Laurent Manœuvre, historien de l’art et ingénieur de recherche au service des musées de France, travaille sur l’impressionnisme et ses origines (Eugène Boudin, Millet, Manet, femmes impressionnistes), la peinture de marines (Louis Garneray, Joseph Vernet) et l’art contemporain. Responsable de l’informatisation des peintures, dessins, estampes et sculptures des collections publiques françaises à la Direction des musées de France, il est l’auteur de plusieurs études, expositions et ouvrages consacrés à Boudin.
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Le blog de Laurent Manœuvre
Un ouvrage qui réunit des correspondances du peintre Eugène Boudin (1824-1898) paraîtra dans quelques jours, aux éditions l’Atelier contemporain, avec le soutien de la Fondation La Poste. Vous avez établi et présenté ces correspondances et vous êtes l’auteur de plusieurs livres et expositions consacrés à Eugène Boudin. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à ce peintre ?
Laurent Manœuvre : Lorsque j'étais étudiant, à la recherche d'un sujet de maîtrise, j'ai eu pour professeur une conservatrice au département des arts graphiques du Louvre, Roseline Bacou. Elle savait que le fonds d'atelier d'Eugène Boudin comprenait beaucoup de dessins (plus de 6 400 en fait). Elle m’a suggéré de trier dans cet ensemble les dessins de Bretagne et d’en établir le catalogue. La Bretagne était liée aux Nabis, à Gauguin, au mouvement symboliste qu’elle aimait particulièrement. J'ai donc commencé à travailler sur cet artiste et me suis rendu à Honfleur, où la conservatrice du musée Eugène Boudin, Anne-Marie Bergeret, m’a chaleureusement accueilli. Nous avons collaboré, elle, se concentrant sur la peinture et moi, sur les dessins. Et ensemble, nous avons organisé plusieurs expositions. C’est ainsi que tout a commencé.
En 1882, alors qu’il se trouve à Paris, Boudin écrit à son ami Ferdinand Martin : « Je voudrais déjà, pour ma part, être au champ de bataille ! Courir après les bateaux… suivre les nuages le pinceau à la main. Humer le bon air salin des plages et voir la mer monter… » Suivre les nuages le pinceau à la main, c’est cette phrase que vous avez choisie pour le titre de ce volume...
L.M. : J'avais proposé plusieurs citations à l'éditeur François-Marie Deyrolle, et il a retenu celle-ci, car la correspondance de Boudin révèle que son plus grand plaisir dans la vie est de peindre le paysage et le ciel sur nature. Cette citation illustre à la fois sa philosophie de vie et tout ce qu’il y a de novateur chez lui, puisque, comme le reconnaîtra Monet après la mort de Boudin, il a introduit le fugitif dans la peinture et a influencé l'impressionnisme.
Eugène Boudin a ouvert la voie à l'impressionnisme, il a encouragé Claude Monet, de 16 ans son cadet, à devenir peintre. Pour quelles raisons est-il moins connu ?
L.M. : Ce sont deux personnalités différentes. Boudin, autodidacte, est quelqu’un de modeste. Il fait preuve néanmoins d'une grande détermination car malgré toutes les difficultés financières qu’il rencontre et face aux critiques qui remettent en question son approche artistique, il va suivre la voie qu'il s'est tracée avec beaucoup d’obstination et d’honnêteté. Monet se démarque par une autorité considérable dans sa façon de peindre. Il perçoit le paysage avec plus de largeur que Boudin, et d’ailleurs Monet ne manquera pas de le souligner. Dès ses débuts, Monet s'affirme avec assurance. On pourrait dire que l’art de Boudin s'apparente à de la musique de chambre, tandis que celui de Monet évoque un grand orchestre philharmonique. Il est vrai que Monet a beaucoup plus de culot que Boudin. Quand ce dernier peint des études, elles restent des études, alors que Monet impose son étude en disant c’est un tableau, et tout le monde en est sidéré. Comme par exemple, Impression, Soleil levant. Dans la correspondance, Boudin dit que Monet occupera une des premières places dans leur École. Et par « École » il entend la peinture française dans son ensemble.
En 1886, justement, il écrit à Ferdinand Martin en parlant de Monet : « Ce bougre-là est devenu si osé dans ses tons qu’on ne peut plus rien regarder après lui. Il enfonce et vieillit tout ce qui l’entoure… jamais on a été plus vibrant ni plus intense. »
L.M. : Tout en prenant ses distances avec l’impressionnisme, Boudin suivra de près la carrière de Monet. L’art de Monet reste pour lui quelque chose de vraiment exceptionnel. Et il l’est, bien entendu.
On voit dans la correspondance que Boudin s’intéresse beaucoup aux autres…
L.M. : C'est une personne très sociable qui regarde attentivement ce que peignent les autres avant d'émettre un jugement. Par exemple, en ce qui concerne le symbolisme, il se montre plutôt critique. On sent qu’il a une approche cartésienne et que le symbolisme ne le touche pas vraiment. Néanmoins, il observe et reste très ouvert. Dès le début de sa carrière, il s'éloigne du romantisme, conseillé par son ami le poète Gustave Mathieu (1808-1877) qui était proche de Courbet et des Réalistes. Pourtant, dans les années 1850, le romantisme continue de triompher. Delacroix, qui en est la figure emblématique, meurt en 1863, au moment où Boudin peint ses premières scènes de plage. À cette époque, le romantisme est encore bien présent et de nombreux peintres continuent d'en être influencés. C'est pourquoi la vision de Boudin est en partie nouvelle. Il s’inspire de l'école de Barbizon, puis rencontre Courbet qui renforce sa détermination à suivre une voie plus objective. En travaillant au bord de l'estuaire de la Seine, à Honfleur ou au Havre, où le ciel varie sans cesse, il s'impose de peindre ce qu'il a sous les yeux.
C’est Baudelaire qui va découvrir le côté novateur de Boudin, et le formuler…
L.M. : Absolument. Parce que Baudelaire, le poète voyant, ressent les évolutions de la société avant même que celle-ci en prenne conscience. Quand il regarde les pastels de Boudin, il voit immédiatement que ces études sont faites d’après ce qu’il y a de plus inconstant : le ciel et la mer. Sensible à la mode et à la modernité, il discerne tout de suite ce que ces pastels ont de complètement nouveau. Mais pour Baudelaire, il s'agit essentiellement d'études et il affirme que, plus tard, Boudin en fera des tableaux. Le poète reste très attaché au romantisme. Pour lui, Delacroix est l'artiste par excellence, celui qui raconte une histoire. Tandis que Boudin se contente de peindre ce qu'il a sous les yeux, sans narration. Le paradoxe de Baudelaire réside dans son attachement au romantisme tout en étant capable de percevoir les innovations apportées par les artistes de son époque.
Les peintres néerlandais ont influencé Boudin qui tente de saisir le côté fugitif de la lumière…
L.M. : Les peintres néerlandais au XVIIe siècle sont en rupture par rapport à toute la peinture européenne, dans la mesure où en Italie, en France et en Espagne, elle est principalement guidée par des thèmes religieux. La peinture hollandaise peut être d’inspiration religieuse mais elle adopte une approche symbolique avec plusieurs niveaux de lecture : dans un bouquet de fleurs, par exemple, se trouve un insecte, suggérant ainsi que la vie est fugitive et qu’il faut penser à l'au-delà. En même temps, les Néerlandais vont peindre la réalité de leur pays. Au XVIIe siècle, les Provinces-Unies, qui étaient autrefois flamandes, ont gagné leur autonomie vis-à-vis de l'Espagne et de la Flandre, affirmant ainsi leur particularité religieuse et leur particularité aussi de soumission au réel. Influencé, soit par le conservateur du musée du Havre, soit par ses propres goûts, Boudin s’oriente vers cette peinture dans sa jeunesse. Il écrit dans ses lettres qu’il ne fait rien d’autre que de peindre ce qu'il voit, à l'instar des peintres néerlandais. Mais il n’a pas envie de « peindre à la manière de » ; il peint à sa manière, en tant qu’artiste de la seconde moitié du XIXe siècle, capturant le monde tel qu'il est à son époque, et pas tel qu'il était au XVIIe siècle.
C’est le fait aussi de peindre en extérieur…
L.M. : Peindre en extérieur est une tradition chez les paysagistes. Depuis le XVIIIe siècle, des artistes comme Joseph Vernet (1714-1789) ont réalisé leurs études à l’extérieur, et cette pratique est largement répandue. Albert Marquet (1875-1947), lui, arrêtera de peindre en plein air. Dans une lettre à Matisse, il explique qu'une violente rafale de vent à Fécamp a détruit son matériel, y compris son solide chevalet. Si l'on observe ses œuvres par la suite, on constate qu'elles sont principalement réalisées depuis des chambres d'hôtel avec vue, car il a compris que les aléas de la météorologie et le poids des équipements (12 à 15 kilos) rendent le travail en extérieur particulièrement difficile. Surtout quand on travaille, comme Boudin, dans des régions comme la Normandie ou la côte de la Manche, où le climat peut être capricieux. Boudin est très heureux quand il découvre le Midi, à partir de 1892, car il peut enfin achever ses tableaux en extérieur. Habituellement, il doit les terminer dans sa chambre.
Vous écrivez dans la présentation des dix dernières années de sa vie : « La découverte du Midi, puis de Venise, marquent un tournant dans son œuvre. Boudin doit faire appel à tout son savoir-faire pour surmonter le défi que constitue la lumière intense de ces lieux »...
L.M. : Boudin écrit aussi que « c’est à désespérer et à jeter au feu palette et pinceaux » tellement la lumière est intense, et tellement il peine à la représenter… Quand ils sont arrivés dans le Midi, la plupart des peintres, Julien Gustave Gagliardini (1846-1927) par exemple, ou Félix Ziem (1821-1911) à Venise, ont adopté une palette beaucoup plus colorée. Monet, lors de son séjour à Bordighera, enrichit sa palette de tons plus puissants pour rendre cette intensité lumineuse. Boudin, lui, s'efforce de ne pas trahir son regard. Il veut rester fidèle à une observation objective et ne veut donc pas tricher. Cela représente pour lui un réel défi : retranscrire cette lumière éclatante sans trop modifier sa palette, sans altérer son approche artistique.
Tout en développant son propre langage artistique, qu'emprunte-t-il à Gustave Courbet ?
L.M. : Courbet joue un rôle important parce qu’il a une personnalité très affirmée, encore plus que celle de Monet. Il est tonitruant, hâbleur, sûr de lui. Pour Boudin, qui expose pour la première fois au Salon en 1859 alors que Courbet a déjà une belle carrière, recevoir des encouragements de sa part représente une forme de reconnaissance. Malgré son côté exubérant, Courbet est sincère et s’il félicite Boudin, c’est qu’il le pense vraiment. D’ailleurs, il ne manque pas de le soutenir en le mettant en relation avec des collectionneurs, contribuant ainsi à la vente de ses œuvres. Ce soutien est important et maintient Boudin dans sa détermination à vouloir « peindre le réel ». Mais il préfère adopter une approche plus sensible que celle de Courbet qui affiche une certaine brutalité dans sa peinture.
Il est témoin de la naissance de Deauville et de l’essor de la baignade en mer, des scènes qu’il immortalise dans ses toiles… Mais ces scènes de plage ne sont pas appréciées. On lui reproche des personnages « pas assez dessinés »…
L.M. : Boudin s'attache à peindre la lumière et constate que l'atmosphère est tout embuée par le sel. Une sorte de brume lumineuse propre au bord de mer, qui dissipe les contours. En observant cela, il estompe les formes, comme le fera Dufy (1877-1953) au XXe siècle. Dans l'œuvre de Dufy, la couleur déborde de la ligne, car l'œil essaie de fixer mais se heurte à une atmosphère qui dissout les formes. Boudin s'inspire de cette réalité pour la traduire sur sa toile. Sa démarche est en décalage avec les normes de son époque qui privilégient une peinture de nature descriptive, presque anecdotique, comme le soulignent Zola et d'autres critiques. Les premières représentations de plage par Boudin sont un peu dans cet esprit-là, mais il évolue rapidement en donnant un caractère complètement atmosphérique à ces scènes qui ne rencontrent pas l'adhésion du public. Son ami Ferdinand Martin lui dit qu’une femme lui pardonnera de ne pas avoir su rendre l’atmosphère mais ne tolèrera pas que son ombrelle ne soit pas peinte correctement. Aussi, les baigneuses de Boudin sont perçues comme de très mauvais goût. Dans la bonne société, on ne mettrait pas une telle peinture chez soi. Ce serait à la rigueur pour le fumoir d’un monsieur où les dames ne vont pas. Il faut savoir qu’à l'époque, les femmes se glissaient dans l'eau avec discrétion à partir de cabines traînées par des chevaux. On remontait ensuite la cabine sur la plage et les dames en ressortaient habillées. On ne les représente pas en tenue de bain, même si elles apparaissent comme des petites taches de couleur. En plus, les femmes qui viennent à Deauville appartiennent à la haute bourgeoisie, à la cour impériale, elles se font habiller par le couturier Charles Worth (1825-1895) et souhaitent que leurs robes (qui coûtent très cher) soient mises en valeur de manière ostensible, et non réduites à des éclats de couleur.
Les lettres témoignent de son travail acharné et d’une recherche constante d’amélioration, il écrit à son ami en 1884 après avoir quitté Deauville et être rentré à Paris : « Il y a bien quelques déveines à l’endroit de ses études qu’on gâte quelquefois par un désir de perfection, mais après le travail sur nature ce recueillement de l’atelier est bien reposant »…
L.M. : Il aime peindre et travailler sur nature, mais c’est très difficile, et il a besoin du recul de l’atelier pour juger complètement de sa peinture. Ceux qui font du paysage le savent bien : il suffit parfois d'une esquisse pour saisir l’atmosphère. C’est également valable pour les portraits. Vous réalisez un rapide portrait et vous captez quelque chose de la personne. Puis, vous voulez améliorer cette esquisse, mais au fur et à mesure que vous travaillez, ce petit quelque chose de merveilleux disparaît. Lorsqu'il évoque le fait d'avoir gâté certaines œuvres, c’est parce qu’il a perdu cette atmosphère. Bonnard, dans ses lettres, dit que le peintre perçoit à un moment donné quelque chose qui l'enthousiasme et que toute la difficulté réside dans la capacité à maintenir cet enthousiasme. Il s'agit parfois d'une lumière sur un visage ou un sourire... Puis, à force de vouloir améliorer son travail, l’artiste perd toute la « fleur » de la peinture. Ainsi, sa quête devient celle d'un équilibre entre le « trop peu » et le « trop ». Monet, par exemple, avec son tableau Impression, Soleil levant, opte pour le « trop peu », et c'est ce qui rend l'atmosphère si palpable. C’est la leçon qu'il a apprise de Boudin. À la fin de sa vie, Monet avouera être fasciné par les pochades de Boudin, considérées comme des expressions de l'instantanéité. Lorsqu'il est dans le Midi, Boudin déclare : « J'ai peint un peu comme un objectif (photographique), me contentant de rendre ce que j'avais sous les yeux... ».
La carrière de Boudin est contemporaine du développement de la photographie et de son utilisation, mais contrairement à d’autres peintres, il ne semble pas s’y intéresser vraiment. Néanmoins, dans une lettre de 1867 à son frère, il réclame une photographie : « Ce que tu m’as envoyé me paraît trop grand. Il me faudrait aussi un petit bout de photographie des phares afin de les indiquer sur le sommet de la falaise. »
L.M. : Il n’en est pas question dans cette présente édition, mais on sait que Boudin, très jeune, avait du matériel photographique car un ami lui dit que ce doit être bien utile, notamment pour les figures. En revanche, aucune photo n’a été retrouvée. À cette époque, la photographie est un processus lent et compliqué. Lorsque Maxime Ducamp se rend en Égypte avec Flaubert, il transporte une sorte de carriole pour pouvoir faire ses tirages. Boudin, déjà chargé de son matériel de peinture, ne peut pas prendre avec lui un tel équipement. Il préfère se concentrer sur les études dessinées. Néanmoins, il reste attentif à la photographie : pendant des années, il fournit des dessins pour illustrer les articles ou les livrets du Salon, qui seront ensuite imprimés par différentes techniques, et quand, à la fin de sa vie, sollicité pour une illustration alors qu’il est dans le Midi, il répond : « Je n’ai plus le tableau sous les yeux, pourquoi ne faites-vous pas faire une photographie ? Ce sera bien mieux. » Dès l'année suivante, le livret du Salon est illustré de photographies. Il voit la photographie comme un processus de reproduction. Elle est un support de documentation et de diffusion pour les peintres. Durand-Ruel fait photographier dès le début toutes les œuvres qu’il achète. Le peintre Henri Fantin-Latour, par exemple, l’utilise beaucoup et la substitue à des modèles vivants.
Dans ses lettres, il y est aussi beaucoup questions d’achats, de ventes, de comptes, de ses difficultés économiques… Il vit une grande partie de sa vie dans une pauvreté certaine…
L.M. : Pendant la crise des années 1870, qui a considérablement affecté la société – au moment où les impressionnistes font leur première exposition pour essayer de s’en sortir –, Boudin fait face aux difficultés financières grâce à la vente d’actions. En effet, il a gagné de l’argent pendant trois ans environ et l’a confié à son ami Ferdinand Martin, qui travaille à la bourse du Havre. Ce dernier a effectué des placements, achetant des actions dans des secteurs comme l'industrie et le chemin de fer. Ainsi, lorsque Boudin ne parvient plus à vendre ses œuvres dans les années 1870, il va vendre un certain nombre de ses actions pour subvenir à ses besoins. À partir des années 1880, bien qu'il ait une situation financière plus stable, il cherche à augmenter ses revenus pour soutenir ses deux frères au chômage, sa sœur veuve et sa belle-famille. Il leur envoie régulièrement de l'argent. Et sa dernière compagne, Juliette, manifeste un intérêt pour les bijoux, ce qui l'incite à vouloir la satisfaire. À la fin de sa vie, Boudin bénéficie d'une meilleure situation financière et fait construire une maison à Deauville. Ceci dit, elle est décrite comme étant très petite et ne ressemble pas à la villa actuellement présentée comme la sienne. Il est probable qu'elle ait été partiellement reconstruite au fil du temps.
Il y a des échanges épistolaires avec Pieter van der Velde (1848-1922) qui va constituer une collection de peintures d’Eugène Boudin…
L.M. : Pieter van der Velde, natif de Rotterdam, est établi au Havre. Boudin s'adresse à un collectionneur qui sera à l'initiative du cercle de l'art moderne au Havre, en 1906. Et la première exposition du cercle de l'art mettra en avant Marquet, Matisse, Pissaro et Monet tout en proposant une rétrospective consacrée à Boudin. Les collectionneurs havrais mettent en commun leurs œuvres pour rendre hommage à Boudin, reconnaissant ainsi son rôle en tant qu'initiateur de l'art moderne.
La correspondance de Courbet atteste de son engagement dans l’action politique, notamment dans la Commune. Il est surprenant de voir que les lettres de Boudin abordent très peu l’actualité politique. Quelques évocations seulement. En 1871, il écrit à Ferdinand : « Mais quelle politique que la politique actuelle – Au demeurant, Paris est en pleine terreur m’écrit-on ! Nous comptons parmi les victimes de la réaction plusieurs de nos bons amis, entre autres le malheureux Gautier, l’ami du père Gaudibert qui est parmi les déportés et qui en deviendra fou s’il n’en meurt des privations et de misères qu’on leur inflige. » Ou plus tard : « D’ailleurs on va peut-être jouir de quelques semaines de répit en ce qui touche à la situation politique et j’en profiterai si ça dure. »
L.M. : Pendant la Commune, Boudin n’est pas à Paris mais en Belgique. C’est pourquoi il dit : « m’écrit-on ». Bien qu'il n'exprime pas d'engagement politique, il a des amis proches qui ont été des acteurs de la Commune. Amand Gautier (1825-1894), un peintre réaliste né à Lille, dont on ne parle pas beaucoup, a failli être exilé. En 1872, Courbet, successivement incarcéré à la Conciergerie, à Mazas, à Versailles, puis à Sainte-Pélagie, écrit à Boudin : « Amand Gautier a fait preuve de courage, mais j'ai eu peur de le compromettre en l'invitant à venir me voir ». Boudin écrit à Courbet pendant son emprisonnement. Courbet lui répond qu'il est touché par ce geste, surtout en ces temps où la lâcheté est répandue, et qu'il peut désormais venir le voir. Ce qui n'aurait pas été prudent auparavant. Cela témoigne de la fidélité de Boudin, mais c’est vrai qu'il n’y a pas de traces d'engagement politique.
Pour conclure, est-ce que cet ensemble de lettres apporte un éclairage nouveau sur la biographie de Boudin ?
L.M. : Cet ensemble permet de voir que Boudin avait de nombreux contacts. On découvre la lettre dans laquelle Monet a sollicité Boudin pour participer à la première exposition impressionniste en 1874 et aussi les félicitations du peintre américain Whistler (1834-1903) lors de la remise de la Légion d'honneur… Ces correspondances permettent de mieux saisir le milieu artistique dans lequel évoluait Boudin. De jeunes artistes sont aussi évoqués, comme Ulysse Butin (1838-1883) qui était influencé par l’impressionnisme et possédait une formation académique. Le milieu artistique du XIXe siècle est souvent perçu de manière trop schématique. Cette correspondance montre les passages permanents entre les différents courants artistiques. Boudin a des liens avec de nombreux autres peintres qui peuvent être très connus aujourd’hui ou au contraire tout à fait méconnus. Cela montre toute la richesse du milieu artistique de cette époque et offre une vision plus nuancée qu’une simple dichotomie entre l’impressionnisme d’un côté et l’académisme de l’autre avec seulement quelques peintres de premier plan. J’aime particulièrement les correspondances parce que c’est la voix de l’artiste. On entre dans la vie du peintre, de plain-pied avec lui. De mon point de vue, les lettres sont extrêmement fiables.
Le musée Marmottan Monet présente du 9 avril au 31 août 2025 l’exposition « Eugène Boudin, le père de l’impressionnisme : une collection particulière ». Vous en êtes le commissaire…
L.M. : Il y a une quinzaine d’années, un collectionneur français a découvert un tableau d’Eugène Boudin représentant une vue de Deauville, qui l’a immédiatement séduit. Ensuite, il a eu envie de constituer une collection, seul, sans personne pour le guider. Il a ainsi sélectionné des œuvres de Boudin, allant de ses débuts à ses dernières créations, incluant aussi bien des peintures présentées lors de Salons ou d'expositions universelles, que de petites études sur le motif. Sa collection est donc remarquablement complète, regroupant 200 pièces. Il possède également quelques Marquet, Blanche Hoschedé-Monet (1865-1947), Berthe Morisot (1841-1895) et des Sisley (1839-1899). Mais, le cœur de sa collection et l’artiste qu’il aime particulièrement, c’est Eugène Boudin.
Il a trouvé pertinent de faire dialoguer, dans le cadre du musée Marmottan, Boudin avec Monet qui a été son élève. Nous allons tenter de mettre en lumière une partie de cette magnifique collection, notamment des œuvres inédites. Récemment, le collectionneur a acquis une grande scène de plage, une pièce rare — il n’en existe que trois dans le monde de ces dimensions : une à Toronto, une à Tokyo, et celle-ci, qui était aux États-Unis depuis 1866. Lorsque dans sa correspondance Boudin évoque Alfred Cadart (1828-1875) en disant qu’il est parti avec « nos tableaux » aux États-Unis, il est question de ce tableau qui a été exposé à New York. Il a été acheté à cette époque par une famille américaine qui l’a conservé jusqu’à présent. Elle a décidé récemment de le mettre en vente, permettant au collectionneur de l’acquérir en juillet dernier. Nous aurons ainsi l’opportunité de l’exposer pour la première fois depuis 1866. Bien que ce tableau dépasse tout juste un mètre, il est grand par rapport aux scènes de plage habituelles. C'est une œuvre charnière où Boudin abandonne le descriptif pour une vision bien plus atmosphérique.