Benjamin Fogel a 40 ans. Postier depuis 2007, il a travaillé au sein de la Direction des Achats, a été Directeur projet de l'Identité Numérique et est désormais Directeur produit d'Okapi, la plateforme d'exposition des services numériques du Groupe. Il est le cofondateur des éditions Playlist Society, qui publient des essais culturels sur le cinéma, la musique et la littérature. Après un récit sur l'une des figures phares du mouvement punk, Le Renoncement de Howard Devoto (Le Mot et le Reste, 2015), il publie en 2019, La Transparence selon Irina (Rivages, 2019), sa première œuvre de fiction. En 2021 sort Le Silence selon Manon, second tome d'une trilogie sur la transparence comme système politique.
Vous venez de recevoir le prix des Postiers écrivains pour Le Silence selon Manon, votre deuxième roman publié aux éditions Rivages/Noir (avril 2021). Le premier, paru en 2019, s’intitulait La Transparence selon Irina. Il était également en lice pour ce prix littéraire et a été récompensé par une mention spéciale du jury en 2020. Ces deux fictions, qui questionnent notre avenir, sont liées par des problématiques et des thèmes communs : les réseaux sociaux, l’identité, l’anonymat, la transparence, les impacts des technologies sur le monde, la politique, la criminalité, etc. L'histoire du Silence selon Manon, qui se passe en 2025, précède l’histoire de la première fiction. Cette dernière projette le lecteur en 2058. Vous avez prévu, je crois, d’écrire une trilogie. À quel moment l’avez-vous envisagée ? Au cours de la rédaction du premier livre ? Et est-ce que le troisième réunira les personnages des deux autres ?
Benjamin Fogel L’idée d’une trilogie est arrivée au moment des travaux préparatoires de La Transparence selon Irina. J’avais initialement prévu de débuter le livre par une longue introduction, qui aurait expliqué précisément comment la situation dans les années 2020 avait engendré un changement de paradigme aboutissant à la fin du capitalisme et à son remplacement par la transparence, un système qui a permis aux pays riches de sortir de la crise énergétique via un contrôle drastique des données des citoyens, des entreprises et de l’État. C’est un système qui offre plus de liberté – mise en place du revenu universel, disparition des discriminations… –, tout en supprimant le concept de vie privée. En travaillant sur cette introduction, j’ai réalisé qu’elle ne fonctionnait pas. On était dans un cours d’histoire fictive et non dans une fiction. J’ai alors décidé de rester focalisé sur mon histoire de 2058, avec l’espoir, si le roman marchait, de pouvoir en sortir un second qui raconterait la France de 2025 et comment se passe le basculement. Puisque j’avais deux tomes en tête, l’idée de trilogie est ensuite arrivée très rapidement. Le troisième tome débutera en 2060 et reprendra les événements une semaine après la fin de La Transparence selon Irina. On y retrouvera l’intégralité des personnages des deux précédents : Camille et Lukas, Holly et Sébastien Mille, Yvan et Manon, et bien sûr les Obscuranets.
En préambule au Silence selon Manon, une note prévient le lecteur que les événements antérieurs à 2020 sont réels et ceux postérieurs à 2020 sont fictionnels. Certains passages de ce roman, qui est à la fois un roman noir, un thriller psychologique, un texte d’anticipation, un roman politique, s’apparentent presque à l’essai ou au documentaire. Privilégier la forme romanesque plus que, par exemple, l’essai prospectiviste, était plus propice au brassage des genres et permettait davantage de liberté ?
B.J. Je suis très lié à la forme de l’essai, non seulement via ma maison d’édition, qui publie des essais culturels sur le cinéma, la musique et la littérature, mais aussi par mes goûts : j’aime quand les textes font entrer de l’analyse sociale ou politique dans la fiction, à l’image de Michel Houellebecq ou d’Alain Damasio. La fiction a ce pouvoir de tout englober. Tout est fiction. On peut y mélanger politique, philosophie et poésie au sein d’une histoire rocambolesque, d’un pur roman d’aventures, d’un divertissement qui s’assume. La fiction, c’est la liberté qui n’a pour limite que les contraintes que l’auteur ou l’autrice s’impose. Personnellement, je m’impose beaucoup de contraintes – un personnage principal non genré et un fonctionnement social rigoureux dans La Transparence selon Irina, une base documentaire dans Le Silence selon Manon –, mais, une fois le cadre établi, je m’autorise à tout mélanger.
Est-ce que vous travaillez beaucoup à la construction du récit avant de vous lancer dans l’écriture ?
B.J. Je fais partie de ces auteurs qui structurent beaucoup en amont. J’ai besoin de construire une réflexion aboutie avant de me lancer dans l’écriture. Il faut que je sois sûr d’avoir quelque chose à raconter, quelque chose qui va au-delà du destin de mes personnages. J’admire les écrivains et écrivaines qui font confiance à leurs personnages pour bâtir leurs romans, qui les jettent sur le papier et suivent leur existence page après page, se laissant guider par eux. J’en suis incapable. Je n’aurais pas su raconter l’histoire de Camille sans savoir exactement où celle-ci menait et ce que je voulais raconter à travers elle.
Chaque chapitre se concentre sur un personnage qui contribue à l’avancée narrative du récit. Un seul personnage, prénommé Simon, parle à la première personne, comme s’il témoignait. Pourquoi ce choix ?
B.J. C’est essentiel pour moi que chacun de mes textes soit incarné à la première personne par au moins un personnage. Pour le Silence selon Manon, le choix s’est tout de suite porté sur Simon pour des questions personnelles et narratives. Comme Simon, je souffre d’acouphènes et j’avais besoin du « je » pour retranscrire au mieux cette douleur. Par ailleurs, Simon est un personnage très manipulateur, mais qui est très sincère dans sa démarche, à cause d’un égocentrisme, qui lui fait spontanément rechercher son bonheur personnel – un bonheur qui passe aussi par l’image positive qu’il veut renvoyer de lui. J’avais besoin qu’on soit dans sa tête, car strictement vu de l’extérieur il serait passé pour un psychopathe déshumanisé – alors qu’il est un psychopathe alimenté par une logique qui est presque banale et ordinaire, à l’heure de la mise en avant permanente de soi.
Dans Le silence selon Manon, deux tendances s’affrontent : les incels, « célibataires involontaires », masculinistes frustrés qui, sous couvert d’anonymat, lancent en ligne des appels à la haine, des campagnes de harcèlement contre les femmes qu’ils ne peuvent séduire et les neo straight edge, (fictionnel, inspiré du courant politico-musical du straight edge né dans les années 1980), représentés par les musiciens d’un groupe, Significant Youth, qui prônent des valeurs humanistes et féministes, mais ne sont pas exempts de comportements ambigus. Vous exploitez les failles des deux courants et montrez les dangers, les ambivalences de chacun, laissant au lecteur son libre arbitre… Qu’est-ce qui est à l’origine de ce récit ? Qu’est-ce qui l’a motivé ? Quelques mots sur l’histoire que vous racontez et qui commence par le suicide d’une jeune fille harcelée sur les réseaux sociaux…
B.J. Dans La Transparence selon Irina, toutes les discriminations ont disparu, à l’exception de la misogynie. Je voulais donc écrire un prequel où le monde était dévoré par la haine des hommes à l’égard des femmes. C’est l’un des sujets les plus importants à mes yeux – on parle de la domination de la moitié de la population sur l’autre –, dont les enjeux actuels se jouent souvent en ligne, entre prises de positions, débats idéologiques et harcèlements en ligne. Je ne voulais pas écrire un roman féministe, mené par des personnages féminins puissants, car j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de femmes bien mieux placées que moi pour écrire de tels romans. Je ne voulais pas occuper, ou plutôt voler, de l’espace sur ce sujet. Par conséquent, j’ai pris la posture de m’intéresser principalement à l’autre camp, avec en ligne de mire les masculinistes et les hommes pro féministes. Au départ, on croit qu’il va s’agir d’une guerre entre le camp du mal et du bien, alors qu’il s’agit d’une guerre entre le camp du mal et du « un peu moins mal ». En face de ces hommes, il y a trois femmes, qui chacune vont incarner un des positionnements possibles face à la situation : Iris, qui est embrigadée par les hommes ; Kahina, qui préfère prendre la fuite et vivre loin de tout ça ; et Manon, qui est une combattante, qui va se dresser contre l’injustice.
Une thématique, très actuelle, que vous abordez, concerne une réflexion sur le silence dans un monde dominé par le bruit… Pouvez-vous nous en dire davantage…
B.J. Le débat intellectuel oscille entre le bruit de fond permanent et le traumatisme sonore provoqué par celles et ceux qui hurlent – à l’image de la trumpisation de la politique. L’acouphène, c’est ce bruit de fond, auquel il faut s’habituer, jusqu’à l’oublier, pour retrouver l’espace nécessaire à la réflexion. En face, il y a aussi le silence qu’entend Manon, qui constitue un autre rapport au monde : une prise de recul pour concevoir la société loin des extrémistes, qui monopolisent le débat.
Au cœur du Silence selon Manon, il y a le groupe fictif Significant Youth et son leader tourmenté, Yvan. Est-ce une manière de faire résonner la musique, l’art, avec les sphères socio-politiques ? Quelle importance la musique a-t-elle dans votre écriture ?
B.J. Mon premier roman – une biographie fictionnelle – s’intitule Le Renoncement de Howard Devoto (Le Mot et le reste, 2015). Howard Devoto est le fondateur des Buzzcocks et de Magazine, qui sont respectivement les groupes phares des mouvements punk et post-punk. Sa musique est profondément politique. Il se lance dans le punk avec l’idée que n’importe qui peut créer et s’exprimer, avant de basculer sur une musique plus élitiste, esthétiquement complexe. Toute son œuvre peut être vu comme une réflexion sur la démocratie participative : tout le monde peut s’engager, mais à condition de vraiment s’impliquer intellectuellement dans un second temps. L’histoire de la musique dit tellement de choses sur notre rapport à la société et au monde. C’est un vrai vecteur de réflexion, et on peut toujours y trouver des métaphores de la vie. Dans tout ce que j’écris, la musique joue un rôle à un moment où un autre.
La place de l’identité et de la liberté dans un contexte de transparence qui est développée dans La Transparence selon Irina est évoquée et questionnée dans ce deuxième livre qui fait office de premier opus… On comprend très vite que pointe le danger d’un système totalitaire (Cf. Mémo pour la transparence comme système politique)…
B.J. Oui, La Transparence selon Irina décrit ce que j’appelle « la dictature molle » : beaucoup de règles et d’obligations, qui limitent l’intensité de la vie, mais assurent à toutes et tous une certaine sérénité. Mes romans sont des illustrations de cette question : « Quel pourcentage de liberté sommes-nous prêts à sacrifier pour conserver notre mode de vie occidental ? » Je n’ai pas la réponse à cette question, et chacun de mes personnages y apporte une réponse différente. La question du totalitarisme sera au cœur du tome 3.
À la fin du roman figurent (comme pour les articles, essais ou études) un lexique qui donne encore plus de crédibilité à une sorte d’extension du présent, ainsi que des références bibliographiques où sont réunis essais, poésie, romans policiers et de science-fiction… Est-ce une manière pour vous d’inviter les lecteurs à poursuivre votre constat, vos questionnements, à savoir, interroger le rapport entre le réel et la fiction ou de montrer comment réalité et fiction entretiennent des rapports étroits et s’alimentent mutuellement ?
B.J. J’aime que le texte déborde, qu’il y ait comme une histoire parallèle qui vienne s’y greffer au travers des notes de bas de page, des annexes, du lexique, des références bibliographiques, mais aussi d’autres romans, via l’intertextualité – il m’arrive d’emprunter des personnages des livres d’autres auteurs et autrices, comme si nos textes se déroulaient dans le même univers. Le lexique en particulier souligne que le roman s’appuie sur une véritable documentation et s’inscrit dans la continuité de travaux réalisés par d’autres. La nature des sources, de genre et typologie différents, montre là encore que tout peut nourrir la fiction. J’aime l’idée que mes romans ne soient pas des œuvres solitaires et uniques, mais qu’ils s’inscrivent dans un grand tout.