Jean-Luc Martinez, archéologue et historien de l’art spécialiste de sculpture grecque antique, est président-directeur du musée du Louvre depuis le 3 avril 2013.
Depuis cet automne et jusqu’au 29 juin 2020, la Petite Galerie du Louvre présente une exposition intitulée « Figure d’artiste » dont vous avez assuré le commissariat avec Chantal Quillet (Professeure agrégée de lettres classiques). L’exposition se divise en cinq parties qui vont de la question de la signature, dès l’Antiquité, à l’institution artistique, en passant par l’autoportrait et la biographie. Comment la Grèce antique, matrice de la pensée occidentale, considère l’œuvre d’art ?
Jean-Luc Martinez Dans le monde antique en général, la notion d’art et le statut d’artiste n’existent pas. Les Grecs emploient le mot « technitès » pour désigner la création qui s’apparente à l’artisanat tout comme les Romains emploient celui d’« artifex ». Ce qui est mis en valeur, ce sont les compétences techniques, le savoir-faire de ceux qui travaillent dans des ateliers. Cela est valable pour toutes les civilisations antiques. Pourtant c’est bien en Grèce qu’à partir du Vème siècle avant J.-C des personnalités artistiques se distinguent et que naît l’histoire de l’art.
Pouvez-vous nous parler du statut et du rôle de l’artiste qui se dessinent au cours des siècles dans un tissage de relations complexes avec la société ?
JL.M. Dans l’Antiquité, les artisans appartiennent à des catégories sociales très encadrées. Méprisés en Grèce ancienne par des auteurs et philosophes qui valorisent d’abord les activités intellectuelles, les créateurs – sculpteurs, peintres, orfèvres, architectes – sortent peu à peu de l’anonymat.
Des noms d’« artistes » nous sont ainsi parvenus, transmis notamment par des auteurs d’époque romaine, tels Pausanias ou encore Pline l’Ancien. Des signatures inscrites sur des objets existent également mais restent difficiles à interpréter : sont-elles le signe de la fierté d’un individu ou s’agit-il d’une marque d’atelier comme sur les vases grecs par exemple ? Cette question se retrouve au Moyen Âge en Occident comme en terre d’Islam, car si les productions artistiques sont dans leur grande majorité anonymes, des œuvres prestigieuses portent des noms d’artisans (Maître Alpais sur un ciboire de Limoges, par exemple).
La rupture s’opère à la Renaissance. C’est à cette époque que certains créateurs ont revendiqué un statut d’égalité avec le poète, le seul qui était reconnu comme inspiré par les Muses. L’artiste peintre ou sculpteur se pense alors comme un intellectuel et réclame une reconnaissance au sein de la cité. Plus tard en France, l’Académie, sous le patronage de Louis XIV, a offert aux artistes cette émancipation.
Grâce à un choix de textes, l’exposition montre que littérature et art pictural, au sens large, présentent de nombreux points communs (l’histoire, le portrait, le paysage... création d’un art à partir de l’autre), sans parler des peintres (tel Delacroix) eux-mêmes écrivains…
JL.M. La reconnaissance sociale des artistes passe par l’acquisition d’une culture littéraire et artistique classique. Ainsi, le sculpteur Coysevox (1640–1720) s’inspire de la description d’une sculpture de Phidias (sculpteur grec du Vème siècle avant J.C.), écrite par Pausanias, pour réaliser sa Vénus accroupie. Il va même jusqu’à apposer la signature de Phidias à côté de la sienne !
Nous avons, au sein de la Petite Galerie, plusieurs exemples d’artistes écrivains, à commencer par Giorgio Vasari, que l’on qualifie souvent de premier historien de l’art et qui a rédigé les Vies des plus illustres peintres, sculpteurs et architectes. Beaucoup ignorent que Michel-Ange a été un grand poète : « Sous tes crayons et tes pinceaux, l’art sait égaler la nature. Que dis-je ? tu lui ravis presque la palme en embellissant ses ouvrages. » [L’œuvre littéraire de Michel-Ange, sonnet XXXVIII, Paris, Delagrave, 1911].
Au XIXème siècle, Delacroix est en quelque sorte un artiste contrarié : il aurait voulu devenir écrivain ! Son journal, conservé au musée Delacroix, en témoigne.
Dans cette Petite galerie dédiée à l’éducation artistique, vous présentez une quarantaine d’œuvres issues des différentes collections du Louvre. Comment avez-vous procédé pour établir ce choix et celui des textes littéraires ?
JL.M. La Petite Galerie est une introduction aux collections, pour permettre à tous ceux qui souhaitent enrichir leur culture artistique d’éduquer leur regard. Chaque année, en lien avec les programmes scolaires et la programmation du musée, nous choisissons un thème de l’histoire de l’art à explorer.
Il est primordial pour moi de présenter dans la Petite Galerie des œuvres importantes. Nous avons la chance d’avoir une collection exceptionnelle, l’une des plus belles au monde. Peu de musées pourraient présenter dans une même salle des autoportraits de Dürer, Poussin, Rembrandt et Delacroix. Quoi de mieux pour donner envie au visiteur d’aller plus loin dans sa découverte du musée ?
Avec ma collègue Chantal Quillet, professeure agrégée de lettres classiques, nous avons privilégié la diversité des genres et des époques (textes littéraires, théorie de l’art, critique d’art, biographies).
Des autoportraits, notamment de Dürer, Tintoret, Poussin, Rembrandt, Vigée Le Brun, Delacroix, témoignent à chaque fois d’un contexte différent de représentation et d’affirmation de soi…
JL.M. Si le contexte est différent, il y a toutefois un point commun : la volonté d’affirmer sa liberté de création. L’autoportrait est un exercice solitaire qui permet à l’artiste de se confronter à son art. C’est aussi un moyen à la Renaissance, moment où apparaît ce genre, de s’affirmer digne de se représenter comme les grands, princes ou évêques.
L’exposition met aussi en valeur les femmes artistes (Élisabeth Sophie Chéron, Élisabeth Louise Vigée Le Brun, Marie-Guillemine Benoist, Félicie de Fauveau…) qui n’avaient pas le droit de dessiner d’après modèle vivant… Le musée du Louvre était alors pour elles un lieu d’émancipation où elles pouvaient accéder à la pratique de la copie…
JL.M. À partir de 1793, le museum central des arts est ouvert d’abord aux artistes et élèves-artistes. Il est le lieu de l’apprentissage et de la rencontre avec les maîtres. C’est un moyen en effet pour les femmes de copier la peinture d’histoire et de se confronter à l’anatomie, alors que les cours sur modèle vivant de l’Académie des beaux-arts leur étaient interdits.
Peut-on dire que la peinture a été dépendante des textes pour ses sources d’inspiration comme pour sa théorisation et que l’immédiateté de l’image picturale a fasciné les écrivains et inspiré leur travail d’écriture ?
JL.M. « Dépendance » est un terme sans doute un peu fort, autant pour le peintre que pour l’écrivain. Bien sûr, nous pouvons dire que la littérature a été une source d’inspiration pour l’artiste, tout comme l’image a inspiré l’écrivain, chacun se réservant toujours un espace de liberté lors de sa création.
Avez-vous une idée de la prochaine exposition qui sera présentée dans la Petite Galerie du Louvre ?
JL.M. La prochaine exposition sera consacrée au thème de l’exploration du monde et de l’ailleurs dans l’art. Rendez-vous en décembre 2020 !
« Figure d’artiste »
Du 25 Septembre 2019 au 29 Juin 2020
Petite Galerie du Louvre, Paris
Figure d’artiste
Sous la direction de Chantal Quillet
Jean-Luc Martinez
Assistés de Florence Dinet
Éditions du Seuil & Louvre éditions, 2019. 165 pages.
Catalogue de l’exposition
Sites Internet
Musée du Louvre
https://www.louvre.fr/expositions/figure-d-artiste
Petite Galerie
https://petitegalerie.louvre.fr/article/prochaine-exposition-figure-dartiste