FloriLettres

Entretien avec Claude Le Manchec. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition mai 2024

Entretiens

Né en 1960, longtemps professeur à l'université de Créteil, de Rennes et de Grenoble, et aujourd'hui formateur d'enseignants, Claude Le Manchec a signé plusieurs ouvrages mêlant études linguistiques et littérature comparée. Il est l’auteur, notamment, de Stig Dagerman, La liberté pressentie de tous (Éd. du Cygne, 2020) et Le Rire caché de Stig Dagerman (Éd. Ginkgo, coll. L’Élan, 2023). Il a préfacé le recueil Stig Dagerman, Lettres choisies, paru aux éditions Actes Sud en mars 2024, dans une traduction d’Olivier Gouchet.


Couverture des Lettres choisies de Stig Dagerman avec photo en noir et blanc de l'auteur assis devant bibliothèque

Vous avez préfacé et annoté la correspondance de l’écrivain suédois Stig Dagerman (1923-1954) parue sous le titre Lettres choisies aux éditions Actes Sud en mars dernier, dans une traduction d’Olivier Gouchet. Vous êtes l’auteur, notamment, de Stig Dagerman, La liberté pressentie de tous (Éd. du Cygne, 2020) et Le rire caché de Stig Dagerman (Éd. L’Élan, 2023). Comment est né votre intérêt pour cet écrivain ?

Claude Le Manchec : Ce qui m’a attiré d’emblée vers cette œuvre, c’est l’intensité de l’écriture de Dagerman, la façon dont le travail de la pensée y est poussé à son paroxysme. Un roman comme L’Enfant brûlé – le premier que j’aie lu – raconte une histoire dans laquelle les relations entre les êtres sont toujours placées sous le signe d’une vive tension et il est écrit dans une langue qui sert excellemment les sentiments mis en scène. L’insistance de l’écriture de Dagerman sur les émotions et les sentiments humains, leur diversité, leur emprise − bien supérieure au travail de la raison – permet de mettre au jour de grands conflits internes et externes, des conflits bruts, sans perspective d'évolution − et non pas, comme chez les classiques, des conflits entre des valeurs impliquant des choix moraux ou encore des conflits entre soi et le monde − qui exacerbent les passions. Chaque texte met en scène des relations sous-tendues par une volonté (masculine la plupart du temps) d'ascendance sur autrui. Avec son roman final Ennuis de noce (1949) ainsi que d'autres récits plus courts de cette période, Dagerman nous plonge directement dans un monde de friction, rugueux et sans aménité. Dans ses romans et ses nouvelles, ses personnages sont souvent des êtres éloignés de la classe dominante, de ses idées comme de ses valeurs. La question de la domination semble ainsi au cœur de ses préoccupations.
Abandonné très tôt par sa mère puis éduqué par des grands-parents bienveillants à la campagne, au nord de Stockholm, ville qu’il n’a rejointe qu’assez tard, mal à l’aise parmi les acteurs de la vie culturelle, Dagerman n’a pas trouvé sa place dans la société suédoise. Il écrit par rapport à un manque de vérité et non pour dénoncer univoquement un ordre social honni ; davantage pour faire apparaître ce qu'une littérature plus « raffinée », plus savante ne dit pas. La vérité ayant été recouverte, l’écriture est le moyen de la mettre au jour. Il écrit pour aller plus loin, aux racines mêmes de la souffrance humaine ; ceci non pas dans l'abstrait ou dans la distance mais en se référant au présent de la société suédoise, celui des mutations sociales, économiques et culturelles de l'après-guerre, marquées notamment par le développement de la presse populaire, de la consommation de biens manufacturés (notamment la voiture), par l'urbanisation, et dans la proximité avec les êtres de milieu populaire.

Quels sont les critères qui ont orienté la sélection de ces lettres inédites que Stig Dagerman a écrites entre mai 1944 et octobre 1954 ?

C.L.M. La publication des lettres de Dagerman prend place dans le cadre du centenaire de sa naissance et, pour cette raison, elle s’ajoute à quelques parutions : un dossier dans la revue Europe, une traduction d’un long et émouvant poème, Suite Birgitta et divers essais. Mais, parmi tous les ouvrages de Dagerman traduits et édités en France depuis les années 60, il restait une lacune, celle de la correspondance échangée entre le jeune écrivain suédois et sa famille ou ses amis. Nous avons fait le choix, avec l’éditrice, Mme Hege Roel-Rousson, et le traducteur, Olivier Gouchet, d’écarter les lettres qu’il a écrites à destination de sa première femme, Annemarie Götze, et de ses enfants, Rainer et René, parce qu’elles ne présentaient pas un intérêt majeur pour mieux comprendre et apprécier son œuvre littéraire. En revanche, nous avons sélectionné toutes celles adressées à des amis (écrivains, comédiens, éditeurs, journalistes…) et dans lesquelles l’auteur se confie sur son état d’esprit, précise ses idées, fait le point sur l’écriture de ses livres, justifie ses choix ou répond à une critique de ses écrits.

Comment avez-vous procédé, Olivier Gouchet et vous-même, pour établir cette édition découpée en six chapitres dont quatre correspondent aux voyages de Dagerman en Europe et en Australie ?

C.L.M. La sélection de ces lettres qui s’échelonnent ici sur une dizaine d’années permet d’offrir au lecteur la possibilité de découvrir, dans la courte vie de Dagerman, une évolution voire une gradation vers une réflexion de plus en plus aiguë sur son pays, sur la France et, plus généralement, sur l’Europe de l’après-guerre. Les six chapitres dans lesquels les lettres sont rangées correspondent en gros à six étapes majeures dans son parcours de vie : 1) tout d’abord ses deux premiers romans (Le Serpent, L’Île des condamnés) célébrés par la critique et les lecteurs suédois (1944‑1946) ; 2) son séjour en Allemagne (1946‑1947) au cours duquel Dagerman, témoin des destructions des villes allemandes par les Alliés, exerce son talent de journaliste littéraire ; 3) un voyage et une enquête sur la situation de la France d’après-guerre pour le périodique Expresse, et la rédaction de son troisième roman L’Enfant brûlé (1947‑1948) ; 4) un court voyage en Australie et la rédaction de son quatrième et dernier roman Ennuis de noce (1949) ; 5) un séjour en Autriche en 1950 pendant lequel l’auteur tente de se remettre à l’écriture après des périodes de silence dues à la dépression et au surmenage ; 6) enfin, ses derniers projets littéraires, entre 1951 et 1954, qui voient l’éclosion d’ultimes chefs d’œuvre comme le prologue d’un roman consacré à Carl Jonas Almqvist, intitulé Mille ans avec Dieu. Mort à 31 ans seulement, la vie de Dagerman fut, on le voit, ponctuée de nombreux voyages à l’étranger au cours desquels l’écrivain a tenté de renouveler son inspiration, voire de renaître à l’écriture après des phases de silence.

Stig Dagerman fait preuve d’une grande clairvoyance quant aux événements qui l’entourent, quant à la condition des plus démunis. Les lettres concernant son séjour en Allemagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et les articles qui seront réunis dans Automne allemand (1948) en témoignent. Ils montrent également un sentiment de culpabilité face à la misère humaine ainsi qu’une dénonciation de l’absurdité des guerres…

C.L.M. L’écrivain voit le monde comme seule une intelligence libre le peut. C’est pourquoi il se rend là où les choses se passent pour en donner témoignage : ce sera en 1947 les grandes villes d’Allemagne presque toutes détruites par les bombardements ; un peu plus tard la France qui tente de se reconstruire elle aussi ou encore l’Australie, pays qui voit arriver un grand nombre de réfugiés déracinés. Sur la Seconde Guerre mondiale elle-même, sur ses causes lointaines et récentes, Dagerman ne s'exprime pas directement, la neutralité de la Suède y étant pour beaucoup. En revanche, il se montre beaucoup plus disert sur l'immédiat après-guerre qui est une période d'intense souci de reconstruction et nombreux sont les discours qui exaltent le renouvellement à travers l'expression « année zéro ». Mais ces mots restent trompeurs pour Dagerman qui voit dans la mise en place de nouvelles institutions (le FMI n'est-il pas un club de riches ? se demande-t-il) et les projets économiques et financiers, de dangereuses continuités avec le passé, et notamment la persistance des injustices et le renforcement du rôle des États au détriment de relations d'entraide plus directes et horizontales.
Dagerman fait partie de ces rares écrivains qui, confrontés à des évidences sans issue, disons la mort injuste, la misère physique ou spirituelle, l’absurdité que de rares moments d’espoir ne suffisent pas à effacer, prend position mais à l’intérieur même de son art, l’écriture, sans dicter au lecteur de quelconques consignes d’engagement politique, social ou religieux. Chacun reste libre à ses yeux.
L’art s’oppose à la mort qui menace tout art asservi à la politique et à l’action immédiate, pense Dagerman. L’art s’oppose à la mort dont il est menacé par tout ce qui peut venir entraver la liberté de l’artiste. C’est pour cette raison que l’écrivain réclame sans cesse la plus grande attention pour cette « forme aiguë de solitude qu’on appelle poésie ». Dagerman pense certes selon les besoins de son temps, l'immédiat après-guerre, mais aussi au-delà, selon une vision plus large. Il est l'opposant déclaré de tous les systèmes oppressants mais surtout de deux qui enrôlent et brident la liberté et notamment la liberté de créer. Dans cette mesure, la question du travail, du temps qu'on y consacre, de la souffrance qu'il engendre, est centrale car la liberté d'un être humain trouve dans celle des autres non sa limite comme on le dit trop vite mais sa confirmation et sa garantie.

Sa correspondance évoque ses difficultés financières – il demande souvent à son destinataire de lui venir en aide – ainsi qu’une instabilité intérieure en même temps qu’un élan favorisant la création littéraire…

C.L.M. Il est fort probable que le statut d’écrivain à succès de Dagerman, conséquence de la réussite commerciale de ses premiers livres, soit entré en contradiction avec ses origines prolétariennes et lui ait fait vivre un vrai et douloureux dilemme. Mal à l’aise, de nature réservée, le jeune homme entrait dans un monde dont il n’avait pas les codes. Les relais culturels de Stockholm le fêtèrent et, en même temps, l’effarouchèrent. La reconnaissance peut être aussi une charge, voire un fardeau. Elle conférait une responsabilité que ce jeune homme particulièrement mature, formée à l’école de la vie, voulut assumer sans faiblesse. D’autres déchirements allaient venir. D’autres protestations aussi. Malgré ses difficultés personnelles (souvent d’ordre pécuniaire), Dagerman a trouvé chez ses éditeurs et notamment chez Ragnar Svanström et Olaf Lagercrantz des soutiens indéfectibles, toujours prêts à lui verser des avances sur ses droits d’auteur et surtout soucieux de l’encourager à écrire ce cinquième roman que le public suédois attendait avec impatience mais qu’il n’a jamais pu écrire.

Vous écrivez : « Ces lettres sont traversées, par les doutes qui l’assaillent sur sa vocation partagée entre journalisme et littérature, entre engagement social et exigence de l’œuvre à accomplir. » Dagerman s'engage à 21 ans aux côtés des anarcho-syndicalistes, publie à 22 ans un premier roman Le Serpent qui suscite l’enthousiasme de la critique et du public… Il publie beaucoup en peu de temps, puis il sera question de son impossibilité d’écrire…

C.L.M. C’est à partir de 1945 et jusqu’en 1949, soit quelque trois ans après son entrée dans les rangs de la jeunesse anarcho-syndicaliste suédoise, que Stig Dagerman[1] écrit la majeure partie de son œuvre littéraire entre 1945 et 1950, parallèlement à sa collaboration, sous forme de « dagsedlar » (billets quotidiens), au journal Arbetaren (Le Travailleur), organe du syndicat autonome SAC. Il s’enferme ensuite dans le silence. Durant cette période d’intense écriture, il publie quatre principaux romans : Ormen, en novembre 1945[2]; De dömdas ö, en 1946[3] ; Bränt Barn, en 1948[4] ;  Bröllopsbesvär, en 1949[5].
Dagerman publie en outre un recueil de nouvelles : Nattens Lekar (Les Jeux de la nuit), en 1947 et fait jouer et éditer quatre pièces de théâtre entre 1947 et 1949 : Den dödsdömde, Dramer om domdä, (Le Condamné à mort) ; Skugga av Mart (L’Ombre de Mart) ; Upptäcktsresanden (L’Explorateur) ; Ingen går fri (Personne n’est libre).
Son œuvre journalistique, importante en qualité et quantité, comprend notamment le récit de son voyage en Allemagne à l’automne 1946, publié l’année suivante sous le titre Tysk höst[6]; celui de son séjour en France, Fransk Vär (1948)[7]. L’ensemble de ses « Billets quotidiens » a fait l’objet d’une publication aux éditions Cent pages en 2014.
Plusieurs textes posthumes d’importance ont été publiés et traduits, notamment le prologue d’un roman qui aurait eu pour titre Mille ans chez Dieu (Tusen år hos Gud, 1954)[8].

Les lettres témoignent aussi d’humour et d’ironie comme la réponse envoyée au journaliste Sven Jan Hanson qui a fait une critique négative du livre Automne allemand. Vous montrez justement ce sens de la dérision dans votre essai Le rire caché de Dagerman…

C.L.M. Un fantasme chimérique, un rêve de grandeur, un aveu longtemps réprimé et brutalement révélé sous la contrainte, une frénésie de désirs, un excès d’assurance, un défaut de résistance à la douleur ou à la peine, un projet inatteignable, une promesse intenable : il émane de certaines situations que Dagerman a mises en scène dans ses romans ou dans son théâtre, sans doute dans un élan libérateur, un excès qui prête au rire. Un rire dont le rôle est peut-être d’anéantir, sans l’escamoter, l’angoisse que suscitent ces moments d’égarement.
Pour Dagerman, les mots ont un singulier pouvoir d’éclairement et c’est pourquoi il a aussi besoin d’une poésie satirique dans ses Billets quotidiens qu’il fait paraître dans la presse syndicale tout comme il se fait un grand maître de la dérision dans ses textes tardifs. Certains livres comme Ennuis de noce ou Mille ans avec Dieu qui met en scène le grand savant Isaac Newton, livres oscillant entre rire et larmes, ont entamé la chute de l’homme occidental, d’âge mûr et de condition privilégiée, de son piédestal, et l’on rit de ces scènes répétées où le héros perd toute sa superbe. D’étranges miracles provoquent le rire même de Newton soudain soustrait à la loi de la pesanteur : « Newton ne vole pas. Il retombe lourdement sur le sol et, étendu sur la dureté des planches, il se met à rire. Il rit jusqu’aux larmes et ce coup-ci les larmes coulent vers le bas, le long de son visage. […] » Et c’est par cette chute risible du Créateur dans la condition humaine que le récit se poursuit. Vision à la fois burlesque et plus sombre que jamais, sans pathétique, sans aucune concession, et soutenue par un pessimisme d’une implacable cohérence.
À l’horreur de situations insupportables répond le rire impudique, presque inhumain, plein de violence et de froid, d’un auteur pour qui toute consolation n’est qu’un leurre où se perdent ses créatures. Il lui faut lever le voile sur ces mensonges où elles s’enferment. Ces cris, ces pleurs suscitent davantage que de l’ironie ou une raillerie : il s’agit d’un rire mêlé de désespoir face à ce qui est bien plus qu’une déconvenue. C’est dans les débordements, l’impossible contrôle de soi et la convoitise sexuelle ou encore l’innocent marivaudage, que tout se joue. Sans doute s’agit-il là d’un renversement décisif de la perspective traditionnelle du roman qui voulait que l’individu s’affirme et s’impose au final dans ses projets, d’où le sentiment d’absurdité qui domine dans ces quêtes d’un sens qui n’aboutit jamais.

Parlez-nous de Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, ce court texte publié en Suède en 1952 et en France en 1981…

C.L.M. Pour l’hebdomadaire féminin Husmodern (La maison moderne), Dagerman en effet écrit en 1952 Vårt behov av tröst ar omattligt [9]. Il s’agit là d’un court texte dans lequel l’écrivain donne une explication de son silence et qui constitue en même temps un essai philosophique sur le thème de la liberté individuelle et de l’absence de foi. Voici son incipit : « Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux. Je n’ai reçu en héritage ni dieu, ni point fixe sur la terre d’où je puisse attirer l’attention d’un dieu : on ne m’a pas non plus légué la fureur bien déguisée du sceptique, les ruses de Sioux du rationaliste ou la candeur ardente de l’athée. Je n’ose donc jeter la pierre ni à celle qui croit en des choses qui ne m’inspirent que le doute, ni à celui qui cultive son doute comme si celui-ci n’était pas, lui aussi, entouré de ténèbres. Cette pierre m’atteindrait moi-même car je suis bien certain d’une chose : le besoin de consolation que connaît l’être humain est impossible à rassasier. »[10]
Dépourvu de toute foi religieuse et, au-delà contraint d’écarter d’autres « fausses consolations » auxquelles une grande partie du genre humain se fie, Dagerman n’aperçoit à l’horizon qu’une vague « lueur » de liberté et reste lourdement lesté d’un manque de certitudes, ce qui le mène, au prix d’une tension qui se confond avec la dépression, à la recherche éperdue d’un sens, d’une « consolation » lumineuse qui pourrait bien être l’écriture elle-même grâce à laquelle il donne forme à son immense talent littéraire. Nullement atteint par la résignation, le jeune écrivain suédois cherche aussi dans ce texte majeur l’origine de sa vulnérabilité, et ainsi son texte aborde-t-il une vaste gamme de sujets (l’absence de foi et, en guise de corollaires, la liberté, la solitude, l’absurdité de l’existence…), une gamme trop vaste même et concertée pour être simplement le résultat d’un moment d’abandon au désespoir et à l’amertume. Ainsi, ni simple libelle ni véritable bréviaire de l’athéisme, Notre besoin de consolation opère-t-il, non comme une simple confession, mais comme un miroir grossissant, une source intense qui jette une lumière vive sur les choix de vie et les actes de chacun, créant un monde où certaines ombres logées en soi-même apparaissent, un endroit qui n’est pas sans ambiguïtés, menant une réflexion sur des questions de oui ou de non, de force ou de faiblesse. Pour Dagerman, la confession est l’occasion de hisser sa pensée au niveau d’une réflexion puissante sur la condition humaine.
Pour toutes ces raisons, cette publication non seulement passera pour emblématique de toute son œuvre littéraire mais gagnera rapidement une large audience auprès du public en Suède d’abord puis à l’étranger. Publiée en France pour la première fois en 1981, elle est ainsi éditée par les éditions Actes Sud à plus de 180 000 exemplaires à ce jour. Notre besoin de consolation est devenu au fil du temps l’un de ces livres-miroirs dont le succès ne s’explique pas seulement par leurs qualités d’écriture mais aussi et surtout par le fait qu’ils se trouvent au centre de préoccupations partagées par une ou plusieurs générations de lecteurs auxquels ils offrent un texte dont l’influence ne faiblit pas et qui acquièrent même avec le temps une portée universelle.

Comment expliquer que des générations de lecteurs se reconnaissent dans les livres de Stig Dagerman, « au-delà des frontières de la Suède » ?

C.L.M. La critique et le malentendu sur son supposé « romantisme de l’angoisse » ont blessé Dagerman qui a développé à partir de ses succès – autre paradoxe – une profonde réflexion sur le néant de la gloire tout en souffrant des difficultés pécuniaires dans lequel son quasi-silence final l’a entraîné. Dagerman a très tôt eu le sentiment de vivre « trop tard » : « L’anéantissement est la seule forme de salut ou, tout du moins, l’issue la moins cruelle possible dans un monde où, depuis longtemps, il est trop tard pour tout. » Outre le déclin de l’anarcho-syndicalisme, il s’interroge sans cesse sur les pouvoirs réels des écrivains et des intellectuels face aux difficultés matérielles des plus démunis. Il souffre d’être contemporain d’une évolution du monde et des sociétés humaines qui lui paraît défavorable aux plus humbles. Son silence ultime est éloquent : il nous introduit dans les affres d'une conscience douloureusement lucide. Et pourtant le succès de ses écrits ne s’est jamais démenti et encore aujourd’hui, même s’il est difficile de parler d’une influence élargie de ses idées, son œuvre compte sans cesse de nouveaux lecteurs sans doute parce que Dagerman a foi dans l’art, dans la beauté et, en même temps, imagine une société délivrée de ses contraintes. Partagé entre espérance et lucidité, sa critique des illusions l’emporte le plus souvent sur sa confiance en une promesse d’avenir meilleur. D’où, dans ses essais, une dénonciation sans faille des pièges et des chimères qui se paie par une absence d’apaisement.

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[1] Halvard Jansson est le vrai nom de Dagerman, pseudonyme qui signifie « lumière du jour ».
[2] Ce roman a été publié initialement aux éditions Steinsvik ; il a été traduit sous le titre Le Serpent et publié chez Denoël, en 1985, puis réédité chez Gallimard en 1993 puis en 2001.
[3] Traduit en français sous le titre L’Île des condamnés, ce roman raconte les dernières heures de la vie de cinq hommes et de deux femmes jetés sur une île déserte. Sa parution en septembre 1946 trad. Jeanne Gauffin, roman ; réédité chez Agone en 2009. L'Île des condamnés, Denoël, coll. « Les Lettres Nouvelles », 1972.
[4] Traduit en français sous le titre L'Enfant brûlé, Gallimard, 1956 (trad. Élisabeth Backlund, roman ; Actes Sud, 1983 ; réédité chez Gallimard, coll. « L'Imaginaire », en 1984. L’Enfant brûlé est un roman écrit lors d’un séjour en Bretagne, sur un temps ramassé.
[5] Traduit en français sous le titre Ennuis de noce, Maurice Nadeau/Papyrus, 1982, trad. Carl Gustaf Bjurström et Lucie Albertini ; rééd. dans la collection 10/18 en 1990.
[6] Traduit en français sous le titre Automne allemand, Actes Sud, 1980, trad. Philippe Bouquet ; rééd. Actes Sud, 1999, 2004. V. infra p. 90.
[7] Traduit en français sous le titre Printemps français, Ludd, 1995, trad. Philippe Bouquet (repris in La Dictature du chagrin et autres écrits amers, Marseille, Agone, 2009).
[8]. Mille ans avec Dieu. Dieu rend visite à Newton, 1727, éd. de l’Éclat, 2024 (trad. Olivier Gouchet ; postface Claude Le Manchec).
[9] Traduit en français sous le titre Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Actes Sud, 1981, trad. Philippe Bouquet.
[10] Ibid., p. 11.