FloriLettres

Lettres choisies - Italo Calvino

édition novembre 2023

Lettres et extraits choisis

 Italo Calvino, Le métier d’écrire. Correspondance (1940-1985)
Traduit de l’italien par Christophe Mileschi et Martin Rueff
Édition établie et présentée par Martin Rueff
© Gallimard, Coll. Du Monde entier, octobre 2023

1945

À Eugenio Scalfari – Rome

San Remo 17.6 [1945]

Cher Eugenio !

je t’envoyé une très longue lettre il y a un mois. Elle ne t’est peut-être pas arrivée. Tu n’es peut-être pas à Rome. Si tu es en vie, fais-moi signe.
Dans cette lettre, je te racontais beaucoup de choses que je résumerai ici par têtes de chapitre :

1) j’ai été dans la résistance jusqu’au jour de la Libération en passant par des péripéties en tous genres ; b) je suis communiste ; c) maintenant je suis journaliste ; les amis n’ont rien fait ou pas grand-chose pour la cause.

Écris, nom d’un chien !

Italo Calvino  Villa Meridiana San Remo


1946

À Mario Calvino – San Remo

Turin, 15 [février 1946]

Mes très chers,

aujourd’hui j’ai parlé avec Einaudi en personne de la possibilité de travailler pour la maison d’édition. Pour ce qui est d’un poste à la direction éditoriale, rien à faire : la maison croule déjà sous les dépenses et puis je ne suis pas encore à la hauteur pour ce genre de poste. Mais quand je lui ai dit que j’avais un besoin urgent de trouver une situation, Einaudi s’est beaucoup intéressé à mon sort. Il avait été très content du travail de propagande que j’avais fait en Ligurie et il m’a proposé de travailler dans cette direction à Turin. Je devrais circuler dans les usines, dans les associations, dans les bureaux et tenter de placer les livres et les publications de la maison. Je ne serais pas un commis voyageur, mais une espèce d’agent de propagande culturelle, un métier pour lequel il faut un intellectuel et pas un commerçant. Quant à moi, je crois que même si ce n’est pas mon métier, cela pourrait être vraiment intéressant, parce que cela me donnerait la possibilité de connaître de nouvelles personnes et de nouveaux milieux. Je serais pris pour trois mois avec un salaire de base, et un pourcentage sur les ventes, pour peu que le travail me plaise et que je ne le trouve pas en dessous de mes capacités : et puis si le travail rapporte, on verra bien. Je crois que je dois accepter, étant donné qu’il s’agit d’un travail qui ne me prendrait pas beaucoup de temps libre. Tous les autres emplois que je pourrais trouver à Turin, comme rentrer à la rédaction de L’Unità ou d’un autre journal, absorberaient toute mon activité. Ce sera toujours quatre ou cinq mille lires par mois qui m’aideront à aller de l’avant. Dans le numéro du Politecnico qui vient à peine de sortir (n°21), il y a pas mal de choses de moi sur la Ligurie et San Remo, avec une mise en page intelligente. Dites à Flori, dès qu’il viendra, que pour ce qui est de la photographie que je lui avais demandée par écrit, je n’en ai plus besoin, parce que l’article est sorti. Demain peut-être je connaîtrai les horaires des examens et je vous dirai quand j’ai l’intention de venir à San Remo.

Des baisers

Italo


1950

À Mario Calvino – San Remo

Turin, 28/29 août [1950]

Mes très chers,

nous venons de refermer le cercueil de notre malheureux ami. Ce fut une journée très longue, d’une immense tristesse, remplie de choses à faire et de la recherche peine d’anxiété des détails qui ont jalonné les derniers jours de sa vie et la douloureuse altération nerveuse qui l’a conduit à la mort. Cela faisait plusieurs mois, comme je vous l’avais peut-être dit, que Pavese traversait une période d’euphorie et d’activité fébrile qui n’était qu’en apparence bon signe. Ceux qui, comme moi, le connaissait bien, redoutaient que pût survenir d’un moment à l’autre une dépression morale aux conséquences irréversibles. Ce qui s’est confirmé de manière tragique. La chambre funéraire est installée dans le bureau qu’il occupait dans la maison d’édition. Les funérailles auront lieu demain, le 29, dans l’après-midi. Après-demain nous nous mettrons avec sa famille à examiner les papiers et les inédits qu’il a laissés.

Je vous embrasse

Italo


À Isa Bezzera – Milan

Turin, 3 septembre 1950

Chère Isa,

Je pense que ma lettre t’arrivera en Angleterre et qu’elle te trouvera heureuse et tournée vers de merveilleuses découvertes, comme toujours. Pour ma part, je viens de passer des jours très tristes et c’est maintenant seulement que je réussis à t’écrire. J’aurais voulu t’écrire de San Remo, où j’ai plutôt passé du bon temps pendant mes vingt jours de vacances silencieuses, casanières et marines comme je le voulais, en parvenant à esquiver les foules excessives des plages et des bals. Mais je n’avais pas ton adresse. C’est en revenant à Turin il y a précisément une semaine, la nuit du 27 au 28, que j’ai trouvé sur le buffet ta carte postale de La Haye avec le bel Holbein et ta lettre de Haarlem. Je me suis mis à la lire tout content et je crois pouvoir dire que ce sont les derniers bons moments que j’ai vécus. Alors que je te lisais, on est venu m’avertir qu’un malheur était arrivé et que je devais rejoindre la maison d’un ami. C’est là que j’ai appris le suicide de Cesare Pavese.

Je ne sais pas si tu as la possibilité de lire les journaux italiens, et il est probable que la nouvelle t’a échappé et que Pavese n’est pas plus qu’un nom pour toi. Mais pour moi, Pavese signifiait beaucoup : il était non seulement mon auteur préféré, un de mes amis les plus chers, un collègue de travail depuis plusieurs années, un interlocuteur quotidien, mais un des personnages qui aura été le plus important dans ma vie, celui à qui je dois tout ce que je suis, qui avait déterminé ma vocation, dirigé et encouragé par la suite tout mon travail, influencé ma manière de penser, mes goûts, jusqu’à mes habitudes de vie et mes comportements. Il m’a vraiment fallu encaisser ce coup et reprendre une conscience claire de ce qui est mort et de ce qui est vivant. Tous les lieux, tous les papiers et les travaux au sein desquels je vis ont toujours été pour moi empreints de sa présence ; j’essaie – et nous essayons tous, amis et collègues – de combler ce terrible vie. La semaine a été triste, comme je te l’ai dit, mais nous pouvons déjà dire que nous avons remonté la pente, que nous nous reprenons.

Les premiers jours ont été très douloureux, tout occupés par les préparatifs des obsèques, par la tension de nos esprits à reconstruire en détail ses dernières journées et par la nécessité de recevoir les amis qui venaient des quatre coins de l’Italie et qui renouvelaient notre douleur à chaque rencontre : et puis, après les funérailles, il a fallu revenir à la maison d’édition sans lui, dépouiller les papiers qu’il a laissés derrière lui, et ensuite encore, essayer de dépasser l’« inconfort » dans lequel sa disparition pouvait mettre notre travail éditorial et se remettre à travailler, à faire des projets.

Tu me demanderas, comme tout le monde : « Mais pourquoi s’est-il tué ? » Ceux qui le connaissaient ont été pétrifiés par la nouvelle, mais pas surpris : Pavese était hanté par le suicide depuis son adolescence, comme par sa solitude, ses crises de désespoir, l’insatisfaction que lui inspirait la vie, l’ensemble restant dissimulé par sa nature fuyante et rentrée. Mais en dépit de tout, je croyais quant à moi qu’il était vraiment dur et coriace, une tranchée : le genre de personne à qui l’on pense à chaque moment de désespoir, pour se donner du courage : « Pourtant Pavese tient bon. » Mais en fait, il n’a pas tenu. Et c’est pourquoi sa mort a été un coup aussi dur. Alors même qu’il était à l’apogée de sa carrière littéraire (et l’euphorie de ses derniers mois ne m’inspirait pas du tout confiance), il a traversé une crise de dépression et son système nerveux, si résistant fût-il, ne l’a pas soutenu, et il s’est effondré. Voilà tout ce que nous pouvons comprendre : toutes les autres choses que tu auras l’occasion de lire ou d’entendre ne sont que des potins ou des spéculations. Dans un poème écrit en avril, sa décision était déjà irrévocable ; et dans bien des choses qu’il nous a dites ces derniers temps : c’est maintenant seulement que nous nous en apercevons. Mais c’est toute sa vie et toute son œuvre qui acquièrent désormais une nouvelle signification ; nouvelle, du moins, pour nous : lui, il le savait peut-être depuis longtemps.

(…)


1973

À Claudio Varese – Florence

Paris, 20 janvier 1973

Cher Varese,

ta lettre est très belle et c’est vraiment de cette façon que j’aime à être lu. Oui, je crois que ce livre [Les villes invisibles] ne se détache pas, dans son esprit, de mes autres textes et qu’il reste fidèle à une idée de la littérature comme instrument de connaissance. C’est précisément pourquoi j’ignore si je parviendrai à écrire une lettre de discussion ou qui en tout cas puisse ajouter quelque chose à ce que tu as déjà écrit. Et puis j’ai la sensation d’avoir écrit un livre déjà très – peut-être trop – sentencieux, et je ne voudrais pas allonger encore la liste en prononçant des sentences sur mes sentences. Je constate que tous les critiques s’arrêtent sur la phrase finale (pour ta part, tu le fais très bien) comme si c’était la conclusion – bien évidemment, en la mettant à la fin, je l’ai moi-même privilégiée par rapport aux autres conclusions que le livre propose de proche en proche – mais je pense qu’on peut aussi s’attarder sur d’autres phrases qui sont soulignées d’une façon semblable. Des conclusions, le dernier passage en italique en a d’ailleurs deux, du même ordre d’importance : l’une sur la ville idéale (qui est vue comme discontinue et immanente, et aucun critique ne s’est encore arrêté là-dessus) et l’autre sur la ville infernale.

Le livre est né un morceau après l’autre, par juxtaposition successive de pièces isolées, et je ne savais pas moi-même où j’allais, j’éprouvais juste le besoin de continuer tant que je n’aurais pas épuisé ce que j’avais à dire, autrement dit je ne pouvais dépasser la partialité de chacun des discours auxquels je m’essayais qu’en ajoutant d’autres discours convergents ou divergents. Si le livre se présente maintenant comme une construction élaborée et aboutie, cette construction n’est venue qu’en dernier lieu, sur la base du matériel que j’avais accumulé. C’est vrai même des classifications des villes : certaines (mémoire, désir) étaient claires dès le départ, parce qu’elles m’étaient venues comme ça d’emblée, d’autres ont été décidées ensuite, après bien des oscillations, autour de noyaux thématiques aux contours pas vraiment définis. Je n’interdis donc pas qu’on lise les chapitres séparément, un par un : je pense qu’il faut les lire un par un parce que c’est ainsi qu’ils sont nés, et puis chacun dans les différentes séries que le livre suggère. Mais ce que le livre doit transmettre, c’est ce sentiment de densité et d’amoncellement que tu décris si bien.

(…)

Je te remercie, avec toute mon amitié

Bien à toi, Italo Calvino