FloriLettres

Entretien avec Gérard Titus-Carmel. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition octobre 2023

Entretiens

Gérard Titus-Carmel est né en 1942. Après des études de gravure à l’école Boulle, il s’affirme comme dessinateur, graveur et peintre. Procédant toujours par série, il y déploie des ressources techniques s'autorisant toutes les libertés pour épuiser le motif initial avec une assurance formelle et chromatique remarquable. Il a illustré nombre d’ouvrages de poètes et d’écrivains, et il est lui-même auteur d’une cinquantaine de livres : récits, essais, recueil de poèmes. L'ensemble de ses écrits et entretiens sur l'art a été recueilli dans Au Vif de la peinture, à l'ombre des mots (2016) et l'ensemble de ses écrits et entretiens sur la littérature dans Écrits de chambre et d'écho (2019), tous deux publiés à L'Atelier contemporain.


En août dernier a paru aux éditions l’Atelier contemporain, Dernier voyage, un recueil de lettres que vous avez échangées avec l’écrivain Christian Gailly entre le 15 juillet et le 6 octobre 1993. En préambule, vous expliquez que vous lui avez proposé cette correspondance suivie. Pouvez-vous nous en rappeler les circonstances, le contexte et aussi la façon dont vous vous êtres rencontrés ?

Gérard Titus-Carmel C’est à la fois beau et assez banal. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois en 1959, ou 1960, dans un bistrot du XXe arrondissement de Paris (« À la Marquise », qui fut notre Q.G. durant plusieurs années, et qui n’existe évidemment plus) où, par hasard et solitude, se réunissaient les quelques délurés du quartier. Nous avions tous plus ou moins 18 ans, et le monde pesait déjà lourd sur nos épaules. On trouvait dans ce petit groupe des aficionados du cinéma de la Nouvelle Vague, des amateurs de jazz et quelques autres, rares, qui affectaient de lire beaucoup. C’était le temps des Livres de poche, mais bien vite ce fut celui des Éditions de Minuit et du Nouveau Roman, avant des lectures, disons plus « avancées » (principalement, en ce qui me concerne, dans le domaine de la poésie) et, par ailleurs, l’approche des expériences de la musique dite « contemporaine ».
Au milieu de cette petite bande, nous nous sommes, Christian et moi, très vite reconnus comme étant à part ; nous étions tous deux issus d’un milieu modeste et sans culture et lui, à l’époque, s’était choisi un autre prénom. Quant à moi, j’étais à ce moment étudiant en art et je n’avais souci que de beauté. Je hantais les galeries et les musées et lisais tout ce qui me tombait sous la main concernant la peinture ; Christian, loin du monde de l’art, mais très sensible et nettement différent des autres habitués du groupe, avait clairement fait comprendre autour de lui que le triste travail d’employé de bureau auquel il était astreint n’était évidemment qu’un masque, ou une feinte : une autre destinée l’attendait. Aussi, en attendant que sonne l’heure de la délivrance (surtout pour lui, qui attendit plus de quarante ans avant de publier son premier livre), placions-nous assez orgueilleusement nos exigences au-dessus des discussions de café. Nous nous sommes ainsi progressivement isolés au sein du groupe pour parler en aparté de nos découvertes dans les divers champs de la modernité, autant que pour touiller notre mélancolie avec notre difficulté de vivre et nos peines de cœur. Je rappelle que nous étions très jeunes, en ces temps-là.

La rupture annoncée dans votre texte liminaire est le moteur souterrain de ce dernier voyage… Vous écrivez : « Cette correspondance fut une façon de dresser à grands traits la "tragédie du paysage" (…) »…

GTC Vous allez un peu vite, me laissant À la Marquise et sautant d’un coup à ce sentiment de la « tragédie du paysage » (expression que David d’Angers avait judicieusement employée à propos de la peinture de Caspar David Friedrich) qui fut notre ordinaire. Car bien des années se sont écoulées pour conforter notre position avant nos longues soirées amicales et moroses, presque régulières, chez moi, à la campagne. Entre-temps, nous avons formé un petit combo de jazz (il jouait du saxophone alto avant de passer au ténor, et moi, privé du matériel sérieux du professionnel que je ne pouvais pas m’offrir, je tenais modestement ma place de batteur ; il continua seul, quelque temps, la musique dans une vraie formation avant de se mettre, enfin, à l’écriture). Puis nous avons chacun épousé l’une des deux jolies sœurs rencontrées dans un club de jazz. Sans jamais évoquer la situation, nous sommes donc devenus beaux-frères (!)pas trop longtemps : avant que l’une des jolies blondes ne disparaisse tragiquement. Mais durant le quatuor, nous avions un peu voyagé sous couvert de vacances ou de fugues au bord de la mer, puis à la neige, au Portugal ou ailleurs, où nous avons pu mesurer la sournoise avancée d’un malaise qui, secrètement, froissait nos souvenirs et la mémoire de notre adolescence. Trop d’ombre, certainement, était descendue entre nous, que nous ne voulions pas nommer. Et bien difficile de vivre un deuil à trois, et de combler l’écart que la distance, les engagements, les choix et les préférences rendaient plus difficile encore, en nous faisant devenir chaque jour un peu plus étranger à notre propre sort. On vivait amicalement la même histoire – presque affectueusement, même, en ces moments d’émotions –, mais ombrageusement décalée.
Sourdement, s’installa une certaine méfiance, une sorte de tendresse distante et désespérée, une habitude d’amitié, dirais-je, toujours complice mais un rien rivale au sein de ce territoire déjà si vaste en son étendue, mais ponctué de bien de malentendus. C’est un peu à ce désastre que je fais allusion quand dans mon introduction à ce lot de lettres sensées s’échanger autour du Voyage d’Hiver de Schubert, j’évoque la ‘‘tragédie du paysage’’ : comme la mise en espace d’un infini sans autre lointain que l’espoir de ses arpents – disons : une échappée nourrie à périr de sa seule lumière. N’est-ce pas assez ?

Pourquoi publier cette correspondance trente ans après la dernière lettre et dix ans après la disparition de Christian Gailly ?

GTC Comme un vœu d’éclaircie, peut-être. Aussi le sentiment que le temps était venu (je préciserais presque : pour l’un comme pour l’autre) de mettre au jour un échange de lettres qui a été plus qu’un simple divertissement d’épistoliers. Car ce qui fut dit là entre les lignes, mussé parmi les citations, les digressions sur la musique et autres dérives pour « parler d’autre chose », mettait au vif un désenchantement profond qui a mis du temps pour se dire, sinon pour s’avouer. Et puis, repensant au ton particulier de cette correspondance, à sa conviction autant qu’à ses égarements, je ne voulais pas les laisser lettres mortes, comme il advint pour notre amitié qui ne s’en releva pas. Pour moi, ce Dernier voyage est un livre de deuil. Et disons qu’il m’a fallu trente ans pour en faire le travail. De plus, l’alignement des dates (1993 : les lettres, 2013 : sa mort, 2023, la mise à la lumière de ces paroles enfouies) me laissaient la possibilité de donner du dessin – du sens, une profondeur, c’est-à-dire de charger les mots de ce poids de durée afin qu’ils se lisent à leur vraie place –, qui ne pouvait, au bout du compte, et après tant de silence, que légitimement déboucher au jour.

Quel rapport entretenez-vous avec l’œuvre de Gailly aujourd’hui ?

GTC Ample question. Car que dire d’un travail d’écriture dont je connais jusqu’au plus vif chaque ligne, chaque remords ? J’ai partagé avec lui ses hésitations et ses lenteurs. De ses premières tentatives, pages ou ensembles abandonnés, et surtout depuis Dit-il, son premier livre paru chez Minuit, jusqu’aux textes fermement sertis dans les nouvelles du tout dernier, La Roue, je n’ai cessé – sans qu’il le sache après que nous ayons cessé de nous voir, mais ça, c’est une autre histoire – d’être au plus près de son travail. Il faut dire que nos souffrances étaient cousines, et peut-être est-ce ce si proche voisinage, depuis notre bistrot À La Marquise, qui nous tenait malgré nous tant rapprochés. Plus ses livres semblaient formellement s’éloigner de mes propres préoccupations, plus je les comprenais et les aimais. Je n’ai peut-être pas su le lui dire quand il le fallait, mais j’en retiens bon nombre (sur quinze) comme parfaits, autant par la teneur de l’argument (du thème) que par le dispositif narratif qui le met en jeu ou, par dire, le tient en joue – là où ses souvenirs de musicien bâtissent ses fictions comme des soli lancés dans le gouffre et y résonnent sans mourir. Dans certains textes, d’ailleurs, des accointances secrètes semblent s’adresser, de l’autre côté de la vitre, à des souvenirs communs (dans Be-Bop, par exemple, ou dans Un Soir au club). Mais toute la construction est belle de sa solitude comme de l’écart qu’elle entretient avec ce qu’on entend d’ordinaire par le mot de récit – il en était d’ailleurs ainsi pour moi, dans mon travail de peinture, avec celui d’image. Ce que je ne cessais de contourner pour éviter la « figure binaire », comme nous aimions nommer le nul. (Dans mon propre travail de poésie, je garde également le cap, me méfiant des leurres, toujours menaçant à la proue…)

De nombreuses lettres sont empreintes d’humour, d’un humour un peu désespéré, d’un « comique pessimiste ». Était-ce une tentative de conciliation avec soi ou de réconciliation ?

GTC Ni l’une ou l’autre, je crois bien. Depuis toujours, nous avons manié avec la distance nécessaire ce type d’humour froid, bien différent du mot d’esprit ou de la franche rigolade. Il avait un humour « beckettien » et moi, une disposition naturelle au nonsense, affûtée à mes lectures surréalistes d’alors (je lisais aussi beaucoup les « romans noirs » anglais, à cette époque). Nous avons donc gardé ce ton de langage à la fois net et circonspect, parfois coupant quand il fallait avoir recours à des mots à double tranchant, même si cela nous conduisait assez souvent à nous perdre dans les brumes ou nous trouver franchement réduits à quia ; souvent désespérés, donc, qui nous faisait passer des heures à dire beaucoup en parlant peu, mais en plaçant où il fallait le mot ou l’expression juste confirmant notre complicité pour dire l’étendue de notre difficulté d’être d’alors, ou notre exaspération du monde. Façon naturelle de dire, accompagnée de ce tranquille « déplacement mental » qu’entraîne la manœuvre des mots pour mettre la langue à nu et nous épargner les explications inutiles. C’était notre habitude, notre silence. Il n’était donc pas question de réconciliation. On dira que « réconciliés », on l’a été d’un coup, depuis le premier jour où l’on s’est rencontrés et reconnus. La mésentente, c’est pour après.

Cet échange est articulé autour de la musique qui vous réunissait et particulièrement autour de l’écoute de différentes versions enregistrées du Voyage d’Hiver de Schubert. Questions existentielles, solitude, fatigue et découragement font partie des thèmes principaux de cette œuvre. Sont-ils comme une mise en abyme de votre amitié et de ses silences ?

GTC Je dirais même : « de votre amitié et de son silence ». Car en effet la situation était parvenue à ce point d’agacement et d’irritation (disons : sans raison précise, mais avec tact et élégance, toujours), qu’elle ne pouvait que déboucher sur ce qui ne pouvait qu’arriver : une rupture. Soudaine, violente, et sans retour. Comme je le laisse entendre à la fin de mon introduction à notre correspondance, après sa dernière lettre (« Je n’avais pas tort d’espérer. Il y avait quelqu’un. Je te remercie de m’avoir répondu. Merci, donc, et à bientôt, cher. »), nous ne nous sommes plus jamais revus. Les quelques échanges suivants ont été plutôt vifs et, quelques mois plus tard, la rupture est devenue effective. Je n’accuserais bien évidemment pas les lieder de Schubert d’être à l’origine de ce malheureux mélo, sur lequel d’ailleurs je ne veux pas revenir. Je crois même en avoir trop parlé, car la nature de notre relation, amicale, proche, complice, risquerait de prêter à je ne sais quelle interprétation. (Il y avait sans doute, à l’exemple de toutes les amitiés excessives, susceptibles et rivales, une dimension secrètement amoureuse, donc séductrice et venimeuse ; mais il est manifeste que les trente années d’amitié difficile ont puisé en bien des événements quelques raisons de sa défaite.) Dès les premiers temps déjà, nous nous heurtions sur certains choix concernant les formations de jazz, et sur les musiciens : il mettait Coltrane au-dessus de tous les autres, et je lui préférais Rollins, c’est dire qu’il était pour l’expression rageuse d’une âme inquiète (mais parfaitement arrangée, comme dans Blue Train, par exemple ou Naima) et je lui opposais l’art exigent et distancié de la virevolte et de la citation pétrie et retournée chez Rollins. Mais nous nous complétions jusque dans la divergence de nos choix : j’affectais le genre « artiste » dans ma mise, lui portait la cravate et des blasers ; il lisait peu, mais seulement des romans, moi je ne pensais qu’à la poésie, il aimait les westerns, je détestais ça, je fréquentais les musées, il n’y mettait pas les pieds. Mais pourtant c’est toujours avec impatience que nous nous retrouvions 
Notre commun intérêt pour la musique nous tenait cependant rapprochés. Nous ne supportions pas les variétés à la mode que diffusait le juke-box de la Marquise, heureusement à l’autre bout du café et assez loin de notre table habituelle, qui était notre île et notre refuge. Nous ne nous intéressions qu’au jazz et aux textes qui en parlaient avec science dans Jazz Magazine, notre bible. Et aux clubs, que nous fréquentions assidument. Puis, au cours du temps, nous avions dérivé vers la musique dite « classique », lui vers Debussy et les viennois (Berg, Webern, Schönberg, bien sûr), moi vers l’opéra baroque, Purcell et les élisabéthains, et l’Extrême-Orient (les épopées du Japon ancien, accompagnées au Satsuma biwa principalement). Mais nous nous retrouvions autour des lieder : de Schumann d’abord, puis de Brahms, de Mahler, de Hugo Wolf – je me souviens encore de son encourageant « Il te faut renoncer : renonce ! », toujours à l’ordre du jour –, mais surtout, et par-dessus tout : Schubert. J’ai dit dans quelles conditions et combien de fois nous avons écouté le Voyage d’Hiver attentivement, et jusqu’où les longs concerts privés que nous nous ménagions de cette œuvre proprement éreintante nous précipitaient chaque fois dans un état de stupeur, proche du silence. Mais un silence dans l’épaisseur duquel nous ne nous étions jamais autant parlé. S’installait alors entre nous une qualité d’entente qui nous étonnait presque, s’ouvrant sur notre amour partagé de la musique, vécu dans la paix de ces moments où nous la comprenions mieux que nous ne pouvions le dire. Nous avions ainsi évité de lâcher des paroles fâcheuses, on savait qu’il y avait beaucoup à craindre pour notre fragile amitié de trente ans, soumise aux forces contraires du courant. Alors, en effet, nous évoquions la beauté. Et barattions en voix off nos fatigues, nos découragements et notre sentiment de haute solitude …

La musique est très présente dans les romans de Christian Gailly, qui était aussi musicien, saxophoniste, et très importante dans votre rapport au monde… Par ailleurs, vous avez aussi joué de la batterie et du piano, je crois…

GTC Oui, la musique est très importante pour moi. C’est un plaisir, bien sûr, mais plus que ça : l’organisation de la matière sonore en œuvre bâtie interpelle en moi autant le peintre que l’homme qui écrit. Donner une forme à l’indécidable du corps a toujours été mon ambition – ou mon principal souci, et mon vrai travail, pour le dire autrement. J’en écoute tous les jours, et très attentivement. En ce moment, après une longue période où je n’écoutais que les grandes voix interprétant les lieder, une autre où je ne me passais que des enregistrements de Monk ou de Bill Evans, me voici plongé dans les sonatas de Haydn, et je ne m’en remets pas. Quant à mes performances en tant que musicien, disons qu’avec un bon matériel, j’aurais pu être meilleur que je ne le fus (quoique on me reconnaissait une certaine finesse aux baguettes et un bon jeu de cymbales). Et concernant le piano, n’en parlons pas : après avoir longtemps malmené les Gnossiennes de Satie, la mort dans l’âme, j’ai arrêté : tout en sensibilité, on peut aimer passionnément la musique et être nul en solfège, ce qui est mon cas.

Vous souvenez-vous de votre première émotion musicale ?

GTC La toute première, et qui remonte à mon enfance, me reste encore très présente à l’oreille, sinon au cœur, c’est le tonnerre de la longue chaîne dégringolant au fond du puits (avec, en contrepoint, l’écho des chocs du seau le long de la paroi et de son contact sourd avec l’eau noire, en bas, immédiatement suivi de la plainte grinçante du vieux treuil quand on le remontait). J’ai toujours en mémoire le son mat et lourd que rendait le seau plein quand on se soulageait de son poids sur le bord de la margelle. Durant neuf années consécutives, la fréquence journalière du chant à la fois brutal et familier de cette longueur de fer soudain débridée et laissée libre à sa chute, que poursuivait immanquablement celui du bois chuintant sa fatigue, ont bercé la solitude de mes étés. Je parle bien d’émotion musicale, là. Mais pour répondre plus précisément à votre question : les bruits, les sons, les vibrations naturelles du monde…, leur sauvagerie, puis l’harmonie de leur agencement dans la voix ou par le truchement de la lutherie m’ont toujours alerté. C’est dire qu’il ne m’a fallu qu’un pas pour aimer spontanément la musique. N’ayant bénéficié d’aucun maître pour faire mon éducation en la matière, je vous épargnerai en conséquence la liste de mes premiers émois musicaux, qui se sont éveillés dans le désordre, à l’écoute du plus banal jusqu’aux plus sophistiqués. Je me souviens d’un lointain Django Reinhardt entendu à la radio qui, je crois, me mit la puce à l’oreille. D’autres morceaux de jazz, encore : Pithecanthropus erectus, de Mingus, écouté en douce sous les couvertures, et la radieuse découverte de Johnny Griffin et d’Eric Dolphy. Mais cependant, je me souviens que le tout premier microsillon que j’ai acheté chez un disquaire du boulevard Saint-Michel était un enregistrement des Quatuors à cordes de Béla Bartók. Au dos de la pochette, le texte de présentation notait, comme par hasard, le « désert de l’âme » du troisième mouvement du Quatuor n°2, parlant même de « soupirs mélodiques s’enlisant dans une lande désolée », et qu’aux deux dernières notes du violoncelle, « il n’y a plus d’espoir ». Vous voyez : d’emblée, j’étais en pays de connaissance…

Vous êtes simultanément peintre, graveur, écrivain, poète et mélomane. Dans Au Vif de la peinture, à l’ombre des mots (L’Atelier contemporain, 2016), vous interrogez la peinture, la gravure (taille-douce et taille d’épargne), la lithographie, les œuvres que vous aimez et votre propre pratique de peintre et de graveur. Dans ces écrits, ces réflexions ou « rêveries critiques », il y est aussi question de musique, notamment lorsque vous évoquez la Nuit transfigurée, un sextuor d’Arnold Schönberg, à propos de Munch…

GTC Oui, mais si j’évoquais dans ce texte les lancinantes harmonies de Schönberg – « le théoricien de la souffrance rédemptrice », comme on l’a dit –, c’était une façon de placer sa Nuit transfigurée dans la proximité des peintures de Munch – le « semblable seul », comme on l’a dit aussi – en reconnaissant un certain voisinage de timbres entre le projet du premier de « représenter la nature » et d’ « exprimer des sentiments humains » dans le cadre d’un triste décor de grands arbres dénudés que baigne la clarté de la lune (plainte, compassion, réconciliation, transfiguration [le sextuor date de 1899, ne l’oublions pas]) et, parallèlement, la volonté du second de développer une dramaturgie s’alimentant à son sentiment de désastre concernant le mystère de la destinée humaine (dont l’apex est sans aucun doute la Nuit étoilée). J’entrevoyais que dans le dispositif formel de ces deux œuvres, outre le vœu que tous les éléments se fondent dans la secrète étreinte d’une même unité, une circulation de sens s’établissait qui les rendait proches « à travers la nuit vaste et claire » au sein d’une nature qui se veut complice, mais qui reste sourdement inquiète (comme il en est ainsi d’une composition musicale et d’un tableau qui se répondent de manière si troublante.) Toujours cette relation à la fois attentive et compliquée entre les arts, comme entre la littérature et la peinture qui se fréquentent parfois avec difficulté, mais en affichant l’agrément d’une belle entente.
Cela dit, je note que dans votre question, vous évoquez mes activités dans le monde de l’estampe. En retour, je vous répondrais que ce n’est certainement pas un hasard que je me suis autant penché sur l’œuvre de Munch. Quelle que soit la technique que l’on emploie (exceptée la sérigraphie), on travaille toujours l’image à l’envers et, dans la gravure sur bois, on creuse à la main. C’est autrement dire qu’on terrasse pour épargner la forme, afin de la mettre au jour. La forme, c’est le regret de son rêve entier. Ce qu’il en reste. J’aime beaucoup l’œuvre gravé de Munch. Et de bien d’autres aussi, mais là, je m’égare, reprenons notre chemin.

Dans vos lettres, vous évoquez le Retable d’Issenheim de Grünewald, un tableau de Magritte ou de Francis Bacon… Est-ce que, par ailleurs, vous vous entreteniez de peinture avec Christian Gailly ?

GTC Pas vraiment. Les rôles étaient assez nettement répartis : avant de passer du « saxophone au saxophonème », comme il le dit lui-même, donc avant de devenir l’auteur qu’on connaît, de nous deux, il était avant tout le musicien, et moi j’étais le peintre, chacun occupant son domaine, d’où nous nous scrutions en toute amitié, mais aussi, dans nos solitudes, en en goûtant les porosités. J’avais depuis longtemps abandonné mes gammes au piano et j’étais devenu entièrement peintre, avant de me consacrer également et avec la même ardeur, à l’écriture (ce qui, soit dit en passant, froissa un  peu Christian qui, sans qu’il ne me l’ait jamais dit franchement, en prit alors quelque ombrage, comme si je mordais à toutes les franges de notre territoire…). Nos conversations roulaient souvent sur le cinéma et, bien plus, sur nos états d’âme. Puis, nos premiers ouvrages ayant paru plus ou moins à la même période et, partant, une sorte de concurrence accentuant la différence de nos efforts, nous trouvions là de quoi étendre nos conversations sur les ambitions de la littérature et sur les désarrois que nous connaissions quant à la douleur d’écrire (surtout lui, qui luttait dur dans les retours – comme on parle des « retours de l’essieu » – de la fiction). Bien sûr je l’entretenais aussi du vertige de peindre, qui n’est pas moindre, et l’on se retrouvait sur notre terrain préféré pour nous désoler de notre condition d’éternels nageurs dans l’hostilité du monde. Mais peu de peinture, en effet.
Il faut dire que je me livrais depuis longtemps à cet épuisant labeur consistant à construire mon travail en suites et en séries, soumettant mes dessins et mes peintures à la rigueur du nombre, certainement pour trouver dans la loi qui les organisait une réponse à ce qui risquait de déborder. Et c’est justement de ce débord dont nous parlions souvent, lui qui forçait à la mécanique du récit la substance brute d’une fiction qui ne demandait qu’à prendre le large. Nous ne parlions plus que de ce qui nous excédait, et dont nous faisions la matière même de notre travail. Au cours de mes longues journées à l’atelier, et parmi bon nombre de séries, il y a eu la réalisation de l’imposante Suite Grünewald qu’il n’a pas vue (159 dessins, 1 grande peinture, des gravures, des encres, des feuilles de notes et d’esquisses), mais dont je l’en avais informé lors de mon séjour à Colmar. Des quelques mots que nous avons échangés autour d’une carte postale que je lui avais envoyée depuis là-bas et qui représentait justement le retable, j’ai vite perçu que nous ne parlions pas de la même chose – concernant la peinture, s’entend. (Je note cependant que la première planche de cette suite réalisée à partir de la Crucifixion date du 20 juin 1994, c’est-à-dire juste après notre rupture définitive, et sans que nous ne nous soyons revus. Pas une coïncidence non plus, sans doute…)

Pour finir, je voudrais préciser une fois encore la nature du projet de ce Dernier voyage : j’ai dit tout à l’heure que c’était pour moi un livre de deuil, et c’est en ce double lieu d’absence que je tiens à en garder l’ambition. Rupture brutale d’une longue amitié depuis si longtemps gâtée par les non-dits et les malentendus qu’il nous a fallu trouver une illustration pour nous convaincre du désastre à venir. Schubert et le Voyage d’Hiver, haut chant de deuil et d’absence, sont venus à point nommé pour nous fournir le texte et l’image de cette lente décomposition, ce qui nous a évité de sombrer dans je ne sais quelle cruelle et inutile confrontation. Je crois même que ce duel, tacitement mené jusqu’au « À bientôt, cher » de la fin a été marqué par la même horreur du vide. Il fallait du texte pour dire ce qui ne pouvait se dire, et trouver le fil (à retordre) pour dire ce texte. Écriture parfois haletante, voire franchement bla-bla-besque chez lui (ce que je lui reprochais à demi-mots), dérives et apartés chez moi (ce qui l’irritait probablement), aveux cryptés chez nous deux, nous nous sommes tacitement ingéniés à rester purs dans l’exercice de notre grand écart. Les mots sont restés comme à nu dans l’hiver qu’ils ont découvert dans les pas de Schubert, avec son cycle de lieder comme guide de voyage. C’est, j’ose le dire, ce qui fait la qualité toute littéraire de ces lettres. Mais c’est aussi le poids de silence que cette correspondance soulève, avec tant de mort dessous.
 

Vous écrivez dans Au vif de la peinture : « Que reste-t-il de la première idée rapidement jetée du bout du pinceau ou de l’épaisseur de la craie lorsque, encore humide, l’épreuve définitive sort enfin de la presse ? » En tant que peintre ou graveur, comment naît l’impulsion du premier geste ? Dès l’instant où vous commencez à travailler, est-ce que vous échappez à l’idée de départ ?

GTC Avant la fonte des neiges, je réponds à votre dernière question me demandant si, dans mon travail, je peux encore échapper à l’idée de départ dès l’instant où je prends le pinceau, le crayon. Autrement dit si la réalisation de l’œuvre elle-même n’est pas une trahison du rêve qui la met à l’épreuve. Bien sûr que si. Comme l’amitié. Comme l’or du temps qui, lui aussi, échappe et coule entre les doigts. Mais qui n’est pas perdu pour autant : je garde à l’esprit cette phrase de Maurice Blanchot, que j’ai déjà citée, et dont je mesure sans cesse la profondeur et la justesse de l’arrêt : « Garder le silence, c’est ce que à notre insu nous voulons tous, écrivant. »                                                                                                                          

                                                                              (Oulchy-le-Château, octobre 2023)