Sébastien Mille
Trois mois avant l’attentat
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Sébastien Mille vient d’avoir 50 ans. Au sein du Service central de documentation criminelle (SCDC), division phare du Service central de renseignement criminel (SCRC), il dirige une équipe d’archivistes et d’analystes de données dont la mission est d’identifier les fanatiques prêts à mourir pour leurs idées, désireux de déstabiliser l’ordre social. En parallèle de ses activités d’encadrement, Sébastien Mille rédige lui-même des notes sur les forces en présence, informe le ministère de l’intérieur des dangers à venir et des risques de radicalisation.
Ces dernières semaines, il a suivi l’affaire Juliette Gosset de près, sans pouvoir intervenir. La jeune femme n’a jamais porté plainte. Les hommes qui ont mené une cabale contre elle étaient intraçables, protégés par les nouvelles techniques de camouflage garantissant un anonymat total sur Internet. Sébastien Mille s’est intéressé à son cas dans le cadre de sa veille sur les incels. À l’origine, le terme « incels » désignait des personnes incapables de trouver des partenaires amoureux, malgré leur désir de vivre en couple. Mais depuis 2014, les incels ont évolué en une communauté d’individus de sexe masculin esseulés, persuadés que la libération de la femme est à l’origine de leur célibat forcé. Haïssant les personnes sentimentalement et sexuellement épanouies, ils sévissent en ligne, principalement en Amérique du Nord et en Europe, se matérialisant parfois dans le monde réel pour commettre des crimes, voire des attentats.
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Juliette Gosset, étudiante en école de commerce, tenait un blog cinéphile où elle aimait épingler la manière dont les réalisateurs traitaient leurs figures féminines. Le 14 novembre 2024, elle a reçu simultanément près de 200 notifications sur les réseaux sociaux, la traitant de mocheté déliquescente, de lesbienne crasseuse, brocardant sa chatte malpropre et ses réflexions geignardes. Elle n’a pas compris ce qu’il se passait. En tapant son nom dans Google, elle a découvert que KenKillER, un type qu’elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam, venait de la jeter en pâture à une horde de loups, sur un forum masculiniste. Sébastien Mille imagine parfaitement sa stupeur – Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ? –, et sa relecture frénétique de tous ses derniers messages, tous ses derniers posts, pour comprendre lequel avait fait d’elle l’ennemie de toute une communauté.
Juliette Gosset s’est rebellée. Elle a montré les crocs, défendu ses positions. En réponse, elle a reçu des photos de femmes mutilées ou décapitées. Un mois durant, les insultes ont perduré. Épuisée par la lecture quotidienne de ces immondices, elle les a supplié d’arrêter. « On arrêtera quand tu seras morte », a répondu l’un d’eux. Quand elle a menacé de porter plainte, KenKillER s’est fendu d’une déclaration publique à son égard : « Si tu n’as pas les épaules assez larges, dégage des réseaux. » Témoin silencieux des attaques, Sébastien Mille a fait autant de copies d’écran que nécessaire.
La première semaine de janvier 2025, Juliette Gosset a reçu un message privé d’un dénommé RedFrog : « Si tu admets être une pétasse misérable et que les incels te sont intellectuellement supérieurs, alors on te foutra la paix. » Elle a partagé le message sur son fil, complété de la mention : « Plutôt crever. » La riposte n’a pas tardé : « Tes vœux seront bientôt exaucés. » Des internautes prenaient la défense de la jeune femme. Mais ils étaient inoffensifs, désarmés et en minorité face aux nombres de comptes adverses, dont on ne savait s’il s’agissait de véritables humains ou de robots programmés pour accroître le volume de tweets fielleux.
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Sébastien Mille l’a contactée pour la convaincre de porter plainte. Elle a refusé, par peur d’envenimer la situation. « Les flics ne peuvent rien contre le cyber-harcèlement », arguait-elle. Lui-même savait la police démunie. « Vous n’êtes pas seule, lui disait-il. Si vous avez besoin de parler, je suis à votre disposition. On s’efforce de notre côté de découvrir qui se cache derrière ces comptes. » Sa sollicitude n’a fait qu’aggraver la situation. Juliette Gosset n’avait pas besoin d’une oreille compatissante. Elle avait besoin que ses harceleurs soient identifiés et neutralisés. Si un gradé comme Sébastien Mille était impuissant, personne ne pouvait rien pour elle. À partir de ce moment, Juliette Gosset a néanmoins envoyé à Sébastien Mille des comptes rendus détaillés de l’entreprise de destruction psychique menée contre elle, lui fournissant les messages privés auxquels il n’avait pas accès.
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En février 2023, Sébastien Mille avait donné une interview à Marianne où il alertait sur le pouvoir des nuisances des incels. Les sphères masculinistes avaient immédiatement riposté. Hormis quelques messages désobligeants, on ne l’avait pas attaqué frontalement. On avait préféré s’en prendre à sa fille Holly, alors âgée de 18 ans.
Kahina Val
Neo straight edge vs ultra incels
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Les lumières se sont éteintes. Le groupe est entré sur scène, sous des applaudissements refrénés, le public ne voulant pas faire passer son enthousiasme pour de la ferveur. Un premier riff de guitare a résonné, très vite doublonné par la basse, puis soutenu par la batterie. Yvan Langalter, chanteur de Significant Youth, s’est emparé du micro, mais n’a pas encore prononcé le moindre mot. Il attend, les yeux dans le vague, comme s’il faisait le vide dans sa tête. Au moment où la musique de ses trois compères atteint un premier climax, il hurle et le show commence. La foule ne bouge pas. Malgré la violence du son, malgré les coups qui bouillonnent, les gens conservent leur calme. Conformément au souhait du groupe, ils resteront immobiles pendant tout le concert, impassibles face à la déferlante sonore. En lieu et place des pogos, des corps qui s’entrechoquent, des esprits qui communient habituellement dans les concerts de hardcore, se trouvent des hommes et des femmes concentrés sur le son et les discours du chanteur, refusant les exaltations bestiales qui pourraient les détourner de la musique.
Kahina a déjà assisté à ce spectacle des dizaines de fois. Rien ne l’avait prédestinée à passer ses nuits dans la chaleur des salles de concert, fondue dans la masse des activistes de la scène neo straight edge, en qualité de conjointe d’Yvan Langalter, leader français du mouvement dont Significant Youth est la figure de proue. Elle a rencontré Yvan deux ans auparavant, en 2023 dans un bar de la rue Daunou, à deux pas du métro Opéra, après avoir échangé plusieurs nuits avec lui via la messagerie d’une application de rencontres. À 29 ans, elle venait de remporter le Grand prix de neurologie pour ses travaux sur la dégradation des sens, et souhaitait profiter de cette accalmie dans sa vie professionnelle pour sortir de sa solitude.
Simon de Christo
L’ouïe et l’esprit
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Jeudi 14 mai. Ce matin, je suis retourné voir le docteur Ohresser. Ses avertissements m’ont mis plus bas que terre. Ne connaissant pas l’origine de l’acouphène et ce qui pourrait aggraver mon état, elle m’a dissuadé d’assister à des concerts en électrique pour le restant de mes jours, y compris en me protégeant avec des bouchons d’oreilles ou des filtres sonores. Depuis des années, je passe mes soirées en concert. Se fondre dans la masse, apprivoiser les cris et le rythme, vibrer en soi, par résonnance avec autrui, sans perdre son individualité : seuls les concerts peuvent générer ces moments de transe quasi mystique, ces grandes messes spirituelles où l’on se reconnecte au collectif. Comment vais-je annoncer à Yvan que je n’assisterai plus aux concerts de Significant Youth ? Mon frère me manque. Nous ne nous sommes pas vus depuis trois semaines. Il rentre de tournée ce soir, mais passera la soirée avec Kahina.
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Je m’engage à écrire à Manon, pour avoir la paix. Iris se lève, vaque à ses occupations. Je reste immobile sur le canapé, seul avec le son, prêt à m’arracher les cheveux, à prendre un couteau pour me gratter le cerveau. Je veux faire mal à l’acouphène. Je sens monter une crise de panique. Des pensées sombres m’envahissent. Et si je ne m’en sortais pas ? Et si je n’arrivais pas à vivre avec ce son abominable ? L’acouphène se niche systématiquement entre moi et tous les plaisirs de la vie. Les discussions m’éreintent, les moments de détente passent pour des épreuves. Je n’arrive pas à lire. Mon cerveau me transmet une information qui n’existe pas. Je ne peux plus lui faire confiance, je me méfie de mes autres sens. Les couleurs que je vois, les odeurs que je perçois sont-elles encore réelles ou s’agit-il d’une autre invention ? L’acouphène est le grain de sable qui me révèle la fragilité de mes représentations du monde.