Enki Bilal aura passé les neuf premières années de sa vie à Belgrade où il est né, de père Yougoslave et de mère Tchèque. Arrivant enfant à Paris, il apprend aussi vite le Français qu’il dessine à la craie sur les trottoirs. À vingt ans, il publie dans le journal Pilote. C’est le début d’une œuvre qui alliera tout du long l’écriture et le dessin. Parallèlement aux nombreux albums de bandes dessinées, il est aussi l’auteur de multiples scénographies pour le théâtre, l’opéra ou la danse, mais aussi le réalisateur de plusieurs longs métrages pour le cinéma. Artiste du hors jeu, de la couleur, du cri, des mots, de l’amour, des fantômes et du futur, Enki Bilal est sans doute l’un des plus singuliers visionnaires de notre temps.
Vous avez réalisé l’affiche du Printemps des Poètes qui cette année a pour thème « La Beauté ». (En 2018, Ernest Pignon-Ernest avait signé l’affiche du festival qui était dédié à « l’Ardeur »). Il s’agit d’une tête de femme dont le modelé est souligné par un bleu où s’immiscent un vert et un brun d’une pâle intensité formant des marbrures. Le visage sur fond blanc, un blanc aux nuances bleutées et transparentes qui mord le haut du crâne, a les yeux clos, la bouche légèrement ouverte et semble retranscrire le fameux leitmotiv de l’Invitation au voyage de Baudelaire : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté ». Avez-vous pensé à la poésie pour illustrer le thème du festival ? Comment est venue cette image qui bien entendu est caractéristique de la facture de vos personnages ?
Enki Bilal Sophie Nauleau (la directrice du festival) m’a montré l’affiche du Printemps des Poètes 2018 dédiée à l’Ardeur d’Ernest Pignon-Ernest dont j’apprécie beaucoup le travail, l’énergie du dessin et elle m’a annoncé que cette année le festival avait pour thème la Beauté. Après avoir accepté de réaliser l’affiche, je me suis demandé comment représenter cette notion. Devant sa complexité, j’ai même pensé réaliser quelque chose de presque abstrait. Mais dessiner les visages, les corps, l’humain, est en quelque sorte ma particularité et c’est ce que je préfère. J’ai donc assumé cette démarche qui est la mienne et j’ai opté pour cette tête. Cependant, montrer la Beauté par un visage peut laisser penser que dans mon esprit elle est exclusivement humaine, qu’elle se rapporte seulement au visage. J’ai donc tenté de la représenter dans un sens plus étendu et pour couper court à tout ce qui est anecdotique, tel le regard, l’idée des yeux clos est devenue une évidence. Ils suggèrent l’orientation vers l’intérieur. J’ai pensé aux poèmes qui naissent avec les mots, dont le travail du langage émerge de l’intérieur. Et si le poète se repaît de ce qu’il voit, de ce qui est à l’extérieur (la nature, les nuages, le ciel, l’eau ou le corps, la séduction, la sensualité), il s’en accapare, il le préempte au réel puis le ramène à l’intérieur de lui-même où se joue tout un jeu de miroirs comme si la vision avait importé la matière première. C’est ce que j’ai essayé de faire passer par le biais de ces yeux fermés. Il faut dire que lorsque j’ai commencé à peindre, j’ai d’abord laissé les yeux ouverts mais le regard tourné vers le spectateur suscite l’affrontement, la prétention et ne s’apparente pas à la notion de Beauté. Si le regard est dans le vague, il devient fuyant, il affaiblit le sujet. Dès que j’ai fermé ces yeux, j’ai ressenti un apaisement et j’ai eu l’impression que la Beauté se révélait. J’ai aussi éliminé la chevelure qui est également un élément anecdotique. Quant à la couleur bleue sur ce visage – contrairement à la tache bleue et mystérieuse amenée par une entité extraterrestre dans Bug (Casterman), album dont je venais de finir la couverture – elle est celle de la nature, de ce que les yeux ont peut-être vu avant de se fermer. J’ai utilisé un peu de vert également, un peu de couleur ocre, chair, pour donner le sentiment que l’extérieur était aspiré par ce visage puis réorienté à l’intérieur par le regard qui se ferme. La beauté n’est pas seulement humaine, elle est aussi celle du monde. Ces couleurs de la nature en sont les stigmates.
Et ces marbrures sur le cou ? Une question de modelé ?
E.B. Oui, mais c’est aussi comme si les couleurs se déplaçaient sous la peau.
La tache bleue sur le visage de l’affiche fait penser à la tache bleue sur le visage de Piccoli dans Tykho moon (1997)… Pourquoi ce bleu récurrent, un peu inquiétant, sur les visages de vos personnages (dans les albums, Bug par exemple, les films – la tache de Piccoli s’étend, son sang est bleu aussi -, les larmes et la pilosité bleues de Jill Bioskop dans La femme piège)… ?
E.B. Oui vous avez vu juste. Mais cette tache bleue dans Tykho moon rejoint davantage le concept de Bug. C’est intéressant de parler de cette couleur récurrente. Dans l’affiche du Printemps des Poètes, le bleu est l’apaisement, il fait partie d’une forme de sérénité et rappelle l’enveloppe qui entoure notre planète bleue. On peut imaginer que les taches sont les nuages vus de l’atmosphère. Ce bleu-là est celui de la vie, de la nature, de la planète. Dans Tykho moon, le film que vous citez, le bleu est malsain. Il provient d’une maladie apparemment fatale que les protagonistes, cette famille de dictateurs, se transmettent de père en fils. Cinématographiquement c’était plus délicat à montrer mais Piccoli, par son jeu extraordinaire, réussissait très bien à supporter cette tache qui fait partie de l’exubérance et de l’excès du personnage. Dans Bug, dont je suis en train de faire le deuxième volet – il y en aura au moins quatre –, elle est à la fois inquiétante parce que c’est l’inconnu : on ne sait pas d’où elle vient mais certainement pas de la Terre, et elle est à la fois esthétique. Cependant, ce n’est pas malsain. Il s’agit de trois utilisations de la même couleur sur le visage avec des sens différents. Quant au bleu de Jill Bioskop, il a évolué. Au début il était plus soutenu et il est devenu d’un bleu qui ressemble à celui de l’affiche. Pourquoi cette distinction pour Jill Bioskop ? J’avais besoin de créer un personnage féminin parce que je sortais de La Foire aux immortels où il n’y avait pas de femmes. Dans cet album, Paris était devenue une ville autonome sous le régime fasciste du dictateur Jean-Ferdinand Choublanc et les femmes apparaissaient seulement à la toute fin pour expliquer qu’elles étaient destinées uniquement à la procréation. Dans le deuxième volet de Nikopol, intitulé La femme piège, j’ai donc senti la nécessité d’intégrer un personnage féminin que j’ai voulu être en même temps l’un des emblèmes de la série à côté de Nikopol. J’y ai sans doute mis des éléments masculins et d’autres féminins qui m’appartiennent. Le tout a donné cette figure très décalée. Je me suis interrogé sur la couleur des cheveux et le blond, le brun ou le roux, toutes les nuances d’une chevelure réelle ne convenaient pas. C’était trop réaliste. Sur ma palette, il y avait du bleu. J’ai donc essayé le bleu. J’avais déjà ébauché la couleur chair de la peau et en apportant le bleu, ça ne fonctionnait pas. J’ai alors remplacé non pas le bleu mais la couleur chair par du blanc parce qu’il me fallait un accord esthétique, pictural. J’ai donc décidé que Jill serait blanche, blafarde. Et à ce moment-là, le fait de choisir ces couleurs, y compris pour la pilosité naturellement bleue (puisque les cheveux ne sont pas teints dans l’histoire), le personnage était planté. C’est donc une quatrième variante du bleu. Cette couleur permet sans doute d’autres digressions, elle a davantage de nuances, de variations et surtout elle est sujette à de multiples interprétations. Le rouge non. Certains sont très beaux mais la couleur est limitée. Quant au vert, il est accaparé par la nature, il l’enveloppe.
Quelles techniques utilisez-vous ? Directement la peinture acrylique ? Vous ne passez pas par l’encrage, je crois…
E.B. Au début les cases étaient encrées et peintes avec de la gouache. Puis l’acrylique a pris la place de la gouache et les rehauts de pastel gras sont venus soutenir la couleur, le trait. Le pastel gras accroche et vient créer de la matière et de la lumière. Ma technique évolue. J’étais sans doute à un moment charnière juste après la fin du troisième volet de Nikopol qui a pour titre Froid équateur (soit dit en passant, j’aime beaucoup les oxymores). Lorsque j’ai attaqué le sujet suivant qui s’est imposé peu à peu et qui est même devenu absolument nécessaire puisque c’était au moment de l’éclatement de la Yougoslavie, j’ai compris que si j’utilisais la technique traditionnelle que j’avais utilisée jusqu’alors, des planches constituées de cases, je n’arriverais pas au bout. Cette technique me paraissait pesante, lourde et commençait de surcroît à m’ennuyer réellement. J’ai su qu’elle ne m’offrirait pas le plaisir d’entrer dans cette histoire qui a donné Le Sommeil du monstre (4 tomes publiés de 1998 à 2007).
Je pense que l’expérience du cinéma m’a insufflé la liberté de montage, de cadrage. J’ai donc décidé d’abandonner la planche et de travailler case par case. Évidemment, il y a un travail préparatoire où je fais un découpage en sachant à quel endroit je vais placer les cases. Mais le fait de les traiter différemment, de manière individuelle, me permet au montage de changer parfois l’ordre de certaines images, de les recadrer ou d’en agrandir une. Ce qui apporte une grande souplesse, proche du montage cinématographique. Finalement, ce n’est peut-être pas si éloigné d’une technique d’écriture, celle d’un poème par exemple… La méthode traditionnelle de la bande dessinée a un côté roman installé, plus rigide. Je crois qu’il faut trouver sa liberté et ce sentiment de liberté ouvre tous les possibles, donne de la force.
La littérature et la poésie ont-elles contribué à construire votre univers ? Vous citez beaucoup Baudelaire dans la trilogie Nikopol…
E.B. Oui la littérature a contribué à fabriquer mon univers et pas seulement mes histoires mais mon style graphique. La littérature peut orienter un graphisme, l’inspirer, le nourrir, presque plus que les images. Je me rendais beaucoup au Louvre quand j’étais gamin. Je me focalisais sur la composition, la couleur et j’allais plutôt vers Delacroix, Géricault, vers des peintres à la fois romantiques et très réalistes. L’anatomie, la gestuelle, les muscles, la lumière, accrochaient mon regard. J’ai trouvé la magie de l’écrit pour la première fois dans les poèmes de Baudelaire. Je devais avoir 14 ou 15 ans. Je venais de Yougoslavie et ne parlais français que depuis 3 ou 4 ans. Sa poésie m’a impressionné et a commencé à produire, avec ce que je voyais chez les peintres au Louvre, une autre animation de ces corps, quelque chose de différent. Baudelaire est en quelque sorte le poète fondateur. Je pense que si j’étais tombé sur Verlaine ou Rimbaud, j’aurais eu également des coups de foudre.
Puis, lorsque j’ai découvert les romanciers, surtout les auteurs de science-fiction, parmi eux (Bradbury, Asimov, Roger Zelazny), il en est un qui m’a particulièrement impressionné et qui a énormément influencé ma colorimétrie ou encore le côté décalé du réel. II s’agit de Lovecraft, un personnage atroce, odieux, raciste, antisémite, mais dont l’écriture qui est d’une efficacité redoutable fait passer le souffle de l’inconnu, de l’angoisse des profondeurs de la terre et de la mer… Il y a là quelque chose de malsain et de brumeux qui m’a interpelé, inquiété et qui allait être déterminant dans mon graphisme. J’en ai parlé avec Houellebecq qui a fait un essai remarquable intitulé H.P. Lovecraft, Contre le monde, contre la vie (2010). Il a absolument tout compris.
Et Kafka ?
E.B. Kafka bien sûr, et Dostoïevski aussi. Mais c’est davantage pour le psychisme des personnages que pour le graphisme puisqu’il y est question de l’individu, de la souffrance intérieure, de la mystique, de la politique également… Je pense que l’écrit a finalement plus d’impact pour un créateur graphique que l’image elle-même. Dans la bande dessinée, l’écriture est très importante même si l’image prend davantage de place car il faut savoir la doser pour qu’il n’y ait pas de redondance avec le visuel ou s’il y a redondance, elle doit être voulue. J’adore écrire et pour la première fois je vais publier un livre pour une collection que Stock vient de créer et qui demande à un auteur de passer une nuit dans un musée. J’ai donc passé une nuit au Musée Picasso – c’était formidable – et à présent je suis en train d’écrire. Je suis très sensible à l’assemblage des phrases, à leur longueur, aux enchaînements, aux rythmes et à la musique d’un texte.
L’art s’appuie sur le monde et la violence du monde semble pénétrer l’art en retour.
Vous portez un intérêt manifeste à l’actualité politique et même si l’on parle de science-fiction pour qualifier votre œuvre, elle est d’une certaine façon prospectiviste… La dimension poétique dans vos albums sert-elle de lien entre le réel et la prospective du réel ?
E.B. Oui je pense que j’ai besoin de cette alchimie pour que le propos prospectif ne soit pas trop réaliste. Je ne suis pas dans l’obsession de la représentation exacte d’une ville. Bug, bien sûr, est un peu différent de mes autres albums car c’est le récit qui prime et je suis obligé de tenir compte de la réalité que j’impose comme point de départ à l’histoire. Mais les précédents albums sont beaucoup plus libres, denses aussi. Ils partent souvent dans des endroits inattendus et d’ailleurs le lecteur s’y perd souvent. Le lecteur de bande dessinée est très conservateur et n’aime pas que ses auteurs fassent de l’expérimental ou tentent des aventures diverses. En tout cas, je l’ai fait en toute connaissance de cause. C’était intéressant et j’ai rencontré un autre public qui venait davantage de la littérature et du théâtre. Julia & Roem, par exemple, est une variation sur Roméo et Juliette qui était passionnante à faire. Je tente d’apporter une fluidité afin de casser ce qui aurait pu être une prospective froide et scientifique. Elle est ainsi arrondie, détournée, décalée et touche d’une certaine façon à ce qu’on peut appeler la poésie. Dans cette zone décalée se niche la part poétique de mon travail.
Une part poétique et un sens de l’humour… On peut qualifier de sombre votre univers mais il y a un second degré : on pense au dieu Horus qui finit en caleçon blanc au-dessus de la Pyramide, par exemple…, ou encore dans Froid Équateur, Angelin Preljocaj est cité dans un combat de boxe (jeu de jambes) et chaque autre qualité fait référence à quelque chose de particulier (Haine pour Serbo-Croate), etc. Vous montrez finalement l’absurdité du monde, de la politique des différents états réels ou imaginaires… Vous vous tenez au courant de l’actualité, lisez beaucoup la presse…
E.B. Oui dans Froid Équateur, ce sont les échelles de Richter à tous les niveaux pour le combat de boxe ! Se mettait déjà en place ce monde numérique avec la classification… Aujourd’hui c’est un système vraiment insupportable. Il y a deux solutions : ou c’est blanc ou c’est noir. Si vous regardez les débats politiques – car maintenant ça n’arrête pas de débattre sur tout et sur toutes les chaînes –, la zone dite de réflexion, la nuance, celle qui serait un peu grisée, est bannie, proscrite. C’est une forme de régression intellectuelle et culturelle. La vitesse et le rythme priment. On n’a plus le temps de lire et la presse quotidienne est un désastre. Je la lisais beaucoup mais maintenant j’ai plus de mal parce qu’il est impossible de trouver un journal tôt le matin. À 7h et demi, 8h, vous n’en trouvez pas dans Paris. Les cafés ne les ont plus et il n’y a plus de kiosques ou si certains sont encore ouverts, le choix est limité car 70% des journaux ont disparu.
Votre travail a une parenté thématique (la mémoire, la manipulation mentale, le totalitarisme, l’humain, l’animal) et même esthétique avec l’œuvre de Preljocaj… Dans certaines chorégraphies d’Angelin Preljocaj, l’humanité des corps est perturbée par la présence des animaux dont l’instinct s’empare de leur chair. Ils semblent parfois surgir du corps même des danseurs (Paysage après la bataille, Liqueurs de chair, Roméo et Juliette) à l’instar de votre personnage Nikopol qui sert d’enveloppe humaine au dieu Horus qu’on voit entrer dans son corps ou s’en extraire…
E.B. Oui vous avez raison. Lorsque j’ai vu la première fois travailler Angelin, c’était avec les danseurs du ballet de l’Opéra de Lyon. Roméo et Juliette a été créé là-bas. Ce côté animal et ludique à la fois m’avait frappé. Quand, à la fin de Roméo et Juliette, il y a ce chassé-croisé entre celui qui croit mourir et rejoindre l’autre, et l’autre qui vit, bref ce terrible malentendu qui est la marque de cette pièce, Roméo est sur une chaise, Juliette s’élance, se jette et roule sur lui. Elle le prend avec ses dents comme une lionne prendrait ses lionceaux. Tout au long du ballet, des gestuelles animales sont transformées par les danseurs, par le corps humain. C’est magnifique. Avec la deuxième version de Roméo et Juliette, réalisée pour sa propre compagnie (le Ballet Preljocaj), la gestuelle est encore plus puissante. Les deux versions sont différentes. La pièce a gagné en réalisme et en poésie. Le ballet est presque comme un film où les danseurs sont aussi des acteurs. Pour chaque version, j’ai donc refait les décors et les costumes. J’ai travaillé en collaboration avec Fred Sathal pour la compagnie d’Angelin Preljocaj.
Je me souviens avoir vu une exposition au Musée des Arts et Métiers en 2013 où vous présentiez vos dessins et une sélection d’objets, de machines, parfois tout à fait insolites. Il y était question justement de l’animal, de l’humain et de la machine…
E.B. Oui en effet. Le commissaire de l’exposition m’avait demandé si j’avais une idée pour le titre et à son grand étonnement, j’avais répondu « Mécahumanimal ». J’aime beaucoup jouer avec les mots. Ce néologisme me semblait tout dire et définir ce musée qui est un ensemble de rencontres par la mécanique autour de l’inventivité humaine. Aussi, l’Homme n’est jamais loin de l’animal qu’il a été. Ce titre dit également tout de la chorégraphie d’Angelin Preljocaj : la mécanique du corps humain et animal. Dans cette exposition il y avait un dialogue entre un choix d’objets et mes dessins. Ce choix faisait partie d’une démarche assez ludique, au gré des visites dans les réserves du Conservatoire national des Arts et Métiers qui se trouvent à côté du Stade de France. J’ai sélectionné des machines qui m’attiraient par leur esthétique ou par leur fonction, certaines étaient proches de mon univers. Quelques-unes sont aujourd’hui inexplicables, on ne sait plus exactement à quoi elles servaient. En tout cas, il y avait un côté Julesvernien et c’était passionnant.
Jusqu’à l’effondrement des régimes communistes, ses chorégraphies construisent un lieu de l’oppression et de la violence. Ce n’est donc pas surprenant que Preljocaj vous ait confié les décors de Roméo et Juliette où les héros sont opprimés non plus par leur famille mais par un régime totalitaire, un des thèmes récurrents de votre œuvre… Comment s’est passée cette collaboration ?
E.B. Il est vrai que Preljocaj et moi venons du même endroit, des Balkans. À l’époque de la création du ballet, en décembre 1990, la guerre en Ex-Yougoslavie commençait. Les Slovènes se sont détachés très vite du conflit. En revanche, les Serbes et les Croates (deux nationalismes et deux religions) se sont affrontés très violemment. Le nationalisme croate est d’essence nazie où le christianisme, la catholicité, est primordiale. Les serbes sont orthodoxes et revendiquaient un nationalisme terrien (le sol, le sang versé des ancêtres). Ils se sont entretués alors que la veille, à Belgrade ou à Zagreb, ils habitaient le même palier et s’embrassaient. Puis, dès que la Bosnie a été impliquée dans la guerre par l’invasion des Bosno-Serbes, les moudjahidines sont arrivés – une aide puissante d’Arabie Saoudite. L’Islam est finalement entré dans le jeu. Ce n’était pas seulement une guerre identitaire mais aussi de religion. Nous avons voulu que Roméo et Juliette soient dans une situation tendue, de conflit, mais sans précision aucune. Juliette est peut-être serbe, croate ou bosniaque, Roméo l’un des trois également, ce n’est pas important. Ce drame d’un amour impossible, nous l’avons situé non pas dans un contexte familial mais ethnique et religieux, à l’image du contexte international de l’époque. Ce ballet a tourné un peu partout et notamment à Moscou où il a eu une tout autre résonance, en Israël aussi. Vous pouvez imaginer combien c’était fort. Juliette et Roméo étaient soit palestiniens, soit israéliens. Ceci dit, avec le recul, on s’aperçoit que l’Europe a très mal traité le sujet à tel point qu’aujourd’hui certains ne savent même plus qu’il y a eu la guerre en ex-Yougoslavie.
Quant à la musique originale de Goran Vejvoda dans les ballets de Preljocaj, notamment dans Roméo et Juliette et dans Le Parc (les séquences des jardiniers, par exemple)... Goran Vejvoda est aussi le réalisateur des bandes-son de deux de vos films : Tykho Moon et Immortel, ad vitam (2004)…
E.B. Dans le ballet Roméo et Juliette, cette musique faisait des liants, des sortes d’intermèdes très efficaces qui donnaient en plus une forme de modernité et une tension qu’il n’y a pas forcément dans la musique de Prokofiev. Lorsque celle-ci se déchaîne, s’emballe, elle est magnifique, mais avec la musique électronique de Goran, une tension et une retenue se faisaient davantage ressentir. Goran Vejvoda a effectivement réalisé la musique de Tykho Moon et Immortel. Il m’est arrivé de lui proposer des sons à rajouter sur les nappes qu’il créait… C’était un échange. J’ai été très marqué par 2001 l’Odyssée de l’espace et par le rôle que tient la musique dans ce film. À la fin de la première séquence du début du film il n’y a pas un seul son « artificiel » – si tant est qu’il est possible de qualifier d’artificielle la musique – mais un silence troublé par le cri des hominidés ou le bruit de la nature. Puis l’un des individus de la tribu découvre qu’il peut se servir d’un os pour taper. Il réalise avec joie que l’outil est devenu une arme et cette prise de conscience est surlignée par l’air célèbre de Richard Strauss, Ainsi parlait Zarathoustra. La fin de cette partie correspond au plan sur l’os propulsé dans le ciel qui se transforme dans la séquence suivante en un vaisseau spatial de forme similaire. Le raccord entre l’os et le vaisseau est pour ainsi dire une réflexion sur le temps et l’évolution. La séquence du monolithe dans l’espace est accompagnée par la musique de György Ligeti qui m’a fasciné. J’ai mis beaucoup de temps à comprendre quels étaient les instruments utilisés et, grâce à la lecture d’un texte sur le sujet, j’ai compris que c’étaient des voix. Pour mes films, j‘ai recherché ces voix d’une certaine façon, en tout cas, je donnais à Goran des directions dans ce sens, vers une note tenue qui traverse et qu’on peut ensuite faire vivre, moduler légèrement pour ensuite y rajouter des sons inquiétants. Nous avons réalisé ces ambiances avant le montage, mais nous savions au préalable et grâce au script que pour telle scène, tel plan, il fallait que ce soit tendu. Il y a eu une véritable collaboration et en même temps, une indépendance et une grande confiance entre nous.
Vous avez réalisé trois films et un montage des trois, une compression intitulée Cinémonstre (2006)… Mais avant, vous aviez fait notamment l’affiche de Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais… Comment en êtes-vous venu à la réalisation ?
E.B. J’aimais le cinéma depuis mon enfance. À Belgrade, je voyais des films le samedi avec ma mère et ma sœur et une fois en France, j’ai continué à aller au cinéma tous les dimanches à la Garenne-Colombes. Je dessinais beaucoup en rentrant, les films m’inspiraient. Quand je faisais des bandes dessinées avec Pierre Christin, je pensais cinéma. Les Phalanges de l’ordre noir, par exemple, est comme un script de film. De nombreux producteurs ont été intéressés par ce sujet mais personne n’a réussi à le réaliser. Il en est à nouveau question aujourd’hui.
Quand j’ai commencé à vouloir faire du cinéma, j’ai d’abord envisagé un court-métrage, pensant que c’était un début logique et que les frais seraient moindres. Un jour, Georges Baume, un agent artistique qui avait été celui de grands acteurs comme Alain Delon ou Isabelle Adjani, m’a contacté. Il était convaincu que faire un film convenait à mon tempérament et allait dans le sens de mon travail. Il m’a présenté à Maurice Bernart qui a été le producteur notamment de Thérèse d’Alain Cavalier (1986), de Série noire (1979) et de Nocturne indien d’Alain Corneau (1989), de toute cette époque du cinéma français indépendant des années 1980. Maurice Bernart est un personnage proustien, plein d’humour qui, devant mon intention de faire un court-métrage, m’a répondu : « je ne vais pas dépenser de l’argent pour te faire faire un film que personne ne verra ». Je lui ai demandé alors s’il était possible de déployer la thématique du court-métrage afin de l’utiliser pour un long… C’est ainsi qu’est né mon premier film (1h35 min), Bunker Palace Hôtel. Les acteurs – en l’occurrence Jean-Louis Trintignant (Holm), Carole Bouquet (Clara), Maria Schneider (Muriel), Jean-Pierre Léaud (Solal) – étaient contents qu’on leur propose un film qui sortait du réalisme traditionnel du cinéma français de l’époque. Carole Bouquet était partante pour teindre ses cheveux en rouge. Quant à Jean-Louis Trintignant, il a accepté de me recevoir grâce à l’insistance de sa fille Marie qui, contrairement à lui, connaissait mon travail. J’étais intimidé par le personnage, par sa voix. Je lui ai demandé s’il accepterait de se raser le crâne. Il m’a répondu : « J’en rêve depuis tout petit ! » Le tournage s’est effectué à Belgrade. Je suis retourné sur mes pas, dans les studios où, gamin, j’avais joué dans un petit film dans lequel je dessinais. J’avais aussi engagé des acteurs yougoslaves. Nous étions en 1988 et dans tous les cafés étaient accrochés le portrait de Tito mais aussi celui d’un homme poupin, sans charisme, que nous ne connaissions pas. L’un des acteurs serbes m’a dit que cet homme montait en puissance et qu’ils en avaient peur. Il s’agissait bien sûr du nationaliste serbe Slobodan Miloševic.
Encore quelques mots sur Bug, l’album qui met en scène le plantage planétaire du numérique…
E.B. Le point de départ du premier volume est un bug planétaire qui a effacé toute la mémoire numérique du monde. On est dans un futur proche, en 2040. Internet ne répond plus et les médias, les industries, les hôpitaux, les avions… ne fonctionnent plus. Il y a des dégâts dans tous les domaines. Un personnage meurt parce que son cœur numérique s’arrête, le dirigeant nord-coréen cherche le code nucléaire qu’il a mis sur papier, mais le papier est enfermé dans un coffre-fort numérique… Les journaux qui avaient disparu réapparaissent. Cependant ils sont truffés de fautes d’orthographe car il n’y a plus de correcteur automatique. Bug II, qui paraîtra le 17 avril prochain aux éditions Casterman, c’est l’infusion du premier qui continue.
Sites Internet
Enki Bilal - le site
http://bilal.enki.free.fr/
Le Printemps des Poètes
https://www.printempsdespoetes.com/
Éditions casterman
https://www.casterman.com/