FloriLettres

Entretien avec Céline Cotty. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition avril 2019

Entretiens

Céline Cotty, attachée de conservation du musée Gatien-Bonnet, a assuré le commissariat de l’exposition « Léo Gausson & Maximilien Luce, pionniers du néo-impressionnisme » à Lagny-sur-Marne.


Comment est né ce projet d’exposition, « Maximilien Luce & Léo Gausson. Pionniers du néo-impressionnisme » ?

Céline Cotty Il est né il y a deux ans, à la suite d’une exposition présentée en 2015 au musée de l’Hôtel-Dieu à Mantes-la-Jolie, intitulée « Maximilien Luce en amitiés, Portraits croisés » qui évoquait les liens que Luce entretenait avec les artistes de son temps. Comme une grande partie de la correspondance entre Maximilien Luce et Léo Gausson est conservée au musée Gatien-Bonnet de Lagny-sur-Marne, l’idée de monter un projet en coproduction avec les équipes de Mantes-la-Jolie s’est imposée à nous. Nous avons donc commencé par retranscrire la correspondance (qui ne l’avait jamais été dans son entier) et, à partir de ce fonds épistolaire, nous avons tissé la trame de l’exposition actuelle. Les lettres que nous possédons, écrites entre 1880 et 1896, nous offraient la possibilité de savoir quelles personnes les deux artistes fréquentaient, quel était le cœur de leurs échanges. Elles révélaient leur amitié profonde, leurs réflexions sur l’art et leurs recherches néo-impressionnistes.
Nos deux équipes scientifiques ont travaillé en étroite collaboration. Nous sommes « musées de France », nous avons le même réseau et dépendons du Ministère de la Culture. Nous avons décidé de commencer par présenter l’exposition à Lagny-sur-Marne puis à Mantes-la-Jolie. L’enjeu était de mieux faire connaître Léo Gausson et de montrer qu’il a joué un rôle dans le groupe néo-impressionniste. Maximilien Luce, quant à lui, est reconnu comme l’un des peintres de ce mouvement artistique. Il a une certaine notoriété et quatre ou cinq de ses œuvres figurent au musée d’Orsay. L’exposition dont les œuvres proviennent de plusieurs musées est enrichie de prêts de collections particulières.

Quand et comment se rencontrent les deux artistes ?

C.C. Léo Gausson est né en 1860, Maximilien Luce en 1858. Ils se rencontrent à Paris en 1876, dans l’atelier de gravure d’Eugène Froment situé au 340 de la rue du Faubourg Saint-Jacques. Gausson et Luce sont âgés respectivement de seize et dix-huit ans. Ils se lient d’amitié avec Émile Gustave Cavallo-Péduzzi, né en 1851, qui fréquente aussi cet atelier après avoir vécu à Londres en apprentissage dans un atelier de confection et qui, de retour en France, a participé aux événements de la Commune de Paris en 1870 comme pompier. Cavallo-Péduzzi habite à Montmartre et côtoie vraisemblablement les artistes de la butte. Gausson, Luce et Cavallo-Péduzzi partagent tous les trois une réelle inclination artistique et aspirent à la réalisation d’une œuvre. Avant d’être peintres, ils sont donc graveurs, aussi bien sur bois que sur cuivre. Si Gausson vient à Paris dans l’atelier que dirige Eugène Froment, destiné à la publication de journaux et de revues, à l’illustration de romans (de Victor Hugo, George Sand, Honoré de Balzac, Anatole France… ) et de livres pour enfants, ce n’est pas un hasard. Il connaît Émile, le fils d’Eugène Froment dont la famille a une maison à Lagny-sur-Marne depuis 1865. Émile est graveur dans l’atelier de son père et grâce à lui, Gausson sera employé de temps à autre à ses côtés et se formera donc à la gravure.

Les trois collègues devenus amis se retrouvent hors de l’atelier pour s’adonner à la peinture…

C.C. En effet, dès l’année de leur rencontre ils se réunissent à Lagny-sur-Marne, autour de Léo Gausson. Ils s’intéressent au motif paysager et parcourent les environs de Lagny pour trouver des sujets. Luce peint des motifs architecturaux, des routes, des ponts, les bords de Marne avec des bateaux et des promeneurs. Chez Gausson, pas de personnages dans ses compositions mais plutôt une omniprésence de l’eau et du ciel dans un style inspiré des impressionnistes. L’historien d’art Jean Sutter (auteur des Néo-impressionnistes, Éd. Bibliothèque des arts, Ides et Calendes) les nommera en 1970 le « Groupe de Lagny ». Ce cercle d’amis va s’élargir en 1887 avec la venue de Camille Pissarro et de son fils aîné, Lucien (1863-1944). Lucien Pissarro est de la même génération que Gausson et Luce. Initié par son père aux avancées plastiques du néo-impressionnisme, il transmet à ses amis son enthousiasme pour cette technique. Ils s’engagent dans ce mouvement et participent activement aux Salons des Artistes Indépendants qui les réunit à Lagny-sur-Marne. Cavallo-Peduzzi qui crée des liens de plus en plus forts avec Gausson s’installe à Lagny.  Il est un peu plus âgé et connaît le monde artistique. Grâce à lui, ses amis seront introduits dans les milieux avant-gardistes et pourront exposer dans les Salons parisiens. Sur son invitation, Gausson et Luce présentent leurs peintures au 3e Salon de la société des Artistes Indépendants au Pavillon de la ville de Paris, du 26 mars au 3 mai 1887 et seront désormais conviés à d’autres expositions parisiennes et même étrangères. Ils ont des affinités politiques aussi. Ils sont sensibles aux idées progressistes et sociales. Cavallo-Péduzzi a des opinions socialistes, Luce, Gausson et Lucien Pissarro sont proches des conceptions anarchistes, même si Gausson est davantage en retrait, moins engagé idéologiquement. Dreyfusards et républicains, ils signeront le célèbre manifeste « J’accuse » de Zola en 1898. 

À propos de Zola, on peut lire un échange entre Léo Gausson et l’écrivain…

C.C. Oui, nous possédons la lettre de Zola à Gausson et celle de Gausson est conservée à la Bibliothèque nationale de France dans le fonds Émile Zola. Cette longue lettre de Gausson, non datée, a été probablement écrite à la fin de l’année 1885 ou au début de 1886 car dans le texte, il dit qu’il a à peine vingt-six ans. Elle est un point de départ sur les interrogations du jeune homme par rapport à son travail de peintre et révèle sa connaissance des principes théoriques liés à la couleur. Nous l’avons reproduite dans le catalogue d’exposition.

La correspondance est au cœur de l’exposition…

C.C. Des panneaux sur lesquels sont présentées les lettres ont été installés au centre de l’espace car l’idée de cette exposition émane de la (re)découverte de la correspondance dans le fonds d’archives du musée. On peut lire des échanges épistolaires entre Luce et Gausson, mais aussi des échanges entre Gausson et Lucien Pissarro, Camille Pissarro ou Paul Signac… Plusieurs enveloppes ont été conservées. Elles nous donnent des indications précises, nous permettent de reconstituer, grâce aux timbres et aux cachets de la Poste, le trajet des courriers. Pour recueillir ces informations, nous avons travaillé avec l’aide de l’Association Amicale philatélique. Les enveloppes offrent aussi la possibilité de connaître les différentes adresses de Léo Gausson. Nous avons d’ailleurs effectué un parcours en ville des lieux qu’il a fréquentés, parcours que nous allons pérenniser à la fin de l’exposition afin que les gens puissent continuer à aller sur les traces de l’artiste latignacien.

Quelle est la teneur des lettres ?

C.C. Les lettres disent leurs préoccupations artistiques, leurs recherches picturales, les salons et les expositions qu’ils ont visités, les œuvres qui les ont marqués. Leur correspondance témoigne de leur implication dans une histoire de l’art en train de se construire. Le mouvement néo-impressionniste est initié en 1884 par Georges Seurat avec l’exposition au premier Salon des Indépendants d’un tableau intitulé, Une baignade à Asnières, qui amorce une nouvelle écriture plastique. La découverte de ce tableau est une révélation pour Luce et Gausson qui s’intéressent à ce style innovant. Deux ans plus tard, en 1886, Seurat présente à la huitième Exposition Impressionniste Un dimanche après-midi à la Grande Jatte qui s’appuie sur une interprétation des lois scientifiques de la couleur et sera l’objet de toutes les attentions. La technique picturale consiste à juxtaposer les couleurs pures sous formes de petites touches. Une méthode très rigoureuse et minutieuse. Luce et Gausson se joignent au mouvement que le critique d’art Félix Fénéon nomme « néo-impressionnisme » et dont Signac sera le théoricien (après la mort prématurée de Seurat en 1891, à l’âge de 32 ans). Ce regroupement d’artistes est constitué de Paul Signac, Camille et Lucien Pissarro, Charles Angrand, Henri-Edmond Cross, Émile Cavallo-Péduzzi, Albert Dubois-Pillet, Maximilien Luce, Léo Gausson et Louis Hayet.
Aux sujets artistiques s’ajoutent dans les lettres des éléments très personnels, intimes. Des confidences sur les problèmes de cœur, les peines... Ils se vouvoient la plupart du temps, mais par exemple, au moment où le père de Luce tombe malade, Gausson s’adresse à lui en le tutoyant pour souligner son soutien et toute l’affection qu’il a pour lui.

Est-ce l’intégralité de leur œuvre qui est exposée ici ?

C.C. Non, pas du tout. Nous avons choisi un corpus d’œuvres — dessins, peintures, gravures, publications, sculptures — en rapport avec le discours épistolaire. Une période de la vie de Gausson n’est pas évoquée dans l’exposition. Il s’agit de son séjour en Afrique entre 1901 et 1908. Pour des raisons financières et parce que la reconnaissance tarde à venir (il ne peut vivre de sa peinture), Gausson s’embarque le 5 avril 1901 à destination de la Guinée française afin de travailler dans l’administration coloniale. Ce départ surprend ses amis et crée une distance, voire une rupture avec le monde de l’art qu’il fréquentait. Cette période en Afrique s’avère être difficile pour Gausson. On sait qu’il reviendra en France épuisé et atteint du paludisme. Il se met à photographier, à écrire beaucoup, et entreprend même la rédaction d’une grammaire de la langue Foula (Peul)… Nous possédons peu d’œuvres de cette période, quelques peintures, des dessins représentant la vie quotidienne en Guinée française, son carnet de voyage réalisé de Lagny à Conakry et une série d’études pour la réalisation d’un timbre évoquant l’Afrique. Ce sera pour nous un prochain sujet d’étude….
Issu d’un milieu modeste (comme Léo Gausson), Maximilien Luce sera particulièrement sensible à la condition humaine. Ses toiles sur le monde ouvrier, les travailleurs, la misère sociale, mais aussi les effets meurtriers de la Première Guerre mondiale forment également un sujet à part entière… Nous l’évoquons peu car nous avons essayé de nous centrer sur la période où les deux artistes s’écrivaient le plus.

Comment s’articule l’exposition ?

C.C. L’exposition s’articule en trois parties qui ont pour titres : « Les années de formations ou la naissance d’une amitié forte », « L’aventure néo-impressionniste » et « Les voies personnelles ».
Dans la première qui évoque la rencontre et les débuts artistiques, les compositions sont réalistes, comme en témoignent la première œuvre que Gausson expose à Reims à l’âge de vingt-quatre ans, le portrait du peintre Antonio Cortès (1827-1908) ou la Vue du quartier de l’Observatoire de Maximilien Luce (musée d’Orsay). Il s’agit d’une période de jeunesse où Luce et Gausson copient les maîtres qu’ils admirent, avant de se diriger vers le néo-impressionnisme. Les œuvres, surtout celles de Gausson, sont d’une facture héritée de l’École de Barbizon. Léo Gausson est issu d’une famille de commerçants latignaciens. À la mort de son père, il commence des études à l’École de la Chambre de Commerce de Paris. Il a quatorze ans. Sa carrière est toute tracée. Mais finalement, il abandonne cette voie pour une formation de dessin et de sculpture, puis devient graveur chez Eugène Froment où il fait la connaissance de Luce. Il fréquente assidûment le musée du Louvre, se familiarise avec les œuvres de Raphaël, Chardin, Millet qui l’inspirent. Très sportif, il part à pied de Lagny à Fontainebleau et sillonne la Seine-et-Marne à la recherche de motifs paysagers. Maximilien Luce est d’origine parisienne. Sa vie débute dans un quartier ouvrier à l’est de Paris. La famille s’installera ensuite à Montrouge. Luce suit des cours de dessin aux Arts Décoratifs. Son père, comptable puis employé fonctionnaire, le dirige vers le métier de graveur… Quelques eaux fortes, pointes sèches ou burins sont présentés au début de l’exposition. Luce trouve ses premiers sujets de peinture dans son environnement familier : les jardins à Montrouge, le parc de Saint-Cloud, la tante Octavie, des vues de Montmartre… puis ce sera les environs de Lagny-sur-Marne où se réunit le cercle d’amis.
La deuxième partie de l’exposition montre leur intérêt pour les nouvelles théories sur la couleur et la technique divisionniste. Ils rejoignent le mouvement néo-impressionniste en 1887. Leurs tableaux figurent dans les Salons, à côté de ceux de Signac et de Seurat. Gausson aime à peindre la campagne briarde, ses préoccupations sociales n’apparaissent pas dans ses œuvres contrairement à Luce qui est très attaché aux représentations du monde ouvrier. Ce dernier est connu également pour ses peintures de paysages parisiens de nuit.
La troisième partie de l’exposition évoque la distance qui va s’installer entre Gausson, qui prendra du recul par rapport au néo-impressionnisme, et Luce qui peindra ses plus belles œuvres avec cette esthétique. À partir de 1890, Gausson se lasse de la contrainte imposée par la technique pointilliste et s’oriente vers une facture influencée par le synthétisme ; les formes et les couleurs sont en aplat, vives, simplifiées et cernées de noir. La peinture est plus fluide, japonisante. Il expose avec Sérusier, Maurice Denis. Pour la petite histoire, deux tableaux (technique mixte de gouache et pastel sur carton), l’un qui a pour titre Iris et l’autre Autoportrait, sont en fait un seul et même tableau qui a été découpé par son propriétaire (dont on ne connaît pas l’identité), sans doute pour en tirer un meilleur profit. Le tableau a été vendu deux fois à plusieurs années d’écart. Lorsque nous avons préparé l’exposition, la collectionneuse qui possède l’Iris nous a appris qu’il figurait avec un autoportrait et nous avons compris, en le voyant, que l’Autoportrait en question était chez nous, au musée de Lagny. Nous pouvons percevoir le rapport des couleurs entre les deux parties et comprendre ce vers quoi le regard de Gausson se dirige. Nous les avons donc réunis le temps de l’exposition.
Luce va exposer toute sa vie au Salon des Indépendants, contrairement à Gausson. Ce que nous présentons correspond à la période de reconnaissance de son œuvre.
Dans cette troisième section, il y a de nombreux paysages. Gausson peint très souvent des meules. Une composition avec de grands arbres ressemble à une œuvre de Sérusier. Des portraits de la famille Pissarro sont aussi présentés pour montrer les liens de Luce avec elle, ainsi que quelques documents, une photo de Léo Gausson jeune…

Sont-ils restés liés jusqu’à la mort ?

C.C. Nous supposons qu’ils continuent à se rencontrer dans les années 1920 car Luce peint quelques paysages en Ile-de-France qui ressemblent à ceux de Lagny, mais nous n’avons pas de traces écrites. Nous ne savons pas s’ils ont cessé de correspondre ou si les archives ont disparu. Un travail de recherche est encore à faire. En 1937, une dernière exposition commune les réunit, ils se revoient certainement à cette occasion.

L’exposition propose aussi un espace pour les enfants…

C.C. Nous avons souhaité impliquer les enfants au cœur de cette exposition. Des livrets spécialement pensés et élaborés pour eux sont en libre distribution. Les enfants peuvent réaliser des coloriages et résoudre des jeux en lien avec l’exposition. Il y a un espace avec des puzzles et la possibilité d’écouter les lettres de Luce et de Gausson. Un parcours numérique grâce à une application propose de retrouver Léo Gausson et de lui donner une lettre. En scannant le cartel sous le tableau, une voix se fait entendre et donne des indications pour se diriger vers telle ou telle autre peinture. Une cinquantaine de classes auront été accueillies. Des projets de correspondances entre une classe (CM1/CM2) de Mantes et une autre de Lagny ont été menés. Les élèves ont échangé des lettres avant de se rencontrer dans l’exposition. Quand elle sera à Mantes, ce sera au tour des enfants latignaciens de se déplacer.