Lettres choisies – Dernier voyage
Christian Gailly & Gérard Titus-Carmel
L'Atelier contemporain, 2023
Le 15 juillet 1993
Cher Titus,
Je viens de réentendre, de réécouter. J’en sors, là.
La chose me laisse sans voix. Une telle diversité dans les registres de l’expression de la douleur me contente et m’épuise. Me contente avec pleinement l’illusion du don. M’épuise parce qu’elle me prend tout. Alors comment faire ?
Écrire en écoutant ? Impossible, la place est prise. Immédiatement après, comme je le fais, là, maintenant ? Non plus. C’est trop près. Il faut donc comme toujours parler d’autre chose. Se déplacer sensiblement. Comme pour examiner une question sans réponse. Y regarder de plus près mais de plus loin, de côté. Comme tu sais, à chaque fois, on s’aperçoit. La question sans réponse n’est pas une question. C’est une réponse.
J’allais dire c’est déjà une réponse. C’est déjà ça.
Et puis le dernier lied arrive toujours comme le coup de grâce. La grâce au sens de ce qui sauve. Dans la mort, sans doute mais il est aussi question de survie. Puisqu’au fond la question est : Puis-je vous accompagner ? Voudriez-vous avec votre instrument accompagner mon chant ? J’imagine qu’ici se cristallise la rencontre Schubert-Müller. J’imagine que Schubert lisant les derniers vers a dû répondre oui : j’accepte.
Trotte, le 25 juillet 1993
Cher Christian,
(…)
Tout à l’heure, donc – et après avoir passé une bonne partie de l’après-midi à écouter et réécouter le Quintette pour cordes de ce cher Franz (avec Pablo Casals, celui qui agace de ses conseils la petite Du Pré) – je suis allé fumailler quelque peu sur la terrasse avant que ne tombe la nuit. Là, observant s’effilocher les derniers nuages mauves, j’ai tout à coup pensé à Wilhelm Müller. Que savons-nous de lui, au juste, sinon qu’il est né trois ans avant Schubert, qu’il est mort un an avant lui (sans donc avoir pu entendre en entier la mise en musique par Schubert du cycle de ses poèmes), et qu’indépendamment de ceux de La Belle Meunière, il écrivit des vers pas très fameux en l’honneur du soulèvement des Grecs contre les Turcs (Lieder der Griechen, 1821) ? (Ici, une pensée émue pour Byron qui, lui, se rallia aux combattants et laissa ses os dans le « tombereau de boue » de Missolonghi.)
Mais de quelle douleur parle donc Wilhelm Müller, qu’elle semble aller si bien à Schubert – je dirais même qu’elle lui va comme un gant : rejeté, chassé de la ville, avec au cœur le cuisant sentiment de la honte et de l’échec ? Ainsi pour Schubert, certainement, la maladie fatale et peu glorieuse qui l’accable, comme une marque d’infamie et, déjà, l’écarte du monde et de toutes choses qui auraient pu lui donner un peu de sens. Car, dès lors, tout n’est plus que regrets ; même l’amour profond de la nature est vécu comme un rendez-vous manqué, comme un bienfait accordé sans partage à tous mais qu’une injuste malédiction soustrait à certains. À jamais fugitif, il s’adonne alors à une quête désespérée de signes perdus d’une vie qui aurait dû être simple et heureuse, mais qui, tous, se dérobent : il cherche le chemin sous la neige, les traces du gibier, l’empreinte des pas de la bien-aimée, un tilleul à l’ombre amie, la lumière d’un foyer au loin. Mais il ne peut accrocher à ces leurres que le poids de la mélancolie. Car la nature lui devient étrangère, voire hostile : les ruisseaux disparaissent sous la glace, les oiseaux se taisent : les pieds lui brûlent, les sentiers sont inhospitaliers, il bute contre chaque pierre, la neige lui vole au visage, la tempête se déchaîne ; la corneille, enfin, le harcèle, qui en veut à son corps.
Et nul secours. Ni la hutte du charbonnier, au milieu des bois, ni même le cimetière, ne lui offre l’asile auquel pourtant tout en lui aspire. Les enseignes, les poteaux indicateurs, les girouettes, tout ce qui peut donner une direction à son errance, plus qu’illusion, faux espoir, fausse alerte. Mais, condamné au voyage perpétuel et sans but – sinon celui, lointain des ténèbres apaisantes – comme étant le prix à payer d’un trop grand malheur, la certitude sourd parfois, mais vraiment peu convaincante – en-est-il lui-même convaincu ? – que la disgrâce lui confère un peu d’immortalité : « Will kein Gott auf Erden sein, / Sind wir selber Götter ! » (« S’il n’y a pas de dieu sur terre, / Soyons nous-mêmes des dieux !)
Bien piètre gain, par les temps qui courent…
Mais qui parle ici, de Müller ou de Schubert ? En quoi la souffrance de l’un vient-elle s’accoler si justement, comme une annonce, à celle de l’autre ? Et où donc se fond cette douleur commune, sinon dans les déchirants accords du second qui a su donner à une plainte esseulée – et paraît-il, mineure – les accents glacés et géniaux de l’éternel désarroi des hommes ?
Et si c’était depuis ce lieu du chant, là où il s’affole autour d’une reconnaissance (comme une dette) que s’élevait la voix frémissante de Julius Patzak ? (C’est un peu, j’y reviens, ce que je voulais dire, l’autre jour, quand je faisais le distingo entre celui qui chante superbement bien et celui qui a naturellement placé sa voix où il fallait : l’un interprète à l’extérieur, l’autre chante de l’intérieur.) Et Jörg Demus, cela dit et en passant, sait ce qu’accompagner un tel voyage signifie ; il est vraiment formidable.
De cette amitié partagée des effusions qui, de Müller à Schubert puis, cent cinquante ans plus tard, de Patzak à Demus, (s)tresse de si poignantes complicités, c’est encore la musique qui en fédère les élans.
(…)
Il commence à faire plutôt froid sur la terrasse, maintenant ; ce n’est pas l’hiver, mais c’est tout comme.
Je rentre.
Amitiés.
Titus
Le 27 juillet 1993
Cher Titus,
Je n’ai rien à ajouter pour le moment mais l’écriture me manque. Alors admettons que ce soit une mesure pour rien. Ou plutôt, puisque nous n’en sommes plus à nos débuts, une mesure de silence, comme la minute du même nom où toutes les âmes silencieuses, présentes et silencieuses sont censées penser à la même âme silencieuse. Et puis ça me fera prendre un peu l’air. C’est bon pour moi d’aller jeter le silence, dans la boîte, j’irai donc à la poste.
À propos de poste. Die Post, est vraiment l’un de mes préférés. Ce début haletant et précipité, puis très vite attendri, puis chagrin en une manière d’apitoiement celle dont je te parlais, tu sais cette vraie pitié de soi indispensable pour en finir, en bien finir veux-je dire, après une vie à suivre la mode de la haine, de soi s’entend.
« La poste n’apporte rien pour toi,
Alors pourquoi cette inquiétude étrange,
Mon cœur ? »
Cette façon de dire mon cœur. Mein Herz !
Ach ! bientôt.
Christian
Colmar, le 9 août 1993
[Au dos d’une carte postale représentant le retable d’Issenheim.]
Là, dans la douleur absolue, on a largement
Dépassé l’Hiver.
On est même de l’autre côté des saisons,
C’est dire…
(Mais l’Alsace est belle. Et le Rhin tout proche, malgré le soleil, évoque toujours certaines pérégrinations dont le triste chant ne quitte décidément pas la tête. Allez donc savoir pourquoi…)
Amitiés,
Titus
Pignan le 12 août 1993
Cher Titus,
Ici, rien ne me rappelle rien, sinon moi-même, là, à la même place, l’année d’avant. C’est bien simple. C’est comme si je t’écrivais l’année dernière. Ça me rappelle un film. Cette extraordinaire aisance avec laquelle on se fige en plein centre d’un temps, et ceci dans un âge où précisément le temps fout le camp à une vitesse extraordinaire. Autrement dit je t’écris l’année prochaine. Mais là, je m’avance. Bref cette impression étrange de se retrouver dans un lieu à l’autre bout de la France et puis soudain le sentiment aigu de n’avoir pas bougé de là, ni d’ailleurs d’ailleurs. D’ailleurs, ai-je bougé ? Toujours les portes ouvertes. Et pas le moindre courant d’air. Il fait une chaleur, ici, loin du Rhin, presque aussi loin, non, moins loin, nettement moins loin d’une Italie qui les faisait tous rêver, les Schubert et autres Müller. C’est tout ce que j’ai trouvé comme lien, et le Retable, qui m’a fait plaisir, n’est pas fait pour me rafraîchir, les idées, veux-je dire. Sauf peut-être le personnage à droite du Christ, celui qui tient le Livre ouvert et qui pointe, vers quoi, mon dieu, son index démesuré, avec à ses pieds un agneau que je suppose mystique, lequel et de sa patte charmante enroule une sorte de bâton de berger. Bref je trouve ce personnage absolument désopilant. Mais peut-être ai-je tort.
Christian
Oulchy-le-Château, le 13 août 1993
Cher Christian,
Retour de Colmar. (Arrêt en passant, à Bar-le-Duc, pour voir dans l’église Saint-Étienne, le Squelette triomphant de Ligier Richier.)
Au courrier, ce matin, ta lettre. Dès l’enveloppe, j’ai vu que, contrairement à ce que tu avais envisagé, tu avais quand même emporté avec toi ta mâtine à écrire. Je t’ai alors imaginé sur les routes, vêtu d’une houppelande (hors de saison, j’en conviens), les mollets gainés dans les guêtres du parfait voyageur des montagnes, une canne à la main et, dans l’autre, pour tout bagage, une vieille « Continental » noire (par exemple), aux touches rondes cerclées de métal – et sillonnant ainsi quelque arrière-pays.
Quelle juste et désespérante image que celle de l’écrivain battant la campagne avec sa valise de mots pendant au bout du bras ! Et les petits boutons serrés, chacun pourtant marqué d’une lettre blanche, ne sont pas sans évoquer quelque instrument de musique à soufflet, rappelant par contrecoup le joueur de vielle du Viaggio d’inverno…
Et pour rester dans les volutes, amalgame & autres dérives, ceci : écoutant l’autre après-midi, à l’heure du café, ma dernière acquisition – Die Schöne Müllerin, vaillamment chanté par Christoph Prégardien (accompagné par Andreas Staier) –, avec cette belle voix de ténor qui ne semble pas être menacée par le doute – une voix claire de randonneur, encore, mais de randonneur sensible, cela va sans dire…–, je disais à Joan (je m’en souviens : le vent soufflait fort dans les branches des tilleuls) que, décidément, plus que pour les barytons, j’avais un faible pour les ténors.
Concernant la voix, s’entend.
(…)
Quant au retable de Grünewald, je te trouve bien intrépide de trouver « désopilant » le solide Saint Jean-Baptiste, à droite du Christ patibulé sur sa croix. Mais sans doute le fait de s’être si longtemps adressé au désert, et n’ayant plus, logée à la saignée de son bras, qu’une mince réserve de texte, lui donne-t-il – et ceci malgré sa massive allure de bûcheron souabe – cette qualité d’effigie d’une effrayante solitude qui nous pousse à rire pour ne pas avoir à en pleurer…
Repose-toi bien dans ton Pignan et sois sage : n’emporte pas la machine à écrire quand tu plonges, tête baissée, dans les vagues.
(Cette image est décidemment trop forte.)
Amitiés
Titus