnée se déploie qui a ses faces de lumières et de rire, mais aussi ses faces sombres d’angoisses et de jalousie. Mais il y a plus. Ces lettres sont déjà celles d’un apprenti écrivain qui cherche sa voie dans la littérature. Calvino échafaude des projets. Il se croit alors fait pour le théâtre : il rend compte de ses réalisations d’écriture, de ses lectures aussi, puis, de ses efforts pour envoyer ses pièces à des concours. Outre le récit et le théâtre, l’art d’écrire des articles pour les journaux est un thème important de la correspondance avec Scalfari à qui Calvino reproche souvent son ton fumeux. En 1943, Calvino passe l’été à San Remo mais ne rentre pas à Turin. Il doit se rendre au camp de la milice universitaire de Mercatale di Vernio près de Florence pour achever sa formation d’officier. Le 6 août 1943, il écrit à Scalfari : « il est maintenant venu le moment d’agir. Pour ce qui me concerne, je suis prêt à m’y plonger corps et âme » (40). On pense au loriot de René Char : « l’épée de son chant ferma le lit triste ». Entre mars et septembre 1944 (lettres 42 et 43) Calvino se tait. Il est entré dans la guerre de résistance. Un lourd silence traverse cette correspondance : « vous, ceux d’en bas, vous ne pourrez jamais comprendre ce qu’a été cette période pour nous » (45). Calvino a vu la mort de près. Il est devenu écrivain pour dire les compagnons, le courage, la peur, l’attente, la mort, les morts.
La centaine de lettres qui s’étalent entre la fin de la guerre et la démission douloureuse du P.C.I (1957) correspond à une seconde période qui va de la lettre 47 à la lettre 164. Plusieurs traits caractérisent cette période. « Depuis 1945 je vis à Turin, en gravitant autour de la maison d’édition Einaudi, pour laquelle j’ai commencé à travailler en allant vendre des livres qu’on pouvait acheter à crédit, et dans les bureaux de laquelle je travaille aujourd’hui encore. Pendant cette dizaine d’années j’ai écrit seulement une partie des choses que j’aurais voulu écrire, et j’ai publié seulement une petite partie des choses que j’ai écrites, dans les quatre volumes que j’ai fait imprimer ». Un lieu d’abord : Turin ; une recherche : celle d’un métier – le métier d’écrire s’accompagnant d’une profession (journaliste ou éditeur ?) ; une double affirmation ensuite : Calvino devient un écrivain et ne dissocie pas cette vocation de sa vocation politique. Pendant cette période, la correspondance s’étoffe de très nombreux correspondants. Un drame coupe cette période en deux : la mort de Cesare Pavese. On sait bien ce que Calvino doit à Einaudi et ce que Einaudi doit à Calvino. On découvre pourtant dans la correspondance que Calvino a hésité entre plusieurs métiers. En 1943 (35), il écrit à Scalfari qu’il balance (c’est le « dilemme italocalvinien ») entre « faire » l’agronome ou « faire » l’écrivain. En 1946, Einaudi lui propose un travail : représentant de la maison d’édition. Fin avril 1948, il abandonne Einaudi pour devenir rédacteur à L’Unità (édition de Turin) : il y restera jusqu’en septembre 1949. À partir de cette date, les liens se resserrent encore avec Einaudi : en 1952 il devient directeur du « Notiziario Einaudi », bulletin d’information culturelle de la maison d’édition ; en 1955, il est enfin nommé cadre de la maison d’édition. La correspondance atteste du sérieux avec lequel Calvino envisageait son travail d’éditeur. Il le déclarera plus tard : « à un moment donné, il s’est trouvé que j’étais devenu un écrivain, mais c’est arrivé assez tard. J’ai beaucoup travaillé dans le monde de l’édition, dans mes moments de liberté, j’écrivais énormément, et de cette masse sortaient des livres, mais la plupart de ma vie, je l’ai consacrée aux livres des autres, pas aux miens. J’en suis content, parce que le monde de l’édition est une chose importante dans l’Italie dans laquelle nous vivons, et le fait d’avoir travaillé dans un milieu éditorial qui a été un modèle pour toute l’édition italienne, ce n’est pas rien ». Cette formule donnera son titre à un livre : Les livres des autres qui recueille toutes les lettres éditoriales de Calvino. Calvino se retrouve au cœur d’un réseau de correspondants qui va s’intensifier : qu’il s’agisse des collaborateurs d’Einaudi (Pavese, Ginzburg, Vittorini, Einaudi lui-même) ou d’écrivains (Fortini, Elsa Morante, Fenoglio, Pasolini, Anna Maria Ortese, Alba de Céspedes) et de critiques qu’il sollicite pour la maison d’édition et avec lesquels il noue parfois des liens d’amitié. Cette phase fut aussi celle des débuts et des reconnaissances de l’écrivain. Ni le journalisme, ni l’édition ne le détournèrent de sa vocation. Il fait état de quatre livres : ce sont, en octobre 1947, Le Sentier des nids d’araignée (publié par Einaudi et défendu par Pavese, le livre connaîtra un certain succès), en 1949, le recueil Le Corbeau vient le dernier, en 1952, Le Vicomte pourfendu, en 1954, L’Entrée en guerre et, en 1957, Le Baron perché. Entretemps Calvino a écrit trois romans auxquels il a renoncé : en 1949, Le voilier blanc, en 1951, Les Jeunes du Pô, en 1953, Le collier de la reine. L’écriture et la réception de ces livres occupent une place importante dans la correspondance. Calvino se montre très sensible aux comptes-rendus de ses livres : il les commente, reprend les arguments avec minutie, approuve, conteste, accompagne.
Cette double carrière – ce métier qui fut une vocation et cette vocation qui fut un métier – Calvino ne l’eût sans doute pas entreprise sans celui qui fut son mentor et son ami, son maître et son modèle, mais aussi celui dont la mort causa la plus grande des douleurs : Cesare Pavese.
Ces années déjà si riches sont celles d’un militantisme actif au sein du P.C.I. qui entreprend de reconstruire les conditions politiques et culturelles d’une démocratie en Italie sur les décombres du fascisme. Calvino est l’auteur d’une importante « Autobiographie politique juvénile » (1960) dans laquelle il précise les phases et les modalités de son engagement : son enfance sous le fascisme et son éducation par deux parents antifascistes, anticléricaux, les discussions au lycée avec Scalfari et « l’antifascisme clandestin », l’engagement communiste dicté moins par l’idéologie (il se dit « anarchiste ») que par la conviction : « je sentais surtout dans ce moment précis que ce qui comptait était l’action, et les communistes étaient la force la plus active et la plus organisée ». Les deux âmes de la Résistance agissaient en lui. D’une part la Résistance comme défense de la légalité contre la violence fasciste, d’autre part, la Résistance comme fait révolutionnaire. La lettre de démission (158) est un des sommets de cette correspondance : Calvino y fait preuve d’une dignité et d’une force impeccables. Il répète ses convictions. Il ne renonce pas.
La troisième phase de la correspondance (lettres 165 à 238) correspond aux années comprises entre la sortie du P.C.I. en 1957 et l’installation à Paris en 1967. Du point de vue personnel, cette période est ponctuée par la rencontre avec Esther Judith Singer en 1962. Calvino s’installe avec Chichita (c’est son surnom) à Rome pendant l’automne 1964 ; le mariage a lieu à la Havane en février 1965 ; en mai naît leur fille Giovanna Calvino ; la famille (comprenant aussi le fils de Chichita, Marcelo Weis) s’installe à Paris en juin 1967.
En 1958 le succès public du Baron perché pousse Einaudi à publier un volume des récits de Calvino dans les « Supercoralli » ; en 1959 il publie Le Chevalier inexistant ; en 1960 La Trilogie des ancêtres ; en 1963 Marcovaldo, ainsi que La Journée d’un scrutateur. Calvino est un écrivain estimé, recherché, aimé. Il est tiraillé entre un désir de disponibilité et d’ouverture et un élan de retrait et de concentration. Calvino oscille vraiment entre participation et refus, attachement et arrachement. Il n’est pas difficile de voir en Cosimò une allégorie de cette position Il continue à se prodiguer pour les écrivains qu’il aime (Gadda, Bassani) commente les livres des amis avec finesse et force (Morante, Vittorini, Fortini, Pasolini, Moravia, Fenoglio, Natalia Ginzburg, Primo Levi, Sciascia, Amelia Rosselli). Il défend ses livres comme lorsqu’il réfute l’interprétation du Chevalier inexistant par Pedullà. L’écrivain Calvino a gagné en notoriété. Il fait autorité. On trouve dans ces lettres-essais de véritables dissertations suivies sur la littérature : mentionnons la longue lettre à la revue Paragone sur la traduction (218), les lettres sur l’analyse stylistique (220, 223), sur la critique (225, 235, 242). Calvino s’internationalise : il est sollicité par ses traducteurs depuis l’étranger (c’est alors qu’il entame une correspondance régulière avec Jean Wahl) et fait un long voyage de six mois aux États-Unis. La correspondance américaine est brillante, précise, sociologique, politique – enjouée.
Les raisons qui mènent Calvino à s’installer à Paris de 1967 à 1980 (lettres 243-298) sont de plusieurs ordres : il en est de biographiques qui tiennent à la vie de famille (Chichita aimait Paris) ; il en est de culturelles qui tiennent à l’attraction évidente qu’exerçait Paris à la fin des années 60 (littéraires, artistiques, intellectuelles et philosophiques enfin) ; il en est peut-être d’éthiques qui tiennent à la position, à l’assiette de Calvino. Surexposé en Italie en vertu de ses multiples liens et de son succès, il n’est pas interdit de penser que Calvino soit venu à Paris pour trouver un peu de solitude. Ne perdant pas son temps en socialités, économe dans sa correspondance, l’ermite se réserve. Il est réticent à s’exprimer sur la vie politique : qu’il s’agisse de la vie politique française (voir sur mai 68, 249) ou de la vie politique italienne.
Ces années parisiennes sont riches de projets et de réalisations. En 1968, c’est Temps zéro et La mémoire du monde et autres cosmicomics ; il écrit une anthologie pour les écoles, il projette une revue avec Gianni Celati, Giorgio Agamben et Carlo Ginzburg. En 1969, il publie la première version du Château des destins croisés ; en 1970 sort sa présentation de l’Arioste : Orlando furioso di Ludovico Ariosto raccontato da Italo Calvino (qui fit plus pour la littérature classique italienne que Calvino ?) ; en 1972 il publie Les Villes invisibles ; en 1974, il commence sa collaboration avec Il Corriere della sera où paraîtra dès 1975 la série des récits de Palomar. Il devient un conférencier très sollicité à la mesure de sa gloire mondiale (il est invité aux États-Unis en 1976). En 1979, paraît Si une nuit d’hiver un voyageur qui est à la fois une prouesse technique, une réalisation digne de l’Oulipo et le rêve mené à bien d’un roman qui ne ferait jamais que commencer. En 1980, il décide de publier un recueil de ses principaux essais depuis 1955 sous le titre Tourner la page [Una pietra sopra. Discorsi di letteratura e di società]. Il rentre en Italie et s’installe à Rome.
Le retour à Rome marque la dernière période (1980-1985 – lettres 299-316). Calvino va consacrer beaucoup d’énergie aux livres des autres : en 1980, il accompagne la traduction de La petite cosmologie portative de Raymond Queneau due à Sergio Solmi, fait paraître un choix de textes de Tommaso Landolfi, écrit une introduction à l’Histoire naturelle de Pline. En 1983, il publie Palomar ; en 1984, à la suite des difficultés financières d’Einaudi, il accepte l’offre de Garzanti de faire paraître un livre d’essais, Collection de sable ainsi que ses Cosmicomics vieilles et neuves. En 1985, il traduit Queneau et met au point les six Leçons qu’il devait prononcer à Harvard. Après l’ictus du 6 septembre, il est emporté dans la nuit du 18 au 19 septembre par une hémorragie cérébrale. Il y a quelque chose de bouleversant à lire ces lettres en les sachant ultimes. La vie continue ignare de la mort qui vient.
Liguries de Calvino, recueil bilingue que vous avez traduit et présenté, est publié aux éditions Nous et a paru en même temps que Le Métier d’écrire. Ce recueil est formé d’un ensemble de textes inédits de Calvino, poèmes et proses. Est-ce que traduire la Correspondance d’Italo Calvino présente (ou ne présente pas) des difficultés particulières ? Est-ce que le travail de traduction est différent quand il s’agit d’autres textes ? « Il écrit ses lettres comme il écrit ses livres (…) Le sujet importe peu, seul importe l’acte. Et l’acte c’est l’écriture. », peut-on lire dans votre préface…
M.R. Les lettres d’Italo Calvino ne présentent pas de difficultés particulières. La langue d’Italo Calvino vise partout la clarté, la vitesse, la profondeur sans affectation, la légèreté et la fermeté. Il faut être aussi attentif que lorsque l’on traduit ses fictions ou ses essais.
Au reste, certaines de ces lettres se présentent comme de véritables dissertations. On peut même penser que certaines furent écrites pour être publiées. On notera des effets de contagion : des morceaux d’articles deviennent des lettres, des bouts de lettres se retrouvent dans des articles. Écrire des lettres fait partie du métier d’écrire.
L'intitulé de la Correspondance d’Italo Calvino, Le Métier d’écrire, fait écho au Métier de vivre, le Journal de Cesare Pavese paru après sa mort en 1952. Ce Journal donne son titre à un volume rassemblant les œuvres majeures de l’écrivain, dirigé par vos soins et publié chez Gallimard en 2008 dans la collection « Quarto ». Pavese était pour Calvino un ami très important, un grand modèle littéraire, et l’on voit dans ses lettres de 1950 – notamment celles à sa famille, à Isa Bezzera, son amie, ou encore au philosophe Valentino Gerratana – combien son suicide l’a affecté…
M.R. Il voua à Pavese le culte de l’amitié. C’est à Pavese déclare-t-il en 1956 que je dois ma « formation d’écrivain ». Entre 1945 et 1950, les deux hommes se voient « quotidiennement » : « il était le premier à lire tout ce que j’écrivais. J’avais à peine fini un récit que je courais le trouver pour le lui faire lire ». Il admire infiniment l’écrivain (« le plus important, le plus complexe le plus dense des écrivains de notre temps ») dont la force poétique est faite de « réticence et de tension ». Il admire aussi le traducteur et l’éditeur : il admire le travailleur, en contact étroit et actif avec le présent, plein de cette énergie qu’il partage avec Vittorini. Il devinait les puissances de mort qui assombrissaient son ami : il ne parvint pas à empêcher qu’elles prissent le dessus. Un soupçon ne le quitta pas – celui d’avoir été l’ami qui ne lui a pas sauvé la vie. Calvino est désespéré. « Pour moi », écrit-il à Isa Bezzera le 3 septembre 1950, « Pavese signifiait beaucoup : non seulement mon auteur préféré, un de mes amis les plus chers, un collègue de travail depuis plusieurs années, un interlocuteur quotidien, mais un des personnages qui aura été le plus important dans ma vie (...) ». Ce suicide est comme une écharde. Italo Calvino écrit à Valentino Gerratana quelques jours après : « mais l’important, c’est de dire sa lutte contre ce mal » - l’important c’est de dire la puissance de vie dans la puissance de travail : la lutte contre la mort, contre l’affaissement, contre le vide. C’est pourquoi Calvino ne cessera de s’activer pour Pavese : « il vaut mieux se mettre à travailler sur tout ce qu’il nous a laissé pour continuer à apprendre de lui, comme quand il était vivant ». Il se fera l’éditeur de Pavese. Il lui consacrera quelques-uns de ses plus beaux textes critiques.
Entre 1950 et 1951, Calvino compose un roman qu’il abandonnera, Les Jeunes du Pô. Pasolini le publiera plus tard dans Officina, la revue qu’il avait fondée avec Leonetti. Calvino a toujours considéré que ce livre était raté, beaucoup l’ont dit après lui. Or en traduisant et en éditant Les Jeunes du Pô, j’ai pu mesurer que l’ombre qui plane sur ce roman du fleuve, ce n’est pas l’échec, mais la mort de Pavese. Peut-être est-ce la mort de Pavese qui a libéré l’écrivain Calvino de sa tentation d’écrire des récits et des romans inspirés de son maître. La même année il publie Le vicomte pourfendu qui est un grand succès. Calvino a vécu ce succès comme une trahison.
Calvino s’écarte du principe d’unité de l’œuvre qui obsédait Pavese, et du rapport au lieu, à un lieu littéraire...
M.R. Cet écrivain dont on a voulu faire une image même du détachement, désireux de cette mondialisation qu’il avait pour ainsi dire anticipée, cet écrivain qui écrivait en 1959 (il avait alors 36 ans) : « désormais je crois que vivre dans telle ou telle cité aura la même importance que vivre dans telle ou telle rue ou dans telle ou place. Pour ce qui me concerne, ma résidence est Partout », cet écrivain des villes invisibles était l’homme d’une terre, de ses parfums, de ses couleurs et de ses âpretés.
Si Calvino conçut son œuvre comme une suite de recommencements et de métamorphoses, d’arrachements et d’évolutions, la Ligurie fut son port d’attache, à condition de préciser qu’il aima autant l’arrière-pays de Ligurie que son littoral, ses échancrures et ses plages.
Calvino est un écrivain de l’attachement et non de l’enracinement. Cet attachement s’entend sur fond d’arrachement. La paronomase ici désigne une disposition existentielle. Je pense ici au poète Michel Deguy : « le fond de l’affaire peut seulement être dit en poème – de langue, de musique, de peinture, de pierre… parce que c’est tout un poème. Quel est le fond de l’affaire ? Je le nomme aujourd’hui attachement ».
Il s’étonne aussi que Pavese puisse tenir un journal intime, lui qui n’en a jamais tenu et « n’écrivais pas des lettres pour se confier »… Quel était pour Calvino le rôle de la correspondance et du correspondant ?
M.R. Calvino écrit pour comprendre et se comprendre. En 1983, deux ans avant sa mort, Michel Foucault consacre une étude à « l’écriture de soi ». Cette étude qui devait constituer une introduction à L’Usage des plaisirs, relevait d’une enquête plus étendue sur « les arts de soi-même », c'est-à-dire sur l'esthétique de l'existence et le gouvernement de soi et des autres dans la culture gréco-romaine, aux deux premiers siècles de l'empire.
Foucault se penche sur cette discipline d’écriture que les stoïciens s’imposaient : comme les premiers chrétiens qui écriront pour « dissiper l'ombre intérieure où se nouent les trames de l'ennemi », les stoïciens écrivent pour se mettre à l’épreuve de la vérité. Telle est la leçon d’Epictète dans son manuel : « Garde ces pensées nuit et jour à la disposition [prokheiron] ; mets-les par écrit, fais-en la lecture ; qu’elles soient l’objet de tes conversations avec toi-même, avec un autre [...] s’il t’arrive quelqu'un de ces événements qu'on appelle indésirables, tu trouveras aussitôt un soulagement dans cette pensée que ce n'est pas inattendu ». Foucault analyse deux pratiques qui sont deux écritures de soi : l’une et l’autre jouent un rôle important dans l’ascèse stoïcienne. Pour les conjoindre, Foucault trouve un beau mot chez Plutarque : la fonction « éthopoiétique » par quoi il désigne « la transformation de la vérité en éthos ». Ces genres sont d’une part, les hypomnémata, sorte de carnets de notes où consigner des pensées, des anecdotes, des injonctions, d’autre part la correspondance. « La missive, texte par définition destiné à autrui, donne lieu elle aussi à exercice personnel. […] La lettre qu'on envoie agit, par le geste même de l'écriture, sur celui qui l'adresse, comme elle agit par la lecture et la relecture sur celui qui la reçoit ».
C’est le cas des lettres de Cicéron comme de Sénèque. Dans les Lettres à Lucilius, Sénèque vient en aide à son correspondant : il le conseille, il l’exhorte, l’admoneste et le conseille. Il l’entraîne vers la vie morale et l’y entraîne. Mais il s’y entraîne aussi, et c’est pourquoi Paul Veyne voulut y voir manuel « d’auto-éducation ». La lettre VII nous l’enseigne : quand Sénèque guide Lucilius, il se guide aussi : « rentre en toi-même autant qu’il est possible. Attache-toi à ceux qui te rendront meilleur ; ouvre ta porte à ceux que tu as espoir de rendre toi-même meilleurs. Ce sont offices réciproques. Qui enseigne s’instruit [mutuo ista fiunt, et homines docent discunt] ». Cette fonction de pédagogie réciproque que l’on retrouverait aussi chez Cicéron, nous faisons le pari qu’on la retrouve aussi chez Calvino – ce qui donne à cette correspondance la netteté d’une correspondance classique.
Pour Calvino également, inciter son correspondant à s’améliorer, c’est aussi s’entraîner. Comme chez Sénèque, il s’agit pour Calvino de s’entraîner sa vie durant et de recourir à l’appui d’un correspondant pour progresser. Comme chez Sénèque enfin, et pour citer à nouveau Michel Foucault, « le travail que la lettre opère sur le destinataire, mais qui est aussi effectué sur le scripteur par la lettre même qu’il envoie, implique donc une « introspection » ; mais il faut comprendre celle-ci moins comme un déchiffrement de soi par soi que comme une ouverture qu’on donne à l'autre sur soi-même ». La morale n’est pas absente de la correspondance de Calvino et il arrive aussi qu’il écrive pour s’éprouver, pour dire ses désaccords et se comprendre dans ses différends. Il écrit ainsi à Silvio Micheli : « cela fait un bout de temps que nous ne nous écrivons plus et c’est grave. Il est très important que nous continuions à nous disputer par lettres, et c’est très utile pour tous les deux » (54) et à Fortini, avec quelle profondeur : « les divergences entre nous sont profondes et anciennes. Toute collaboration entre nous qui n’en tiendrait pas compte serait insincère » (294).
Pourtant, c’est moins comme sujet moral que Calvino entend s’améliorer ou améliorer ses correspondants que comme écrivain. Roman de formation ? Oui mais de formation d’écrivain. Les lettres auraient alors tout autant une fonction éthopoiétique qu’une fonction poiétoéthique si l’on nous passe ce néologisme. Pour citer ici Vincent Kaufman, « la pratique épistolaire accompagne le travail de l’écrivain, elle lui permet d’éprouver, dans sa relation à un autre déjà absent, une forme particulière de parole avec laquelle il se tient au plus près de l’écriture proprement dite ». Calvino institue chacun de ses correspondants en interlocuteur. Qu’il s’agisse de Pasolini, de Jack Lang ou de petits collégiens qui lui écrivent pour des renseignements sur son œuvre, il répond : courtois, attentif, attentionné même. Et sévère. La sévérité est la grâce de celui qui prend ses interlocuteurs au sérieux.
Dans ces lettres, qui s’apparentent souvent à des essais, on comprend – vous l’écrivez en préambule –, que « la littérature fut liée pour Calvino à un impératif de connaissance »…
M.R. En 1967, Calvino participe à une enquête du Times Literary Supplement intitulé « Crosscurrents ». Il s’agit d’interroger des écrivains sur les relations de la littérature avec des disciplines de savoir. C’est ainsi que H.M Enzensberger traite des rapports avec la politique, Raymond Queneau des rapports avec la science, Umberto Eco avec la sociologie, Luciano Goldmann avec la politique. Dans ce numéro où l’on peut lire aussi des textes de Vaclav Havel, de Heinrich Böll et de Roland Barthes, Calvino hérite de la relation « Littérature et philosophie ».
La première phrase est nette : « le rapport entre littérature et philosophie est une lutte ». Cette lutte oppose la tentation des philosophes à réduire l’opacité du monde, à en effacer l’épaisseur de chair et la tentative des écrivains de nommer les abstractions des philosophes, d’incarner les problèmes, de transformer un échiquier en un « champ de bataille poussiéreuse ou en une mer démontée ». Cette guerre est souhaitable soutient Calvino : écrivains et philosophes ne doivent ni s’éloigner, ni se rapprocher à l’excès. Les dangers d’une trop grande proximité sont exemplaires. C’est le cas de Thomas Mann ou de Musil trop proches des philosophes ou de Sartre, trop proche des écrivains.
Le ton de Calvino se fait mordant : étiqueter un écrivain en utilisant un courant philosophique est une erreur grossière, quant au rapprochement de la littérature et de la philosophie autour de l’éthique, il affaiblit l’une et l’autre. Calvino regarde autour de lui et trouve des philosophies qui s’émoussent en devenant littéraires et des littératures qui se durcissent (il évoque Tel Quel) en se concentrant sur une ontologie du langage. C’est alors que Calvino procède à un de ces changements de cap qui lui sont coutumiers : l’opposition de la littérature et de la philosophie ne doit pas être vue comme un mariage où chacun dormirait de son côté. C’est un « ménage à trois » : philosophie littérature et science. Comme la science, la littérature procède par modèles pour comprendre un monde qui met ses modèles en échec. Ce qu’il faut appeler de nos vœux, c’est une relation dans laquelle chaque terme inquiéterait l’autre pour l’inviter à réviser ses certitudes. En attendant l’avènement de cette époque, on peut faire l’histoire de moments de turbulence – les contes philosophiques du XVIIIe siècle, Leopardi, Lewis Caroll, les avatars des écrivains philosophes (Enzensberger, Peter Weiss, Günter Grass, mais aussi Queneau, Borges, Arno Schmidt et pour finir Beckett et Gadda : encore Gadda, toujours Gadda). Quant aux romans philosophiques (Don Quichotte ou Hamlet – le lapsus est étonnant), conclut Calvino, ils annoncent toujours un nouveau rapport entre « la légèreté fantomatique des idées et la pesanteur du monde. Quand on parle du rapport entre littérature et philosophie, on ne doit jamais oublier que le discours commence là ».
Lire philosophiquement les œuvres de Calvino c’est toujours voir le nouvel entrelacs expressif qu’il invente pour dire la relation entre telle ou telle idée et telle image de la pesanteur du monde. C’est un bon curseur, plutôt hégélien, pour relire l’œuvre dans son entier. Il n’est pas jusqu’au Chevalier inexistant qui n’entrelace une image du monde et une idée philosophique. Ce livre peut être lu comme une raillerie des boursouflures de l’existentialisme puisqu’il tourne tout entier sur le rapport entre exister et inexister. Cette intuition est confirmée par une lettre de Calvino à son traducteur suédois en 1965 – « en réponse à votre aimable lettre du 5 mars, je vous livre mon opinion sur niente et nulla (en espérant qu’elle ne sera pas démentie par mes propres écrits). Niente est surtout un terme de la langue parlée (du moins dans l’Italie du Nord). Nulla est un terme plus littéraire et cultivé, et en tant que tel il répond à la notion métaphysique de « néant », par exemple dans la philosophie existentialiste (« l’essere e il nulla » [l’être et le néant]), ainsi que dans des expressions d’usage commun comme « sprofondare nel nulla » [sombrer dans le néant] ». La question de la représentation des contenus philosophiques est une affaire kantienne.
Une chose est sûre : Calvino incarne un âge de la littérature où la force symbolique et culturelle était du côté des écrivains qui attiraient les philosophes dans leur lumière sombre. Les philosophes lisaient de la littérature et de la critique littéraire pour se repérer dans la connivence des mots et des choses. Aujourd’hui les écrivains terrassés par l’esprit de sérieux et les critiques littéraires, un peu perdus, se tournent vers les philosophes pour comprendre ce qu’ils croient qu’il faut dire sur la littérature. Les littéraires qui veulent se convaincre que ce qu’ils font est sérieux réclament des gages aux philosophes. Cela n’est pas sérieux comme l’atteste le fait même que le discours sur littérature et morale se soit porté si aisément sur les séries télévisées. Ce qu’on oublie tout simplement, c’est que la littérature est la forme que la langue donne à nos expériences. La littérature est une affaire trop sérieuse pour qu’on la laisse aux philosophes – en tout cas à certains philosophes un peu trop oublieux, un peu trop superficiels, un peu trop pressés.