Claire Mouradian est historienne, directrice de recherche émérite au CNRS et enseignante à l'EHESS, spécialiste de l'Arménie et du Caucase. Elle contribue aussi à la publication des Documents diplomatiques français, série « Deuxième Guerre ». Elle a publié notamment L'Arménie (PUF, coll. « Que sais-je ? », 2022). Astrig Atamian, Denis Pechanski et Claire Mouradian sont les auteurs de Mélinée et Missak Manouchian. Deux orphelins du génocide des Arméniens engagés dans la Résistance française, ouvrage paru en novembre 2023 aux éditions Textuel avec le soutien de la Fondation La Poste.
Vous avez publié aux éditions Textuel, cet automne, avec Denis Peschanski et Astrig Astamian, un livre très documenté, Manouchian, Deux orphelins rescapés du génocide des Arméniens engagés dans la Résistance française. Vous signez le premier chapitre qui contextualise la naissance et l’itinéraire de Missak et Mélinée Manouchian. Des massacres dès la fin du XIXe siècle, un contexte de politique dictatoriale puis de conflit mondial mènant au génocide qui voit disparaître les deux tiers de la population arménienne de l’Empire ottoman...
Claire Mouradian : Le projet du livre consistait justement à ne pas partir de la période de la Résistance française qui a fait la gloire de Manouchian et de son groupe, mais de replacer le récit de vie de Missak et Mélinée dans la longue durée, depuis leur naissance jusqu’au parcours mémoriel du groupe. Chacun de nous, Astrig Atamian, Denis Peschanski et moi-même, en fonction de sa sphère de compétence, a traité différents chapitres. Pour ma part, j’ai principalement travaillé sur la première partie consacrée à la situation des Arméniens dans l’Empire Ottoman finissant qui aboutit au génocide de 1915, en veillant autant que possible, à resituer cela dans un contexte plus global, notamment de confrontation entre les empires. L’Arménie historique, disputée depuis le XVIe siècle entre l’Empire ottoman et la Perse, est convoitée depuis le début du XIXe siècle par la Russie qui en annexe la partie orientale à l’issue d’une série de guerres contre ses deux voisins. À la veille de la Grande Guerre, les Arméniens sont donc partagés entre trois empires rivaux. Ils sont un peu plus de deux millions dans le domaine du sultan, sujets de seconde zone comme les autres non-musulmans, vivant principalement à Constantinople (où naîtra Mélinée Assadourian), et dans six vilayets d’Anatolie orientale, cœur du Yerkir, le pays historique dans lequel Missak Manouchian viendra au monde. Parallèlement au recul territorial de l’Empire ottoman, la situation se dégrade dans les provinces. Abdülhamid II, monté sur le trône en 1876, juste au moment où son pays vient de subir une défaite face à la Russie dans les Balkans et au Caucase, doit s’engager par le traité de paix de Berlin (juillet 1878) à mettre en œuvre des réformes pour la sécurité des personnes et des biens dans les provinces arméniennes contre les exactions des tribus tcherkesses et kurdes. Aidé en cela par les puissances européennes soucieuses de stopper la poussée russe, Il essaiera d’esquiver cette promesse de réformes dans lesquelles il voit un risque de perdre à terme sa souveraineté, dans ses provinces orientales, comme dans les Balkans. Pour cimenter un empire qui tend à se réduire à l’Anatolie, où affluent des réfugiés musulmans des provinces perdues au profit de la Russie, il va opter pour le panislamisme contre sa principale puissance rivale. L’assassinat du tsar réformateur Alexandre II (1881) le conforte par ailleurs dans sa conviction du danger des réformes libérales et démocratiques. Le régime devient de plus en plus policier et répressif. Perçus comme des « agents » de la Russie et de l’Europe chrétienne qui s’émeuvent de leurs persécutions, les Arméniens deviennent des cibles.
Les Arméniens vont s’opposer au despotisme d’Abdülhamid II et ne sont pas les seuls…
C.M. : L’aspiration à un empire rénové, plus démocratique, à une monarchie constitutionnelle, n’est pas que le fait des Arméniens ou des autres minorités non-musulmanes, comme l’atteste l’émergence du mouvement jeune-turc à la date symbolique du 14 juillet 1889, lancé à l’initiative de quatre étudiants de l’Académie de médecine militaire de Constantinople, issus de la périphérie de l’empire : un Albanais, deux Kurdes, un Caucasien. L’un des objectifs est le retour à la première constitution ottomane de 1876, suspendue en 1878 par le sultan Abdulhamid II. Elle sera rétablie lors de la révolution jeune-turque de 1908. Entre-temps, des premiers partis politiques arméniens d’opposition ont été créés, revendiquant l’égalité des droits et l’application des réformes promises à Berlin. Alors que la situation des Arméniens se dégrade dans les provinces où des régiments tribaux dits hamidyés (du nom du sultan) multiplient les exactions – enlèvement de femmes et de bétails, impôts arbitraires, spoliations, conversions forcées, etc.), ils organisent des mouvements d’autodéfense. En 1894-96, la résistance de quelques villages du Sassoun à des raids et extorsions de leurs voisins kurdes est présentée comme une insurrection générale et déclenche un cycle de massacres de masse perpétré par l’armée ottomane. La répression s’étend jusqu’à la capitale. Il y a plus de 200 000 victimes, des milliers de femmes enlevées et converties de force, islamisées, des dizaines de villages incendiés, des orphelins par milliers. Ce qui peut apparaitre comme une répétition générale du génocide à venir, qu’a peut-être encouragé l’impunité. Malgré un important mouvement arménophile en France, en Europe et aux États-Unis, il n’y aura pas d’autre intervention que des déplorations verbales.
Missak et Mélinée Manouchian naissent à l’aube de tous les dangers…
C.M. : En effet. Missak naît en 1906, dix ans après ces massacres arméniens de la fin du XIXe siècle, et trois ans avant les massacres d’Adana (30 000 morts) attribués à une tentative de contre-révolution des partisans d’Abdülhamid mais qui jettent une ombre sur le nouveau régime jeune-turc. Mélinée, quant à elle, naît en 1913, à la veille de la Première Guerre mondiale et deux ans avant le génocide arménien. L’Empire ottoman s’est encore rétréci : perte de ses territoires européens (Balkans), perte de la Tripolitaine, la Lybie actuelle, en attendant celle de l’Égypte et d’autres territoires arabes. 1913, c’est aussi l’année où l’aile radicale du mouvement jeune-turc et triumvirat (Talaat Pacha, Enver Pacha et Djemal Pacha) établissent un pouvoir dictatorial, animé d’une idéologie d’exclusivisme national turquiste, voire panturquiste pour sauver ce qu’il reste de l’empire. C’est aussi le moment où la Russie tsariste qui vient de perdre une guerre face au Japon relance la question des réformes arméniennes sur la scène diplomatique.. À la veille de la guerre, en février 1914, un nouveau plan de réforme est adopté à grand peine. Il doit être mis en œuvre sous la surveillance de deux inspecteurs issus de pays européens neutres (un Norvégien, un Néerlandais) qui n’auront pas le temps de commencer leur mission quand la guerre éclate. Les puissances de l’Entente – France, Angleterre, Russie – qui tentent de garder l’Empire ottoman dans sa neutralité affichée, ne savent pas que le gouvernement jeune-turc vient de signer un traité d’alliance secret avec les Puissances centrales – l’Allemagne (le 2 août 1914) et l’Autriche-Hongrie (5 août 1914). L’Entente ne réagit pas aux premières escarmouches contre elle : abolition unilatérale des Capitulations ou du protectorat de la France sur les Lieux Saints. Elle envisage même de proposer une garantie d’intégrité territoriale et de non-intervention même en cas de massacres en Arménie. Lorsque finalement l’Empire ottoman attaque des ports russes en mer Noire, la déclaration de guerre de la France reste assez réservée : Paris proclame être en guerre ni contre l’Empire ottoman, ni contre les Ottomans, mais contre un gouvernement jeune-turc allié des pangermanistes. Pour les Arméniens, au cœur d’un des fronts – oubliés – de la confrontation mondiale, c’est l’heure des plus grands dangers. Ils sont partagés entre deux camps rivaux et enrôlés et malgré leur engagement à servir loyalement leur gouvernement respectif, russe ou ottoman, ils deviennent suspects, surtout aux yeux des Jeunes-Turcs qui les considèrent bientôt comme une cinquième colonne. D’autant que la Russie met sur pied des corps de volontaires nationaux pour combattre aux côtés de l’armée régulière. Ce n’est pas un phénomène spécifique : on retrouve cela dans toutes les zones de peuples partagés par des frontières, comme la Pologne, ou plus près de nous, l’Alsace-Lorraine. Même si la plupart de ces volontaires sont de fait des sujets russes, un long passé de soutien européen, plus affiché que réel, et malgré la réponse massive à la mobilisation dans l’armée ottomane, les Arméniens sont bientôt désignés comme des traîtres. La débâcle ottomane à Sarikamich, lors d’une bataille mal engagée en plein hiver sur le front caucasien, Par le ministre de la Guerre, Enver Pacha lui-même, nécessite de trouver des boucs-émissaires. Déjà discriminés depuis des siècles comme non-musulmans, jalousés parfois pour leur réussite sociale, objets de stéréotypes équivalents à ceux à l’encontre des Juifs, perçus comme des révolutionnaires et de potentiels séparatistes, suspects d’être des protégés des puissances rivales, les Arméniens sont en mauvaise posture. La guerre est perçue comme une aubaine pour se débarrasser de cette question arménienne qui agite les chancelleries comme un moyen d’ingérence, en se débarrassant des Arméniens. Le recul territorial incessant de l’Empire ottoman a aussi fait germer l’idée qu’en Anatolie, « c’est eux ou nous, maintenant ou jamais ». L’idée radicale de trouver une solution finale, « définitive » comme ce seront les termes du Grand Vizir et ministre de l’Intérieur, Talaat Pacha, l’un des architectes du génocide, est à l’œuvre. Le génocide est un processus qui a commencé sans doute dès les massacres de l’époque du sultan Abdülhamid II, prolongé par ceux d’Adana en 1909. Même si la décision est prise sans doute au cours de l’hiver 1915, après Sarikamich, la préméditation et la planification ne laissent guère de doute. Les mêmes mécanismes dont les Allemands ont été témoins, voire y ont participé en tant qu’alliés des Ottomans, se répèteront, hélas, avec la Shoah. Le destin de Missak et Mélinée est emblématique du sort des Arméniens, qu’ils soient à Constantinople, comme la famille de Mélinée, où a lieu la grande rafle des notables de la capitale, le 24 avril 1915, ou dans les provinces orientales, comme Missak, à Adiyaman. Ils vont l’un et l’autre perdre leurs parents. Le père de Missak participe à la résistance arménienne de la ville d'Ourfa. Sa mère mourra d’épuisement et de maladie peu après lors des déportations. Ils deviennent orphelins : l’histoire des Arméniens de cette époque est aussi celle de trois générations successives d’orphelinage : 1894-1896, 1909, 1915-1916. Ils sont indéniablement marqués par ces événements. Leurs premières années témoignent du monde brisé des Arméniens.
Après des années à l’orphelinat, Missak Manouchian, rescapé du génocide arménien, débarque en France en 1924. Il retrouve à Marseille son frère Garabed, parti un peu plus tôt. Ils iront à Paris dès 1925… Pourquoi la France est-elle un pays de destination d’une grande partie des orphelins ?
C.M. : Il y a une attraction ancienne pour la France, pays avec lequel il y a eu une histoire commune à l’époque des Croisades et des principaux franques du Levant, mais aussi pays des idées des Lumières, des idéaux de 1789, des droits de l’homme. Aussi à travers la culture et la littérature française. Cela a aussi été entretenu par les missions catholiques qui ont créé des écoles ou des orphelinats dans l’Empire ottoman, tout au long du XIXe siècle, avant et après la Première Guerre. Pendant le conflit, les Turcs récupèrent ces orphelinats, avant de devoir à nouveau les restituer après leur défaite, au moment de l’occupation par les forces franco-britanniques. Ces dernières et des associations (arméniennes, américaines, européennes) tentent de récupérer les enfants placés dans ces orphelinats ou enlevés par des familles turques et kurdes au cours du génocide et récupérés après l’armistice, pour y prendre en charge les orphelins arméniens, comme on a aussi racheté les enfants enlevés par des familles kurdes ou turques au cours du génocide. C’est le cas de Missak et de son frère Garabed, ainsi que de Mélinée et sa sœur. Pendant une courte période d’armistice où on a tenté de ramener les rescapés dans leurs foyers et de faire juger les criminels jeunes-turcs (la plupart en fuite) par des tribunaux turcs, Mustafa Kémal, un des héros de la bataille des Dardanelles, refusant la défaite et le futur démembrement de l’Empire, reprend la bataille. Il mettra fin à la tentative de créer un foyer national arménien sous mandat français en Cilicie, poussant à l’exode des dizaines de milliers de rescapés. Les orphelinats sont évacués, celui de Missak d’Aïntab au Liban, à Jounieh, celui de Mélinée en Grèce, de Corinthe à Athènes, puis à Marseille. Dans ces orphelinats, les enfants reçoivent une instruction en arménien, mais aussi en français, dans les diverses disciplines (langue et littérature, histoire, géographie, arithmétique, sciences naturelles, musique, gymnastique, etc.), mais font aussi l’apprentissage d’un métier. Dans le cas de Missak et de son frère, ce sera la menuiserie. Ce qui leur permettra de travailler à la sortie de l’orphelinat. C’est ainsi qu’ils arrivent en France alors que le pays est en quête de main-d’œuvre après l’hécatombe de la Grande Guerre. Missak et son frère débarquent à Marseille au début des années 1920, comme 60 à 65 000 Arméniens désormais apatrides, souvent recrutés avec l’aide du Bureau international du travail, dans les camps de réfugiés en Grèce ou en Syrie-Liban sous mandat français, pour être répartis dans les divers bassins d’emplois. À peine trois jours après son arrivée à Marseille, le 16 septembre 1924 (son frère a débarqué quelques mois plus tôt), Missak travaille déjà au chantier naval de La Seyne-sur-Mer et découvre le monde de l’usine. Les deux frères quitteront ensuite Marseille et « monteront » à Paris pour tenter leur chance. Garabed meurt prématurément, de tubeculose, en 1927. Un frère aîné, Haïk, lui mourra en 1939, en Arménie soviétique où il a émigré en 1936. Quant à Mélinée et sa sœur, elles arrivent de Grèce à Marseille avec les autres élèves de son école Tebrotzassère où elle a été scolarisée. En 1929, l’école s’installera au Raincy, en région parisienne, et Mélinée y poursuivra sa scolarité jusqu’en 1931.
Missak Manouchian aime passionnément la littérature française et s’adonne à la poésie…
C.M. : Missak est un ardent lecteur depuis l’enfance. Il écrivait aussi ses premiers poèmes dans le journal de l’école. À Paris, dès qu’il a fini son travail ou pendant les périodes de chômage, il fréquente assidûment la bibliothèque Sainte-Geneviève. Il a soif de culture, de littérature française (Hugo, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Romain Rolland) et d’art, surtout de musique et se lance dans la poésie, en arménien comme en français. On peut d’ailleurs admirer la belle écriture en français de sa dernière lettre, la fameuse lettre à sa compagne, Mélinée. Il fonde en 1930 avec Kégham Atmadjian dit Séma, auditeur libre à la Sorbonne et sympathisant communiste comme lui, la « revue littéraire des jeunes », Tchank (Effort). C’est un mensuel dans lequel on peut lire des poèmes, des nouvelles, des feuilletons et des chroniques.
Comment se rencontrent Missak et Mélinée ?
C.M. . Ils se rencontrent dans les cercles de la mouvance communiste arménienne qu’ils ont commencé à fréquenter l’un et l’autre au début des années 1930. Cette mouvance est, de fait, assez minoritaire et récente, tout comme Le Parti communiste français créé en décembre 1920 après sa scission de la SFIO. Il commence à s’implanter dans les usines et va organiser les travailleurs étrangers qui arrivent en masse dans une dizaine de sections de langue (italienne, polonaise, grecque, yiddish, etc. et arménienne). Les Arméniens représentent un certain intérêt parce qu’il y a une Arménie soviétique, incarnant la « patrie des travailleurs », qui si elle a été imposée par l’Armée rouge, se veut être aussi l’ultime foyer arménien possible, après l’annulation du traité de Sèvres qui reconnaissait l’indépendance de la Première république, par le traité de Lausanne de 1923, puis par la reconnaissance de l’URSS par la France en 1924. En juillet 1921, un comité d’aide à l’Arménie (HOK : Hayastani Oknoustsian Komité) a été créé à Erevan, avec des antennes dans les divers pays de la diaspora, dont la France pour rallier les réfugiés à l’Arménie soviétique. Mélinée et Missak se rencontrent en 1934, lors d’un bal organisé par ce comité. IIs y militeront ensemble.
Comment vient la conscience politique de Missak Manouchian ?
C.M. : C’est la conscience politique des persécutés, des déracinés, des gens déclassés comme beaucoup d’exilés, confrontés à l’injustice sociale. C’est le cas de Mélinée dont le père avait un rang relativement élevé. Il était directeur dans l'administration des Postes à Constantinople. Ils ont subi la violence du génocide, sont orphelins et font face à la xénophobie dans les pays d’accueil. Il y a aussi la crise économique, le mythe de l’Arménie soviétique, et l’idéal de solidarité et de fraternité que semble proposer le communisme dont on ne sait pas encore très bien de quoi il est fait. Missak signe un engagement politique mais ne laisse pas beaucoup d’écrits théoriques. Son poème au journal L’Humanité est plus lyrique qu’idéologique. De même son poème sociologique sur « les couturières arméniennes », emplie de compassion à l’égard de ces esclaves moderne.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, militant et apatride dans la France de Vichy, Missak est arrêté à plusieurs reprises. En 1941-42, il sera très présent dans le combat politique et prendra la direction des FTP-MOI parisiens en 1943. Quelles sont les raisons de la chute de ces groupes armés dont les résistants seront exécutés au Mont-Valérien ?
C.M. : Concernant l’engagement dans l’armée, Il faut rappeler que les apatrides et les réfugiés sont mobilisables en vertu d’un décret d’avril 1939. Quand Missak s’engage, c’est aussi dans ce contexte, mais aussi sans doute par reconnaissance et loyauté envers le pays d’accueil. Mais déjà, dans sa première demande de naturalisation – rejetée – en 1933, il déclare vouloir faire au plus vite son service militaire. Après son arrestation en 1939, quand le parti communiste est interdit au lendemain du pacte germano-soviétique, il refait une demande de naturalisation en janvier 1940, après avoir été relâché et alors qu’il sert dans une usine d’armement. Cela atteste de son attachement à la France. Lorsque le Reich attaque l’URSS le 22 juin 1941, la lutte contre l’occupant en France converge avec celle contre la « patrie des travailleurs ». Pour Missak, comme pour les autres communistes, la résistance devient encore plus évidente. Mais dès le printemps 1941, Missak avait repris contact avec ses anciens camarades, notamment les jeunes de la rédaction de Zangou (c’est le nom du fleuve qui passe à Erevan), un autre périodique de la mouvance communiste arménienne qu’il avait dirigé. Certains sont morts au front pendant la bataille de France, comme son ami le poète Séma. Il va s’engager plus spécifiquement dans les sections MOI (Main d’œuvre immigrée) des FTP, Francs-Tireurs et Partisans, créés par le PCF. D’abord chef politique, il prend la direction de l’action militaire à Paris, au printemps 1943 à la suite de Boris Holban, un juif roumain déjà aguerri dans la lutte clandestine. Relativement peu nombreuses, mais parfois spectaculaires comme l’exécution de Julius Ritter, le chef du très impopulaire STO, le Service du Travail obligatoire qui oblige les jeunes Français à aller travailler en Allemagne, les actions du groupe entretiennent un climat d’inquiétude pour les forces d’occupation dans la capitale. D’où la traque impitoyable qui va s’ensuivre par la police française collaborationniste. L’inégalité du rapport des forces en présence est une des raisons de la chute du groupe. Les policiers français, très bien organisés et beaucoup plus nombreux que les combattants, œuvrent en étroite collaboration avec la police allemande. Les phases préparatoires, repérages et filatures, leur sont réservées. Ils traquent les combattants, souvent très jeunes et peu expérimentés. Manouchian fait partie des plus vieux. Seule une minorité d’entre eux avait une expérience du combat. En quelques mois, presque tous les militants des FTP-MOI sont repérés et leurs planques localisées. Le coup de filet final a lieu le 16 novembre 1943. Denis Peschanski le raconte très bien.
Quel était le rôle de Mélinée dans la Résistance ?
C.M. : D’une façon générale, les femmes servaient d’agent de liaison, diffusaient des tracts, repéraient les cibles, apportaient les armes sur les lieux des attentats. Elles servaient d’agent de renseignements et parfois se battaient aussi. Taper des tracts était très dangereux parce qu’il était interdit d’avoir des machines à écrire. Les femmes couraient autant de risques sinon parfois plus que les hommes. Mais elles ont été invisibilisées, de même que les étrangers, il est temps de réhabiliter leur rôle. Mélinée a aussi contribué à sauvegarder la mémoire de l’action de Manouchian et de ses camarades.
La poésie et la chanson font entrer Manouchian dans la mémoire collective des Français. Aussi, Mélinée a joué un rôle de transmission important…
C.M. : La première commémoration de l’exécution des membres du groupe Manouchian a lieu le 25 février 1945 au cimetière d’Ivry. Sur la photographie, on voit Mélinée devant la tombe de son compagnon. En 1946, elle quitte la France pour s’établir en Arménie soviétique lors de la vaste campagne de rapatriements (elle reviendra définitivement en France en 1964, ne pouvant s’acclimater à la réalité soviétique). À Erevan, elle fait éditer en un recueil les poèmes de Manouchian qui étaient dispersés dans des revues. Elle participe à une rencontre avec l’Union des écrivains arméniens, y apporte un certain nombre de documents. Elle transmet à Aragon la dernière lettre que son compagnon lui a adressée avant son exécution. Le poète s’en inspire et rend hommage en 1955 aux immigrés résistants de FTP-MOI dans Strophes pour se souvenir à l’occasion de l’inauguration de la rue du Groupe-Manouchian à Paris. Le poème est mis en musique et chanté par Léo Ferré en 1959 sous le titre L’Affiche rouge. À la Libération, il y a eu un mouvement d’unité nationale qui d’ailleurs a fait suite aux Mouvements unis de la Résistance française (MUR). Le Front national arménien (qui n’a pas le même sens que le Front National français) s’est constitué en 1943. On a donc essayé de réunir toutes les composantes de la Résistance. Le mouvement perdure un peu après la Libération, mais au moment de la Guerre froide et de l’Après-Guerre avec le rapatriement, il se fragmente à nouveau. D’autant plus qu’il y a les règlements de compte, les vrais-faux résistants et la lutte pour le pouvoir. Selon le contexte politique et international du moment, la Guerre froide ou la Détente, la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance varie : tantôt c’est la France gaulliste qui est mise en avant, tantôt ce sont les communistes – « le parti de 75 000 fusillés » – tantôt la France résistante héroïque, tantôt la France veule de Vichy, et s’agissant des figures de victimes, tantôt les prisonniers de guerre et déportés, tantôt – avec retard – les victimes juives de la Shoah. Dans les années 1970, les résistants de « l’Affiche rouge » sont de nouveau mis en avant dans l’actualité. Mélinée publie en 1974 ses mémoires sous le titre Manouchian et en 1976, L’Affiche rouge, une docufiction de Franck Cassenti (prix Jean Vigo) sort sur les écrans. Deux ans plus tard, Mélinée inaugure à Ivry un buste à l’effigie de Missak. Ces dix dernières années, on est dans un contexte commémoratif important, renforcé par le recul du temps : centenaire de la Première Guerre mondiale, centenaire du génocide arménien (2014- 2015), soixante-dixième de la fin de la Deuxième Guerre avec la panthéonisation de quatre résistants, Jean Zay, Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle Anthonioz et Pierre Brossolette en 2014. L’entrée de Missak Manouchian au Panthéon avait été suggérée à ce moment-là. Nombreux sont ceux qui ont milité dans ce sens avant que cela aboutisse Les commémorations sont importantes mais il ne faut pas oublier la complexité de l’histoire.